Titre

Table

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Note 1

Note 2

Note 3

Note 4

Bibliographie

NOTES MARGINALES









I



    1 - Une des superstitions de notre temps, comme de bien d'autres, consiste à voir dans les mathématiques une sorte de science naturelle des nombres (comme le note Wittgenstein). On associe mathématiques et sciences naturelles en opposition à lettres, philosophies et sciences humaines. Ceci revêt les nombres d'une sorte de réalité transcendante, indépendante des choses qu'ils dénombrent. A l'inverse, cela donne au langage, y compris celui qui les désigne, les couleurs du pur arbitraire. La conscience humaine se trouve alors prise entre des apparences irrémédiablement trompeuses, et une réalité irrémédiablement inaccessible.
    Cette séparation repose au fond sur un choix très simple: ou nous cherchons à percevoir des processus qui nous permettent des actions efficaces, ou nous cherchons à percevoir des significations.
    L'un conduit à l'autre - la vision claire de l'un conduit à la vision claire de l'autre - et il est toujours possible, à tout instant, de passer de l'un à l'autre. Mais ce sont deux choses distinctes.



    2 - Nous regardons le ciel et cherchons à deviner s'il va pleuvoir. Les faits nous diront ensuite si nos prédictions étaient vraies ou fausses. Ou encore, nous regardons la terre pour savoir s'il a plu, et des faisceaux d'indices confirment ou non nos conclusions. Mais nous pouvons parfaitement dire qu'une proposition est juste ou fausse sans en revenir d'une quelconque façon à des faits extérieurs (comme nous disons en musique qu'une note est juste ou fausse).
    En ce qui concerne le langage, cela voudra seulement dire que le sens s'estompe, disparaît. "∞ - ∞ = 0" n'est pas à proprement parler une expression fausse; surtout dans le sens où cela voudrait dire qu'elle ne s'accorde pas avec des faits. Elle manque seulement de sens. Elle n'a pas de sens en rapport avec celui que l'on donne à "∞", "-", "=" et "0". Ainsi la signification même acquiert dans le langage une forme de réalité. Elle tient lieu de faits; et bien évidemment elle ne les décrit pas.



    3 - Supposons que nous calculions l'épaisseur d'une cuve afin qu'elle supporte la pression extérieure de l'eau quand elles est immergée, la pression intérieure d'un liquide et celle du gaz que le liquide dégagera quand elle ne sera pas pleine, selon la chaleur à laquelle elle est exposée.
    Pour faire ces calculs, nous devrons faire confiance à une certaine quantité de données que nous ne vérifierons pas. Nous nous fierons aussi à des méthodes de calcul que nous ne remettrons pas davantage en question.
    Il est par contre prévisible que nous vérifierons très attentivement nos calculs.

    Dans ce cas, le comportement de la cuve construite sera la vérification, soit de nos calculs, soit de nos données, soit de nos règles pour calculer.
    En cas d'accident, nous chercherons successivement: (i) si la cuve a bien été utilisée dans les conditions pour lesquelles elle a été construite. Et si c'est bien le cas, (ii) si nous n'avons fait aucune faute dans nos calculs. Et s'il n'y en a pas (iii) nous rechercherons dans toutes les données, et il n'est pas dit que l'accident ne sera pas l'occasion d'une découverte inattendue en ce qui concerne les propriétés de la matière. Il se trouve parfois (iv) que ces propriétés sont rendues insaisissables par notre outillage conceptuel. Nous ne pouvons presque jamais remettre en question notre outillage analytique à partir d'un seul accident, mais c'est généralement à partir d'une série de remises en cause par l'expérience que nous finissons par les réviser.

