III
Des choses et des mots
La question que je
caresse patiemment depuis le début de cet ouvrage est
celle-ci: comment fait-on pour penser? Comment s'y
prend-on?
L'activité onirique peut ici
être éclairante. Supposons que je rêve
des tourbillons d'un cours d'eau de montagne. Dans mon
rêve, ces tourbillons sont comme isolés de la
situation dans laquelle ils se trouvent lorsque je les vois
éveillé: celle d'un monde unifié
où tout se tient, pris dans ses trames de relations
qui sont celles dont les sciences naturelles font leur
objet.
On dira qu'ils vont
servir dans mon rêve à supporter un sens
supposé caché. Cette façon de dire est
manifestement trompeuse. On peut se demander en quoi il y
aurait plus de sens, et en quoi il serait plus caché
que lorsque j'ai, éveillé, regardé les
tourbillons dans la rivière.
Très souvent notre attention est
captée ainsi par ce qui tombe sous le regard
- tourbillons d'eau, mouvement de branches, dessins
d'une table de marbre... C'est même un aspect
suffisamment important de notre vie, pour que nous nous
préoccupions perpétuellement de notre
environnement sensible (esthétique) à travers
les arts décoratifs, l'ameublement, le design,
l'architecture, l'art floral, la parfumerie... Un vase avec
des fleurs, une toile, une affiche, une tapisserie, un
oiseau dans une cage..., n'ont d'autre utilité que
d'alimenter sans qu'on y pense une attention
vagabonde.
S'il y a dans ces
contemplations (que ressuscite le rêve) des sens
cachés, comment s'y sont-ils introduits? Comment,
pratiquement, seraient-ils venus s'y cacher? Et y sont-ils
proprement cachés, et non à ce compte
exposés?
Nous serions portés à dire
qu'il y a seulement là une matière fournie
à la rêverie, au libre cheminement associatif
de l'esprit.
Or rien ne dit que s'ils s'offrent ainsi
au vagabondage, ils ne peuvent donner une prise solide
à la réflexion soutenue; à la
méditation active.
Un certain nombre de
pensées, que j'ai tenté ici d'envelopper dans
le maillage des mots, m'accompagne depuis l'enfance. Comment
ces pensées pouvaient-elles m'accompagner avant que
je ne sache les dire? Et comment surtout puis-je les
reconnaître? puis-je savoir qu'elles sont bien les
mêmes?
Si je les reconnais c'est que je les ai
connues, que je les ai vues, et que je leur ai donné
une forme sensible: celle par exemple des tourbillons du
torrent et des pierres qu'ils lissent, sur lesquels s'est
articulée ma méditation, et que je pouvais,
que je peux toujours, retrouver avec la même certitude
que j'ai de pouvoir relire ces pages.
J'ai utilisé mes
impressions pour articuler ma pensée - ma
pensée s'est articulée à elles, elles
se sont articulées ensemble - j'ai pensé
réellement, non les relations entre des choses, mais
avec ces relations mêmes. Où y aurait-il
proprement sens caché, et non au contraire sens
montré? Sens qu'il serait sans doute difficile de
montrer davantage à qui ne le verrait pas, mais sens
suffisamment étayé pour faire certitude, et
pour permettre de décider l'adhésion à
ce qui le confirme, ou le rejet de ce qui le
réfute.
Ce que fait le
rêve n'est sans doute pas différent de ce que
fait le regard de celui qui, éveillé, suit en
quelque sorte, retrouve tout au moins, les mouvements de son
esprit dans le monde qui l'entoure. La différence
n'est sans doute pas non plus bien grande d'avec la langue
qui saisit ces tourbillons en sept phonèmes et les
réarticule dans des suites de mots et de
propositions.
Nous ne prêtons pas vraiment
attention à ce que poursuit notre regard ou à
ce que semblent accomplir nos gestes quand nous pensons ou
bavardons. Nous ne sommes pas plus attentifs à ce
compte à nos intonations, à nos prononciations
exactes. Il n'est qu'à observer parfois combien nous
avons du mal à épeler correctement un mot que
nous écririons sans faute ni
hésitation.
Cela
révèle, en jeu dans le langage, ce que nous
pourrions appeler une double posture. Une posture envers le
monde, et une posture envers la langue; envers les choses,
et envers les signes.
Evidemment, toute chose peut avoir valeur
de signe, et tout signe est quelque chose. C'est bien
là que se définit le champ de la
poésie: là où la distinction entre
(système de) choses et (système de) signes
n'est pas encore définitivement accomplie mais
où elle se trouve en
oeuvre.(1)
«Les choses sont déjà,
autant mots que choses et, réciproquement, les mots,
déjà, sont autant choses que mots.»
(Francis Ponge, La Fabrique du pré, 1971, 23.)
Je n'entends bien
sûr pas accréditer l'idée d'une langue
privée, ni davantage celle d'un langage des choses,
distincts et parallèles à des langages formels
(et qui ne feraient pas réellement passer la chose au
signe, mais la laisseraient, selon de quel point de vue l'on
se place, en deçà ou au-delà).
