PROPOSITIONS TERMINALES
1. Les
mathématiques ne sont pas une science naturelle des
nombres, ni la logique une science naturelle des
intelligibles. La poésie n'est pas davantage un art
décoratif du langage.
Ces deux observations prennent tout leur
intérêt quand elles sont
associées.
2. D'un
côté représentation (science), de
l'autre création (art). Dans cette séparation
quelque chose est évacué: le sens.
Représentation? Créations?
- Ou déploiement?
Création sous-entend
représentation réelle, réalisation; et
pourtant suppose image, imagination, illusion.
Représentation suppose représentation du
réel, donc dédoublement, donc un
«à côté» du réel:
image, symbole, illusion; et pourtant vérité,
représentation vraie.
Cette séparation ne serait-elle pas
fondamentalement fallacieuse?
3. Ne
considèrerait-on pas le langage comme ce par quoi une
communauté s'entend en ce qui concerne le monde? Une
version plus subtile du contrat social? Le contrat social ne
serait au fond rien d'autre que le langage
lui-même.
Dans ce cas, il n'est plus un mythe mais
une réalité. Reste à savoir si le
langage est réellement un contrat social.
4. Activité
scientifique et activité esthétique sont dans
un rapport comparable à celui entre activité
motrice et activité sensorielle. On peut bien
sûr considérer l'une sans l'autre, mais non pas
avoir l'une sans l'autre.
On pourrait dire que la sensibilité
est au service du mouvement: l'oreille de la chauve-souris
lui permet de voler dans la nuit. On peut aussi dire qu'elle
le commande sur le modèle du stimulus et de la
réponse. Cependant on est bien obligé de voir
à leur jonction, et comme au poste de commandement,
la vie elle-même.
La vague n'a pas besoin de
sensibilité pour se déplacer, mais on dit
qu'elle se déplace par image. Elle n'est en fait que
déplacement de l'eau. De même l'eau calme
reflète le paysage (et ne dit-on pas d'une pellicule
photographique qu'elle est sensible?). L'image s'y dessine
aussi bien que dans notre oeil. Mais qui la voit?
C'est parce qu'il y a un être
percevant qu'il y a un sujet qui se meut, et pas seulement
un objet mû. C'est parce qu'il y a un sujet qui se
meut qu'il y a un être percevant, et non une simple
circulation de stimuli, d'informations, d'impressions d'un
objet sur l'autre.
Ce n'est que par ce sujet qu'il y a
distinction entre action et perception, et non simple
transfert de matière et d'énergie.
5. La science vise
toujours une action sur le monde. Elle vise aussi
l'explication. Mais cette explication est toujours
liée à l'action sur le monde. Elle est
explication technique.
C'est un point essentiel: même si
l'action paraît quelquefois occultée par
l'abondance des descriptions, elle est fondamentale; et si
l'explication finit par rompre tout lien avec
l'opération, elle n'est plus scientifique. La science
suppose l'expérience: un «comment on fait»
- mode d'emploi, recette; c'est seulement en cela, et
ainsi, qu'elle explique.
L'art au contraire n'explique rien, il
montre, il rend sensible. Il est certes travail, ouvrage.
Souvent le mérite essentiel qui lui est reconnu tient
à la qualité du travail, et celle-ci peut
aussi finir par masquer ce qu'il montre. Mais s'il ne montre
rien d'autre, il n'est plus art; simplement artisanat.
Là encore la question du sujet, qui
est celle de l'opération et de la perception, est
centrale. Il n'y a science que s'il y a description et
explication, et ce n'est pas seulement dans la pure
opération de l'expérience que la science
trouvera ses moyens de description et d'explication. Il sont
produits d'une pure opération esthétique.
C'est pourquoi les rapports entre logique et grammaire,
mathématique et poétique sont si essentiels.
C'est bien là où se trouvent les outils de la
pensée.
La science donne bien à l'art ses
techniques, mais cet apport est accessoire pour l'art. En
fait, c'est encore par le même chemin que la science
alimentera l'art: logique et poétique (en faisant
signe l'objet du travail).
6. Or nous pouvons bien
voir où est exactement cette passe: elle est
là où est en jeu l'apparition ou
l'oblitération du sujet.