    Cependant, si c'est ainsi que se fonde la vérité, nous devons admettre qu'elle n'est jamais définitivement fondée.
    La représentation que nous nous faisons des choses n'est pas, et n'a pas à être absolument vraie ou fausse, ni même relativement. Elle sert plutôt à nous faire apparaître des aspects du réel.
    Cette capacité de percevoir et/ou de rendre perceptible soulève toujours cette même question: s'agit-il d'une description ou d'une création? - réalité ou représentation du réel?
    Or rien n'est plus difficile, et sans doute vain, que de discerner dans ce que nous pouvons appeler «réel», ce qui est réel et ce qui est représentation du réel.



    4 - Supposons que nous utilisions un fil électrique sans calculer sa résistance par rapport au voltage et à la puissance du courant. Nous savons seulement approximativement que «ça doit marcher», ou encore nous a-t-on seulement donné le bon fil pour la bonne prise. Nous laissons le fil lové, et nous observons qu'il chauffe anormalement.
    Sans mesures précises nous ne pouvons qu'incriminer la résistance, le voltage, la puissance... Avec les mesures, nous pouvons découvrir une production inexplicable d'énergie dont nous sommes bien forcés de trouver la cause dans d'autres paramètres; en l'occurrence dans l'enroulement du fil, et nous découvrons le champ magnétique des courants (et la bobine électrique).

    Aristote avait un concept de «psyché» qui lui permettait de concevoir la «vie» d'une manière beaucoup plus large que nous, et de là de concevoir des solutions de continuité entre organique et inorganique, ou entre matière et esprit, qui lui évitait de s'embarquer et de se perdre dans des constructions extrêmement complexes et oiseuses, que notre époque ne parvient pas à éviter avec autant de bonheur.
    Ce concept lui cachait par contre celui de «mouvement», et la clarté qu'il gagnait d'un côté, il la perdait dans sa mécanique, où le plus simple mouvement dans l'espace devenait indescriptible.
    Nos concepts de masse et d'énergie étaient vitaux pour percevoir avec plus d'acuité des phénomènes qui n'étaient pourtant pas ignorés, et pour en rendre perceptibles d'autres.



    5 - Peut-être est-il possible de distinguer entre ce qui est donné et ce qui est produit. Mais ce qui est donné dans le cas du calcul de l'épaisseur de la cuve a quand même bien dû, à un moment ou à un autre, être produit, ou pour le moins trouvé par d'autres.
    Le problème, lorsqu'on parle de données, c'est qu'on sous-entend qu'elles nous sont données par les sens ou par l'entendement, alors qu'elles le sont en général par la communauté dont nous faisons partie. Le système décimal, par exemple, nous a été donné dans des livres d'arithmétique.
    Aussi est-on tenté de trouver une sorte de charpente ultime de données immédiates, soit plutôt sous forme de données des sens, soit plutôt de l'entendement.
    Si on les cherche dans les sens, force est d'admettre qu'elles nous sont données par nos organes sensoriels; et dans ce cas il s'agit moins de données que de produits de l'activité sensori-motrice.
    Si on les cherche dans l'entendement, nous allons remonter à des abstractions toujours plus pures - c'est à dire purifiées de l'expérience sensible particulière - et donc un produit toujours plus élaboré à partir d'une activité sémantique.
    En nous égarant dans de telles spéculations nous perdons de vue une simple évidence: celle que nous avons la possibilité de percevoir une signification.



*



    6 - Il est essentiel d'observer ce qui se passe exactement et simplement lorsque nous percevons le sens d'une proposition.
    Que signifie comprendre "3 + 2 = 5"? Est-ce passer de cette image "III" et de celle-ci "II" à celle-là: "IIIII"? Et pourquoi pas à cette autre: "V"?
    Ou bien est-ce (i) pressentir la sensation que j'aurais lorsque portant un sac de trois kilos je saisis un autre sac de deux kilos? Ou encore, (ii) l'impression de durée que j'aurais lorsqu'après avoir attendu trois heures, j'attendrais encore deux heures? Ou plutôt (iii) être en mesure de comparer ces deux expériences?
    J'aurais tendance à dire que comprendre "3 + 2 = 5" est moins être en mesure d'opérer cette comparaison que ce qui nous met en mesure de la faire. (Même si les deux ne sont pas facilement distinguables).
    En attendant, comprendre que lorsque j'ai parcouru trois kilomètres et qu'il m'en reste deux, mon voyage est de cinq kilomètres, n'est en rien une vérification par l'expérience.