Ce serait ignorer les
surdéterminations tissées entre les deux: les
mots et les choses.
La lune à ma
fenêtre, comme le cours d'eau ou les nuages qui
passent sur la mer, pour indépendante qu'elle
paraisse de toute donnée symbolique, n'en est pas
moins intimement pétrie.
Lucarne ouverte dans la toile du ciel;
satellite de la terre où des hommes ont
marché; signe pur marquant le glissement des orbes
les unes sur les autres..., ce sont là autant de
données qui surdéterminent radicalement ma
simple perception. Nous ne voyons jamais une lune qui soit
pure choséïté, ou pure image optique. Et
cela en fait ne voudrait rien dire.
C'est là
où nous voudrions saisir le caractère à
la fois le plus immédiatement objectif et le plus
singulier de notre expérience du monde, que nous la
trouvons la plus chargée de significations.
Un objet, aussi naturel que la lune, et
aussi protégé de notre intervention, est
pétri de significations. Cela peut se dire: il nous
est impossible d'y distinguer entre notre pure perception et
notre pure conception.
On peut imaginer alors ce qu'il en est des
objets qui sont les produits de nos opérations, tant
cognitives que mécaniques.
S'il nous est à
ce point impossible de distinguer nos perceptions de nos
conceptions, l'inverse doit être vrai, et nous ne
pouvons pas tenir bien longtemps séparées, par
l'intermédiaire de signes, nos conceptions de nos
perceptions - et donc aussi de nos actions, de nos
opérations sur les choses.
On peut en venir alors à se
demander si ces conceptions, ces significations sont autre
chose que ces surdéterminations mêmes: ce tissu
de relations tissé entre des choses dont on fait des
signes; dont on fait tour à tour des unes les signes
des autres.
De ce point de vue, il
n'y a pas face à nous une réalité
humaine et une réalité naturelle, subjective
et objective, historique et physique... distinctes.
Ceci soulève de curieuses questions
en ce qui concerne le sujet humain singulier, disons
«moi», et la communauté dont il est membre
- communauté qui devient d'ailleurs bien
énigmatique quand il s'agit de la définir
précisément.
En effet, pas plus ma langue que ma
culture, mes connaissances, ma vision du monde ne peuvent
être dites strictement miennes: je les reçois,
on me les donne.
Et pourtant on ne saurait dire où
elles sont quand elles ne sont pas en moi, ou en toi, ou en
quelque autre.
Nous disons qu'une
encyclopédie contient des connaissances. Où
existent effectivement ces connaissances ailleurs que dans
l'esprit de celui qui l'utilise? S'il n'y avait plus
personne pour consulter l'encyclopédie, ou seulement
pour la comprendre, où seraient les
connaissances?(2)
On me répondra qu'il suffit que je
puisse consulter l'encyclopédie et y découvrir
l'information, pour qu'on puisse légitiment dire
qu'elle la contient. A ce compte je peux tout aussi bien
retrouver les lois newtoniennes de la gravitation dans la
chute d'une pomme, et je ne vois pas ce qui
m'empêcherait de dire qu'elle les contient.
Il m'arrive de
consulter des notes parce que j'ai oublié leur
contenu. Je retrouve en effet ce que j'ai oublié, du
moins pour autant que je retrouve mes notes. Je peux oublier
des quantités de choses, et les retrouver, ailleurs
que dans ma mémoire, sans trop de peine. Je peux
pourtant très vite mesurer les limites de cette
possibilité. Je ne peux revenir sur tout à la
fois et en même temps.
Nous classons, nous mettons des
boîtes dans des boîtes, mais d'une certaine
manière ces boîtes sont des boîtes vides:
de simples signes de leur contenu.
N'est que le mouvement effectif et actuel
de l'esprit (3) . Et il
n'est manifestement pas celui d'un flux dans un circuit; par
exemple, celui d'un influx nerveux.
Pensons au cours d'un
torrent: coule-t-il passivement dans son lit, ou le
trace-t-il activement? Cette question peut se retourner en
simple question de définition grammaticale: qu'est-ce
que j'appelle un torrent? Le lit où coule l'eau, ou
l'eau qui trace son lit? (Nous pouvons en fait parler d'un
torrent à sec, mais aussi d'un torrent alimentant une
centrale.)
Posons nous la même question
à propos d'un feu: qu'est-ce que le feu? La
combinaison d'un corps avec l'oxygène que provoque la
chaleur, ou la chaleur et la lumière que provoque
l'oxygène en rongeant un combustible? La rencontre
des trois: la chaleur, l'oxygène et le combustible?
On pourrait aussi se demander si la chaleur provoque la
combustion, ou si la combustion produit la chaleur, ou si
tout simplement la chaleur se reproduit.
En attendant, le feu
c'est d'abord la flamme, et nous voyons bien que la flamme
n'est pas seulement une abstraction à partir de la
chaleur, de l'oxygène et du combustible. Nous la
voyons, alors que nous ne voyons pas le torrent
indépendamment à la fois de l'eau et de son
lit.
