Titre

Table

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Note 1

Note 2

Note 3

Note 4

Bibliographie

III



Des choses et des mots





    La question que je caresse patiemment depuis le début de cet ouvrage est celle-ci: comment fait-on pour penser? Comment s'y prend-on?
    L'activité onirique peut ici être éclairante. Supposons que je rêve des tourbillons d'un cours d'eau de montagne. Dans mon rêve, ces tourbillons sont comme isolés de la situation dans laquelle ils se trouvent lorsque je les vois éveillé: celle d'un monde unifié où tout se tient, pris dans ses trames de relations qui sont celles dont les sciences naturelles font leur objet.

    On dira qu'ils vont servir dans mon rêve à supporter un sens supposé caché. Cette façon de dire est manifestement trompeuse. On peut se demander en quoi il y aurait plus de sens, et en quoi il serait plus caché que lorsque j'ai, éveillé, regardé les tourbillons dans la rivière.
    Très souvent notre attention est captée ainsi par ce qui tombe sous le regard - tourbillons d'eau, mouvement de branches, dessins d'une table de marbre... C'est même un aspect suffisamment important de notre vie, pour que nous nous préoccupions perpétuellement de notre environnement sensible (esthétique) à travers les arts décoratifs, l'ameublement, le design, l'architecture, l'art floral, la parfumerie... Un vase avec des fleurs, une toile, une affiche, une tapisserie, un oiseau dans une cage..., n'ont d'autre utilité que d'alimenter sans qu'on y pense une attention vagabonde.

    S'il y a dans ces contemplations (que ressuscite le rêve) des sens cachés, comment s'y sont-ils introduits? Comment, pratiquement, seraient-ils venus s'y cacher? Et y sont-ils proprement cachés, et non à ce compte exposés?
    Nous serions portés à dire qu'il y a seulement là une matière fournie à la rêverie, au libre cheminement associatif de l'esprit.
    Or rien ne dit que s'ils s'offrent ainsi au vagabondage, ils ne peuvent donner une prise solide à la réflexion soutenue; à la méditation active.

    Un certain nombre de pensées, que j'ai tenté ici d'envelopper dans le maillage des mots, m'accompagne depuis l'enfance. Comment ces pensées pouvaient-elles m'accompagner avant que je ne sache les dire? Et comment surtout puis-je les reconnaître? puis-je savoir qu'elles sont bien les mêmes?
    Si je les reconnais c'est que je les ai connues, que je les ai vues, et que je leur ai donné une forme sensible: celle par exemple des tourbillons du torrent et des pierres qu'ils lissent, sur lesquels s'est articulée ma méditation, et que je pouvais, que je peux toujours, retrouver avec la même certitude que j'ai de pouvoir relire ces pages.

    J'ai utilisé mes impressions pour articuler ma pensée - ma pensée s'est articulée à elles, elles se sont articulées ensemble - j'ai pensé réellement, non les relations entre des choses, mais avec ces relations mêmes. Où y aurait-il proprement sens caché, et non au contraire sens montré? Sens qu'il serait sans doute difficile de montrer davantage à qui ne le verrait pas, mais sens suffisamment étayé pour faire certitude, et pour permettre de décider l'adhésion à ce qui le confirme, ou le rejet de ce qui le réfute.

    Ce que fait le rêve n'est sans doute pas différent de ce que fait le regard de celui qui, éveillé, suit en quelque sorte, retrouve tout au moins, les mouvements de son esprit dans le monde qui l'entoure. La différence n'est sans doute pas non plus bien grande d'avec la langue qui saisit ces tourbillons en sept phonèmes et les réarticule dans des suites de mots et de propositions.
    Nous ne prêtons pas vraiment attention à ce que poursuit notre regard ou à ce que semblent accomplir nos gestes quand nous pensons ou bavardons. Nous ne sommes pas plus attentifs à ce compte à nos intonations, à nos prononciations exactes. Il n'est qu'à observer parfois combien nous avons du mal à épeler correctement un mot que nous écririons sans faute ni hésitation.