    7 - Mais que signifie comprendre «la dent de toile croque les vagues»? Disons que ce soit comprendre chacun de ces mots dans un sens qui rende leur association compréhensible, c'est à dire dans laquelle on puisse reconnaître un fait réel, connu, ou tout au moins possible.
    Le griffon est un animal qui crache du feu, qui a des ailes pour voler, des pattes griffues pour marcher, une queue couverte d'écaille comme un poisson, et qui symbolise les quatre éléments. Percevoir la signification de cette définition serait comme percevoir l'image d'un griffon.
    Ici les mots et l'image peuvent se valoir. Mais qu'est-ce que percevoir ici les mots ou l'image? Ou encore: que signifie percevoir l'unité des états de la matière, du feu, de l'air, de la terre et de l'eau?
    Percevoir le sens n'a rien à voir avec le fait que le griffon existe ou pourrait exister, ni même avec un quelconque jugement concernant la justesse d'une conception de l'unité des quatre éléments.
    D'autre part, la capacité de percevoir ce que signifie cette unité n'est peut être pas non plus nécessaire à la compréhension de la définition du griffon.



    8 - De la même manière exactement, quand nous comprenons deux cents quatre-vingts nous ne comprenons pas deux (fois) cent (et) quatre (fois) vingt, et n'avons pas besoin de le comprendre.
    Comparons soixante et douze et soixante-douze. Il y a un sens à dire «soixante et douze font soixante-douze». Les deux termes ont la même valeur numérique et la même prononciation (ou presque); on peut pourtant dire ou entendre l'un sans penser l'autre.
    On n'entend pas plus soixante et douze dans soixante-douze que par exemple douze au carré sur deux.



*



    9 - Un proverbe dit: «Quand le sage montre la lune, le fou regarde le doigt». En un sens, toute proposition est un peu comme un doigt qui montre; qui «désigne», dira-t-on.
    «Vois!», «regarde!», c'est ce que semble dire, sous-tendre toute proposition. Qu'importe qu'on le dise à soi-même ou à un autre.
    «Ah oui», sera parfois la réponse. D'autre fois: «et alors?». «Quoi?», «je ne vois rien», où ça?»... sont d'autres réponses possibles mais intermédiaires. «Ah oui» ou «et alors?» sont les deux réponses qui correspondent à l'évidence du sens, aux deux extrêmes de cette évidence. Reste à savoir à quoi correspondent ces deux extrêmes.



    10 - Revenons pour être clair à un stade antérieur: celui du rapport de l'activité sensorielle à l'activité motrice. Nous ne pouvons pas les poser isolément. Il n'y a pas en tout cas excitation des sens à laquelle répondrait automatiquement l'activité motrice. Ce serait plutôt le contraire. Le nouveau né a des organes sensoriels en état de fonctionner, mais il doit «bouger» d'abord pour que la perception s'adapte, et qu'il apprenne à reconnaître et coordonner ses sensations.
    Les êtres ont des sensations qui correspondent exactement à leur capacité de se mouvoir. Comparons le vol de la feuille et le vol de l'oiseau, et essayons un peu d'imaginer un être intermédiaire qui, soit aurait les perceptions de l'oiseau mais serait inerte, soit aurait la capacité de se mouvoir mais n'aurait pas plus de sensation qu'une feuille morte. En sommes-nous seulement capables?
    En quoi, dans le second cas, pourrait-on dire que ce serait cet être lui-même qui se mouvrait? Qu'est-ce que cela voudrait dire? Et dans le premier cas, qu'entendrions-nous par «siennes» à propos de ses sensations? Cependant nous sommes bien capables de distinguer l'activité sensorielle de l'activité motrice, qui se distinguent d'ailleurs d'elles-mêmes dans des organes spécifiques.