La logique oblitère le sujet en
isolant le système de signes des signifiés, et
en unifiant sous la même notion de signifiant le signe
et l'interprétant. En le faisant très
concrètement, et non innocemment, elle rejoint la
science; et non en se faisant science naturelle des
intelligibles.
En opérant cela, elle
présuppose d'abord qu'on s'entende sur un
système signifiant, comme préalable à
toute intellection. Ce faisant elle oblitère le sujet
réel sous un sujet collectif. En un sens le sujet de
la science serait la science même: un ensemble de
savoir, auquel le sujet réel serait appelé
à se fondre lorsqu'il pense.
Ceci est plus une règle du jeu
qu'une réalité. En fait il n'existe pas, ou
trop, de sujets collectifs. Cependant l'efficacité de
la règle donne un semblant de réalité
au mythe communautaire, et l'on ne cherche pas plus à
savoir si cette communauté est une communauté
de connaissances, de règles, une communauté
culturelle, linguistique, géographique, ethnique, une
communauté juridique, financière, religieuse,
une communauté de travail, de protection, ou
d'entraide, etc. (Le langage comme contrat social.)
7. L'esthétique
réintroduit le sujet; la séparation entre
sujet et objet, en faisant sauter celle entre signe et
signifié.
L'auteur - c'est ainsi
qu'apparaît alors le sujet - substitue à la
rigueur logique une toute autre rigueur.
8. Le rapport
signifiant-signifié pose une relation de
symétrie entre deux ensembles: celui des signes et
celui des choses; celui de la représentation et celui
du réel.
Cette séparation est
forcément fictive, c'est à dire artificielle,
produit d'un artifice... Plus elle devient concrète,
moins elle est ce qu'elle se prétend: moins
l'ensemble des signes est indépendant de celui des
choses, mais plus il en devient un
élément.
Le rapport sujet-objet n'a pas besoin de
distinguer ces deux ensembles. Chaque chose peut être
signe pour autre chose, dans un sens comme dans l'autre. La
rigueur n'y a rien à voir avec la
vérité, qui supposerait l'exactitude dans la
symétrie des deux ensembles.
9. Il n'y a de ce fait
aucune frontière entre les arts. Entre la
poésie (prise dans le sens large de création
littéraire), la musique et les arts plastiques.
La musique est déjà
présente dans la poésie. Elle ne devient
proprement musique qu'en abandonnant toute
préoccupation sémantique.
Les arts plastiques ne sont pas moins
présents dans l'écriture. Formellement, la
disposition dans la page, la ligne participent à la
lisibilité. En l'absence de métrique et de
rime, le vers se réduit à une forme plastique,
de laquelle il n'est qu'un pas pour aller au calligramme.
D'autre part le rythme et le ton sont
immédiatement présents dans le plastique. Du
plastique au musical, n'est au fond que la différence
du spatial au temporel.
10. Le point où
ces deux rapports - sujet&endash;objet,
signifiant&endash;signifié - se rejoignent, est
proprement la langue; la grammaire. La grammaire n'est
jamais que la rencontre du sémantique (langage) et du
musical.
Qu'est-ce que la musique? Toute
définition tend à la tautologie. Disons que ce
qui distingue sons et musique est la totale
indétermination causale ou sémantique de
celle-ci. La musique n'est signe de rien (les sons de la
musique sont seulement signes de la musique); elle est
elle-même.
C'est à dire qu'elle est pure
détermination du sujet. La musique est ce que fait le
musicien. Elle n'est rien d'autre: dès qu'on
reconnaît dans des sons un musicien, et non des causes
ou des significations, on entend une musique.
Toute la différence entre langue et
langage est là. Il n'y a langue que si l'on entend la
musique dans le langage, donc le musicien.
La grammaire sans musique n'est donc plus
qu'un langage.
11. Si les
mathématiques ne sont pas la science naturelle des
nombres, la logique celle des intelligibles, c'est d'abord
parce qu'elles ne sont pas des «savoirs», et de ce
fait des «sciences».
C'est à dire qu'il n'y a pas de
relation de symétrie entre contenant et contenu; ou
forme et contenu.
C'est en cela qu'elles tiennent de la
création et de l'esthétique; qu'elles collent
à la poétique.