    Cela révèle, en jeu dans le langage, ce que nous pourrions appeler une double posture. Une posture envers le monde, et une posture envers la langue; envers les choses, et envers les signes.
    Evidemment, toute chose peut avoir valeur de signe, et tout signe est quelque chose. C'est bien là que se définit le champ de la poésie: là où la distinction entre (système de) choses et (système de) signes n'est pas encore définitivement accomplie mais où elle se trouve en oeuvre.(1)
    «Les choses sont déjà, autant mots que choses et, réciproquement, les mots, déjà, sont autant choses que mots.» (Francis Ponge, La Fabrique du pré, 1971, 23.)

    Je n'entends bien sûr pas accréditer l'idée d'une langue privée, ni davantage celle d'un langage des choses, distincts et parallèles à des langages formels (et qui ne feraient pas réellement passer la chose au signe, mais la laisseraient, selon de quel point de vue l'on se place, en deçà ou au-delà).
    Ce serait ignorer les surdéterminations tissées entre les deux: les mots et les choses.

    La lune à ma fenêtre, comme le cours d'eau ou les nuages qui passent sur la mer, pour indépendante qu'elle paraisse de toute donnée symbolique, n'en est pas moins intimement pétrie.
    Lucarne ouverte dans la toile du ciel; satellite de la terre où des hommes ont marché; signe pur marquant le glissement des orbes les unes sur les autres..., ce sont là autant de données qui surdéterminent radicalement ma simple perception. Nous ne voyons jamais une lune qui soit pure choséïté, ou pure image optique. Et cela en fait ne voudrait rien dire.

    C'est là où nous voudrions saisir le caractère à la fois le plus immédiatement objectif et le plus singulier de notre expérience du monde, que nous la trouvons la plus chargée de significations.
    Un objet, aussi naturel que la lune, et aussi protégé de notre intervention, est pétri de significations. Cela peut se dire: il nous est impossible d'y distinguer entre notre pure perception et notre pure conception.
    On peut imaginer alors ce qu'il en est des objets qui sont les produits de nos opérations, tant cognitives que mécaniques.

    S'il nous est à ce point impossible de distinguer nos perceptions de nos conceptions, l'inverse doit être vrai, et nous ne pouvons pas tenir bien longtemps séparées, par l'intermédiaire de signes, nos conceptions de nos perceptions - et donc aussi de nos actions, de nos opérations sur les choses.
    On peut en venir alors à se demander si ces conceptions, ces significations sont autre chose que ces surdéterminations mêmes: ce tissu de relations tissé entre des choses dont on fait des signes; dont on fait tour à tour des unes les signes des autres.

    De ce point de vue, il n'y a pas face à nous une réalité humaine et une réalité naturelle, subjective et objective, historique et physique... distinctes.
    Ceci soulève de curieuses questions en ce qui concerne le sujet humain singulier, disons «moi», et la communauté dont il est membre - communauté qui devient d'ailleurs bien énigmatique quand il s'agit de la définir précisément.
    En effet, pas plus ma langue que ma culture, mes connaissances, ma vision du monde ne peuvent être dites strictement miennes: je les reçois, on me les donne.
    Et pourtant on ne saurait dire où elles sont quand elles ne sont pas en moi, ou en toi, ou en quelque autre.

    Nous disons qu'une encyclopédie contient des connaissances. Où existent effectivement ces connaissances ailleurs que dans l'esprit de celui qui l'utilise? S'il n'y avait plus personne pour consulter l'encyclopédie, ou seulement pour la comprendre, où seraient les connaissances?(2)
    On me répondra qu'il suffit que je puisse consulter l'encyclopédie et y découvrir l'information, pour qu'on puisse légitiment dire qu'elle la contient. A ce compte je peux tout aussi bien retrouver les lois newtoniennes de la gravitation dans la chute d'une pomme, et je ne vois pas ce qui m'empêcherait de dire qu'elle les contient.