    11 - C'est exactement la même chose lorsque nous ajoutons au sensible l'intelligible. Essayons d'imaginer une intelligence inactive, ou une opération inconsciente.
    Sans doute pourrions-nous parler du travail inconscient de la terre, mais c'est un trope; le sens est clair et nous passons dessus. Nous ne nous demandons pas plus ce que nous devons entendre que quand on nous dit «la maisons endormie» nous nous demandons ce que veut dire «dormir» pour une maison.
    Nous parlons par contre volontiers d'acte inconscient pour entendre que cet acte a un sens et que ce sens est inconnu à celui qui l'accomplit.
    C'est là une façon de dire qu'il est aussi dur d'accepter sans réticence que de récuser, car enfin elle décrit bien quelque chose que nous ne pouvons ignorer, et elle ne le décrit pas si mal.



    12 - Le véritable problème que soulève la notion d'inconscient est celui d'une dualité du sujet: celui de l'opération et celui de la conscience.
    Si mon acte, ou seulement mon acte de parole, a un sens que j'ignore, comment pourrais-je être aussi le sujet de ce sens? Comment puis-je à la fois lui donner un sens et ignorer ce sens? Comment ce sens ne serait-il pas en définitive celui qu'un autre donne? C'est la plupart du temps ce qui se passe lorsqu'on parle d'interprétation d'un sens caché.
    A moins que nous ne désignons ce qui se passe quand nous disons «soixante-douze» sans penser «soixante et douze», et moins encore «douze au carré sur deux».
    Mais justement, quand nous tirons «douze au carré sur deux» de «soixante-douze», nous n'appelons pas ça une interprétation de l'inconscient (1) , mais une opération mathématique.
    Plus que le concept d'inconscient, c'est la notion freudienne de bahnung qui devient ici intéressante en croisant sa lumière avec celui d'inférence.(2)
    On ne peut pas plus isoler intellection et opération, qu'activité sensorielle et motrice.



    13 - Dans mes ateliers d'écriture il m'arrive de proposer un jeu à partir d'opérations mathématiques. Cela peut se faire à partir d'élémentaires règles de trois avec des enfants, jusqu'à des opérations très complexes. Le niveau de difficulté n'a de toute façon aucune importance.
    Les participants commencent par écrire des opérations arithmétiques, algébriques ou logiques. Nous remplaçons ensuite les chiffres ou les lettres par des mots ou des propositions. (3)
    La consigne est très libre et même lacunaire. Parfois des participants ne l'attendent même pas pour se mettre à passer des signes aux mots, dans le plus parfait délire.
    Il est intéressant d'observer où se situent les blocages. C'est le plus souvent dans la tautologie. Toujours quelques participants commencent par s'enfermer dans des cercles vicieux de platitudes. On voit naître le plaisir de poser des jeux de relation entre des mots et des concepts, qui aboutissent sans aucune transition à la déception d'un «et alors?».
    Parfois c'est le délire qui s'emballe trop vite, et sort proprement «n'importe quoi». C'est comme un feu qui s'étouffe de son propre souffle. Sinon on voit. On voit quelque chose qui n'est plus une inférence tautologique.



DANSER

DENT + SERRE

PENSER

    avait trouvé un tout petit garçon qui savait à peine écrire.

    On peut mesurer la circulation du sens entre ces quatre termes et son infinie possibilité de déploiement.