Nous voyons bien que la flamme vit,
indépendamment de l'air qu'elle recherche, du bois
qu'elle ronge, de la chaleur et de la lumière qu'elle
produit; nous la voyons naître, vivre et mourir.
La science s'intéresse peu à
la flamme. Elle préfère se limiter aux
échanges thermiques, chimiques et dynamiques qui
l'accompagnent. La flamme occupe un point aveugle, entre la
physique et la chimie, qui marque le seuil de la biologie.
Aussi la flamme n'est ni objet de la la chimie, ni de la
physique, ni de la biologie - en fait elle n'est pas
objet de la science - alors qu'elle pourrait peut-être
y jouer son rôle de flamme en portant ses
lumières sur ces trois sciences et sur leurs
rapports.
Nous ne disons pas que
le feu est vivant , car nous réservons ce terme pour
les êtres que nous voyons naître d'êtres
semblables. Comme nous ne voyons pas le feu naître
toujours du feu, nous disons qu'il est produit (seulement
produit) par des conditions physiques et chimiques. Nous
disons que ce sont des causes qui le produisent. Les causes
en sont très exactement celles-ci: une certaine
quantité de chaleur et une certaine densité
d'oxygène correspondant à chaque corps
chimique. Tout corps, dans une certaine densité
d'oxygène et porté à une certaine
température, s'enflammera spontanément. Cela
ne reviendrait-il pas à dire que le feu est alors
toujours virtuellement présent? Qu'il n'est pas moins
présent au fond de chaque chose, que l'arbre l'est
dans la graine?
Evidemment nous ne
percevons pas le feu virtuel (et nous pouvons bien dire
qu'il n'est pas là, ou encore qu'il n'existe pas),
pas plus que nous ne percevons le torrent qui ne soit ni
l'eau qui taille son lit, ni le lit où
s'écoule l'eau (ou le couteau sans manche qui a perdu
sa lame). Mais nous ne percevons pas non plus l'arbre dans
la graine.
Je ne cherche pas à construire une
fable, ni à fonder une nouvelle métaphysique;
je ne cherche à rien démontrer mais seulement
à montrer:
Ce qui peut se dire du feu est très
semblable à ce qui peut se dire du sens;
précisément en ce que Wittgenstein en dit
être «une forme de vie».
Ce feu, qui n'existe
pas mais qui peut advenir, est loin de n'être qu'une
fantaisie. Il devient même une entité
très pondérable pour celui qui parfait la
conception d'une chaudière, d'un réacteur ou
d'un système de sécurité; il se
prête même à des mesures
précises.
Peut-on ainsi travailler sur des choses
qui n'existent pas, et même avec des outils qui
n'existent pas non plus? C'est pourtant ce que nous faisons
tous les jours, et sans d'ailleurs y rencontrer la plupart
du temps de bien grandes difficultés. Nous savons
dans l'ensemble très bien faire cela.
Nous aurions au contraire beaucoup plus de
mal à expliquer ce que veut dire «exister»
ou «ne pas exister», ou ce que veut dire
«virtuel», ou «réel», etc...
- à moins d'en faire des termes techniques,
c'est à dire en décrivant leur usage
technique; en faisant appel à des modalités
opératoires.
Nous savons même
qu'à vouloir utiliser ces mots - tous les mots,
n'importe lesquels - suivant leurs strictes
définitions, techniques ou non, et les connections
qu'entretiennent entre elles ces définitions
- que nous pouvons proprement appeler des
«connexions logiques» - nous ne pouvons aboutir
qu'à des aberrations; non pas même des
paradoxes, mais de purs non-sens.
C'est pourtant à cela que
correspond la définition de l'inférence. Mais
justement la définition de l'inférence n'est
pas l'inférence qui, soit demande de penser une
relation empirique avec les faits
(4), soit
demande la création d'un langage spécifique de
la logique, mais dont la relation empirique se retrouve
quand même à la conclusion dans la simple
question «qu'est-ce que ça veut dire?»
On peut - et je
n'en contesterai certainement pas la
légitimité - construire des systèmes
partant des formes d'existence les plus simples pour aller
jusqu'aux plus élaborées. On peut aussi
remonter des causes aux conséquences. Ou encore
tenter de concilier les deux en cherchant dans le plus
simple la cause, et la conséquence dans le plus
élaboré, ou l'inverse... La
vérité en ce domaine ne se distinguera pas
d'une «vérité pratique». Je vois
d'ailleurs mal, en dehors de l'efficacité pratique,
ce qui distinguerait le simple du complexe, ou la cause de
l'effet. Si je peux dire dans certains cas que la cause du
feu est un échauffement, un excès
d'oxygène, ou la composition d'un corps, ou les trois
à la fois, je peux dire aussi que le feu que j'allume
en ce moment même a pour cause mon envie de fumer.
On pourrait me dire
encore que la découverte de l'Amérique en est
une cause première.
On pourrait faire ainsi des catalogues de
causes: causes premières, causes secondes, causes
formelles, causes finales... Mais dans ce cas, ne
voyons-nous pas justement de moins en moins de choses
éclairées par des mots, mais plutôt des
mots éclairés par des choses?