    Il m'arrive de consulter des notes parce que j'ai oublié leur contenu. Je retrouve en effet ce que j'ai oublié, du moins pour autant que je retrouve mes notes. Je peux oublier des quantités de choses, et les retrouver, ailleurs que dans ma mémoire, sans trop de peine. Je peux pourtant très vite mesurer les limites de cette possibilité. Je ne peux revenir sur tout à la fois et en même temps.
    Nous classons, nous mettons des boîtes dans des boîtes, mais d'une certaine manière ces boîtes sont des boîtes vides: de simples signes de leur contenu.
    N'est que le mouvement effectif et actuel de l'esprit (3) . Et il n'est manifestement pas celui d'un flux dans un circuit; par exemple, celui d'un influx nerveux.

    Pensons au cours d'un torrent: coule-t-il passivement dans son lit, ou le trace-t-il activement? Cette question peut se retourner en simple question de définition grammaticale: qu'est-ce que j'appelle un torrent? Le lit où coule l'eau, ou l'eau qui trace son lit? (Nous pouvons en fait parler d'un torrent à sec, mais aussi d'un torrent alimentant une centrale.)
    Posons nous la même question à propos d'un feu: qu'est-ce que le feu? La combinaison d'un corps avec l'oxygène que provoque la chaleur, ou la chaleur et la lumière que provoque l'oxygène en rongeant un combustible? La rencontre des trois: la chaleur, l'oxygène et le combustible? On pourrait aussi se demander si la chaleur provoque la combustion, ou si la combustion produit la chaleur, ou si tout simplement la chaleur se reproduit.

    En attendant, le feu c'est d'abord la flamme, et nous voyons bien que la flamme n'est pas seulement une abstraction à partir de la chaleur, de l'oxygène et du combustible. Nous la voyons, alors que nous ne voyons pas le torrent indépendamment à la fois de l'eau et de son lit.
    Nous voyons bien que la flamme vit, indépendamment de l'air qu'elle recherche, du bois qu'elle ronge, de la chaleur et de la lumière qu'elle produit; nous la voyons naître, vivre et mourir.
    La science s'intéresse peu à la flamme. Elle préfère se limiter aux échanges thermiques, chimiques et dynamiques qui l'accompagnent. La flamme occupe un point aveugle, entre la physique et la chimie, qui marque le seuil de la biologie. Aussi la flamme n'est ni objet de la la chimie, ni de la physique, ni de la biologie - en fait elle n'est pas objet de la science - alors qu'elle pourrait peut-être y jouer son rôle de flamme en portant ses lumières sur ces trois sciences et sur leurs rapports.

    Nous ne disons pas que le feu est vivant , car nous réservons ce terme pour les êtres que nous voyons naître d'êtres semblables. Comme nous ne voyons pas le feu naître toujours du feu, nous disons qu'il est produit (seulement produit) par des conditions physiques et chimiques. Nous disons que ce sont des causes qui le produisent. Les causes en sont très exactement celles-ci: une certaine quantité de chaleur et une certaine densité d'oxygène correspondant à chaque corps chimique. Tout corps, dans une certaine densité d'oxygène et porté à une certaine température, s'enflammera spontanément. Cela ne reviendrait-il pas à dire que le feu est alors toujours virtuellement présent? Qu'il n'est pas moins présent au fond de chaque chose, que l'arbre l'est dans la graine?

    Evidemment nous ne percevons pas le feu virtuel (et nous pouvons bien dire qu'il n'est pas là, ou encore qu'il n'existe pas), pas plus que nous ne percevons le torrent qui ne soit ni l'eau qui taille son lit, ni le lit où s'écoule l'eau (ou le couteau sans manche qui a perdu sa lame). Mais nous ne percevons pas non plus l'arbre dans la graine.
    Je ne cherche pas à construire une fable, ni à fonder une nouvelle métaphysique; je ne cherche à rien démontrer mais seulement à montrer:
    Ce qui peut se dire du feu est très semblable à ce qui peut se dire du sens; précisément en ce que Wittgenstein en dit être «une forme de vie».