    14 - La mise en évidence des deux impasses que constituent le et-alors? et le n'importe-quoi est elle-même très intéressante. Le n'importe quoi, c'est quand il n'y a plus de règle, plus aucune relation établie, et donc plus de base, plus d'appui ni de résistance aux inférences de l'esprit. Cependant à l'observation on voit bien que l'incapacité de suivre des règles est d'abord l'incapacité de les poser - l'incapacité de celui qui énonce de lier et de serrer des liens - ou encore, l'incapacité de lire celles qu'il a posées.
    Lire et lier ici se rejoignent. L'auteur ne sait pas lier car il ne sait pas lire les inductions que supposent les signes, et il ne sait pas lire car il ne sait pas lier - ou plutôt ne sait-il pas que c'est à lui qu'il revient d'établir des liens.



    15 - Par là il rejoint celui qui s'égare dans l'autre impasse; celle de la platitude. Lui sait lire, il lit très bien ce qu'induisent les signes posés. Il lit les liens implicites et ne trouve rien d'autre à faire que les expliciter. Aussi ne fait-il qu'ajouter la redondance à ce qui se suffisait ou non à soi-même, mais n'y apporte-t-il rien.

    Il n'est pas exclu qu'un pédagogue ne dise du premier qu'il a beaucoup d'imagination, et du second qu'il a la bosse des math. C'est peut-être une façon de voir le bon côté des choses, ou de ne pas décourager l'élève, mais il est plus «positif», et en général très simple, de corriger rapidement la posture et de permettre à celui qui s'y est engagé de sortir de son impasse.



*



    16 - Maîtriser un système signifiant particulier n'est pas exactement la même chose que l'aptitude à utiliser des signes en général. C'est ce que ce jeu d'écriture met en évidence.
    Quand nous apprenons une langue, quand nous apprenons un langage, nous nous contentons généralement d'apprendre des systèmes de signes, et des systèmes d'articulation de ces signes. Mais en fait ce n'est pas ainsi que nous apprenons à parler. Personne n'a appris à parler en apprenant des mots et des règles de syntaxe. C'est plutôt en parlant qu'il apprend. Et sans doute commençons-nous par tendre les mains en poussant des cris inarticulés.
    Une fois qu'une chose est perceptible, il n'y a plus de difficulté majeure pour la montrer. Ou elle est perceptible aussi à celui à qui on la montre et il la voit, ou elle ne l'est pas et nous n'y pouvons rien. Je veux dire que c'est l'intellection qui pose problème, et non la communication.



    17 - La facilité avec lesquelles nous apprenons à parler contraste avec la lenteur de nos apprentissages ultérieurs, malgré le développement de nos facultés cognitives.
    L'apprentissage d'un système de signes se fait par une lente progression continue. Nous pouvons la mesurer étape par étape. Il est en parfait contraste avec notre aptitude cognitive, par laquelle nous voyons plutôt s'accomplir des sauts instantanés, proprement, des «illuminations».
    Souvenons-nous de notre laborieux apprentissage des décimales, des fractions, ou des problèmes de robinets. A tâtons nous employions des règles, jusqu'au moment ou nous «voyions» -nous percevions l'évidence, au point que nous ne percevions plus alors ce qui pouvait auparavant la cacher. On pourrait presque dire que comprendre, alors, est comme ne même plus percevoir ce qu'il avait eu à comprendre.



    18 - Quand nous nageons nous avons de même une certaine difficulté à retrouver ce qui nous empêchait, les premières fois que nous avions pris contact avec l'eau, de flotter sans crainte. Nous ne savons plus ce que c'était; nous savons seulement que nous l'avons su. Et pourtant nous refaisons toujours l'expérience de ces tâtonnements et de l'illumination soudaine qui les efface jusque de la mémoire, dans chaque connaissance nouvelle.



    19 - La maîtrise du système signifiant est généralement surestimée.(4) Utile, si ce n'est nécessaire, elle n'est pas suffisante. «Il ne suffit pas d'apprendre, il faut comprendre», dira-t-on, confinant la remarque à la platitude. Le manque de termes techniques peut nous mettre dans l'embarras quand il s'agit d'exprimer nos idées - ne s'agirait-il que de se les exprimer à soi-même - et pour tout dire, les bâtir, mais on peut utiliser des termes techniques sans proprement les penser: jouer les termes et les implications entre les termes sans voir davantage ce qu'ils devraient drainer. Nous faisons tous un très grand usage non seulement de mots écrans mais de phrases toutes faites, que nous nous contentons de raccorder entre elles pour produire un discours recevable.
    A l'inverse, rien n'est plus simple que d'inventer, de créer des signes; ou de donner un sens plus pur, plus affiné à des termes usités, voire à des lieux communs. C'est encore le propre de l'activité poétique.
    Quand Derrida invente son concept de «différant» (avec un a), il fait une chose d'une simplicité proprement enfantine. Un enfant peut connaître l'adjectif différent et le verbe différer, comme il connaît, au moins intuitivement, la valeur du participe présent. Avant même de lire une ligne de Derrida, le seul terme de différant nous apprend déjà l'essentiel sur son propos; mieux, nous le montre déjà en oeuvre.
    Le plus ignorant est capable de faire cela. Souvent même inventera-t-il un mot, une expression sans savoir qu'il l'invente, que «ça ne se dit pas». Quelle différence entre la création d'un concept et la faute de français d'un débutant? - l'assurance, la continuité, l'attitude délibérée qui consiste à suivre son idée, la volonté et l'aptitude de la lire et la lier.(5)



*



    20 - Si ceci est vrai de la langue, du langage, c'est vrai de toute forme symbolique. Puisque le système de signes renvoie au réel, qu'importe la diversité des systèmes de signes? Ils se conjuguent à l'unité du réel. Les conflits de civilisations et de cultures reposent généralement sur d'inextricables confusions entre ce qui est dit et la façon de le dire.
    Ce qui ne signifie pas que tout le monde dise et pense les mêmes choses de façons différentes, mais plutôt qu'il y a des façons différentes de penser des choses semblables - ou encore des choses différentes mais complémentaires; irréductibles les unes aux autres, mais ajustables -, et des façons de penser des choses différentes qui ne permettent pas de reconnaître ces différences. Le même symbolique, mieux le même dogme, peut prendre lui aussi pour chacun des significations toutes différentes.



    21 - Si nous comparons par exemple les différentes conceptions concernant la mort (résurrections, réincarnation, disparition pure et simple..., dans toutes leurs diversités et leurs nuances), nous sommes bien tentés de les résoudre à un dénominateur commun: quelles attitudes supposent-elles concrètement dans le cours de la vie?
    Nous ne pouvons considérer sérieusement «la vérité» de ces croyances sans nous interroger d'abord sur comment on vit: si l'on vit comme si l'on croyait ceci, ou comme si l'on croyait cela. Au fond, la croyance ici n'est qu'une façon de décrire le comportement devant la vie et la mort.
    «Vrai» ou «faux», cela doit signifier d'abord: notre croyance décrit-elle bien notre comportement? Est-ce bien à ce que nous disons croire que nous croyons dans nos actes?
    Aussi, vrai ou faux signifient-ils d'abord sincère ou hypocrite, et à ce compte, ce sont d'abord nos actes qui le seront envers nos croyances - en un mot: nous-mêmes.



    22 - Nous pouvons faire de telles remarques sur des croyances d'un autre ordre; la théorie ondulatoire et la théorie corpusculaire de la matière, par exemple.
    Pour Lyncoln Barnet (Einstein et l'univers), la matière est constituée de particules qui se déplacent dans le vide. Pour Boris Kouznétsof (Essais sur la relativité), champs et particules sont des manifestations de la matière, imperceptible par elle-même.
    Ces questions n'ont pas avancé d'un iota depuis Héraclite ou Anaximandre. Elles semblent ne rien trancher ni ne rien gêner directement dans les applications de la physique et de la technologie. Dans le même centre, dans la même équipe, des chercheurs peuvent très bien conserver des conceptions irréconciliables sur l'objet de leur travail.(6)
    Pourtant si ces conceptions étaient entièrement gratuites, si elles n'étaient d'aucune aide pour concevoir leurs objets, je doute qu'elles aient jamais été conçues.