    Ce feu, qui n'existe pas mais qui peut advenir, est loin de n'être qu'une fantaisie. Il devient même une entité très pondérable pour celui qui parfait la conception d'une chaudière, d'un réacteur ou d'un système de sécurité; il se prête même à des mesures précises.
    Peut-on ainsi travailler sur des choses qui n'existent pas, et même avec des outils qui n'existent pas non plus? C'est pourtant ce que nous faisons tous les jours, et sans d'ailleurs y rencontrer la plupart du temps de bien grandes difficultés. Nous savons dans l'ensemble très bien faire cela.
    Nous aurions au contraire beaucoup plus de mal à expliquer ce que veut dire «exister» ou «ne pas exister», ou ce que veut dire «virtuel», ou «réel», etc... - à moins d'en faire des termes techniques, c'est à dire en décrivant leur usage technique; en faisant appel à des modalités opératoires.

    Nous savons même qu'à vouloir utiliser ces mots - tous les mots, n'importe lesquels - suivant leurs strictes définitions, techniques ou non, et les connections qu'entretiennent entre elles ces définitions - que nous pouvons proprement appeler des «connexions logiques» - nous ne pouvons aboutir qu'à des aberrations; non pas même des paradoxes, mais de purs non-sens.
    C'est pourtant à cela que correspond la définition de l'inférence. Mais justement la définition de l'inférence n'est pas l'inférence qui, soit demande de penser une relation empirique avec les faits (4), soit demande la création d'un langage spécifique de la logique, mais dont la relation empirique se retrouve quand même à la conclusion dans la simple question «qu'est-ce que ça veut dire?»

    On peut - et je n'en contesterai certainement pas la légitimité - construire des systèmes partant des formes d'existence les plus simples pour aller jusqu'aux plus élaborées. On peut aussi remonter des causes aux conséquences. Ou encore tenter de concilier les deux en cherchant dans le plus simple la cause, et la conséquence dans le plus élaboré, ou l'inverse... La vérité en ce domaine ne se distinguera pas d'une «vérité pratique». Je vois d'ailleurs mal, en dehors de l'efficacité pratique, ce qui distinguerait le simple du complexe, ou la cause de l'effet. Si je peux dire dans certains cas que la cause du feu est un échauffement, un excès d'oxygène, ou la composition d'un corps, ou les trois à la fois, je peux dire aussi que le feu que j'allume en ce moment même a pour cause mon envie de fumer.

    On pourrait me dire encore que la découverte de l'Amérique en est une cause première.
    On pourrait faire ainsi des catalogues de causes: causes premières, causes secondes, causes formelles, causes finales... Mais dans ce cas, ne voyons-nous pas justement de moins en moins de choses éclairées par des mots, mais plutôt des mots éclairés par des choses?

 

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Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Note 1

Note 2

Note 3

Note 4

Bibliographie







Notes




1 Par exemple, comme je le disais au Colloque Enseignement et Poésie, «les dents du requin» sont compréhensibles de par la seule relation que les mots entretiennent entre eux; «les dents de la mer» ne le sont que par la relation que les choses entretiennent entre elles. (Vieille Charité, décembre 1993, Actes, collection Archives, 1995.)



2 Dans ce cas, on parle bien d'ailleurs de connaissances perdues, de cultures ou de civilisations disparues.



3 Le mot esprit est un bon mot en ce qu'il entend souffle, déplacement et force qui soulève.



4 Cette relation empirique sera soit déjà toute pensée dans l'usage convenu de la langue, soit elle sera délibérément pensée, et l'inférence relèvera plus de la poétique que de la logique.