    23 - Il m'importe assez peu au fond de savoir comment mon interlocuteur s'arrange avec son propre système symbolique. Mais peut-être devrais-je m'en soucier à seule fin de comprendre son propos?
    Les termes de «réel» et de «virtuel» ont des usages très troublants en optique lorsqu'on les applique à «image». Pour les comprendre, il ne m'est pas nécessaire de percer la Weltanschaung du physicien qui m'en parle. Il me suffit de comprendre l'usage de ces termes en optique.
    C'est une toute autre histoire si ce que j'apprend alors bouleverse mon ancienne vision du monde. Nous ne passerons pas, pour communiquer, par nos visions du monde respectives, mais par le monde lui-même: «regarde! - oui».
    Tout au contraire, la valeur très singulière que la notion de virtuel aura pour ce physicien particulier ne pourra que m'égarer si je m'évertue immédiatement à l'interpréter telle qu'elle est pour lui.
    Je ne dis pas pour autant que toute notre conception du monde n'est pas indispensable pour chacun de nous afin de comprendre les autres, ni qu'elle n'est pas entièrement en jeu. Mais nous avons assez à faire chacun avec la nôtre. Nous avons assez à faire avec ce que cela veut dire pour nous.
    Et nous avons nous-mêmes l'impression d'être compris quand notre interlocuteur voit ce que veut dire pour lui ce que nous lui disons.

 

Titre

Table

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Note 1

Note 2

Note 3

Note 4

Bibliographie







Notes


1 Et l'inconscient de qui par ailleurs? Pourquoi pas l'inconscient collectif?

2 A conjuguer alors avec «la différance» de Derrida, et son «éperon du style». (Bahnun - Heizenbahn - chemin de fer - fer - (faire) - inférence...)

3 Nous ne remplaçons pas les connecteurs, mais les supprimons généralement; les mots et les propositions se connectant plutôt naturellement entre elles, la proposition seule, éventuellement ponctuée y suffit. La ponctuation peut aussi être remplacée par la position dans la page.

4 Voici une anecdote que R. Smullyan raconte dans la préface de son livre To mock a mockingbird, dans lequel il présente sous forme de puzzles logiques en langue ordinaire des problèmes assez complexes de logique combinatoire: «Très peu de temps après la publication de mon livre de puzzles - appelé Quel est le nom de ce livre?- j'ai reçu une lettre d'une inconnue, qui suggérait une autre solution à l'un des puzzles, que je trouvai plus élégante que celle que j'avais donnée. Elle terminait sa lettre par «Love» et signait de son nom. Je n'avais aucune idée de qui elle était, si elle était mariée ou célibataire. Je répondis en exprimant combien j'appréciai sa solution et lui demandai si je pouvais l'utiliser dans une édition ultérieure. Je lui suggérai que si elle n'était pas déjà diplômée de l'université, elle pouvait envisager une carrière en mathématiques du moment qu'elle montrait des talents mathématiques si surs. Peu après elle répondit: «Merci pour votre gracieuse lettre. Vous avez ma permission d'utiliser la solution. J'ai neuf ans et demi et je suis au cinquième degré.»

5 «L'homme qui est éclairé, et celui qui est inculte, sont-ils identiques ou sont-ils différents?». Le maître de la chaire dit: «Pour celui qui est éclairé, ils ont identiques; pour celui qui n'est pas éclairé, ils sont différents». Passe Sans Porte (Wou Men Kouan).

6 Je ne dis évidemment pas que l'on puisse comprendre la science moderne si l'on ne veut pas entendre parler de particules. Je dis seulement que la science moderne ne tranche rien concernant leur réalité.