NOTES MARGINALES
I
1 - Une des
superstitions de notre temps, comme de bien d'autres,
consiste à voir dans les mathématiques une
sorte de science naturelle des nombres (comme le note
Wittgenstein). On associe mathématiques et sciences
naturelles en opposition à lettres, philosophies et
sciences humaines. Ceci revêt les nombres d'une sorte
de réalité transcendante, indépendante
des choses qu'ils dénombrent. A l'inverse, cela donne
au langage, y compris celui qui les désigne, les
couleurs du pur arbitraire. La conscience humaine se trouve
alors prise entre des apparences
irrémédiablement trompeuses, et une
réalité irrémédiablement
inaccessible.
Cette séparation repose au fond sur
un choix très simple: ou nous cherchons à
percevoir des processus qui nous permettent des actions
efficaces, ou nous cherchons à percevoir des
significations.
L'un conduit à l'autre - la
vision claire de l'un conduit à la vision claire de
l'autre - et il est toujours possible, à tout
instant, de passer de l'un à l'autre. Mais ce sont
deux choses distinctes.
2 - Nous regardons le
ciel et cherchons à deviner s'il va pleuvoir. Les
faits nous diront ensuite si nos prédictions
étaient vraies ou fausses. Ou encore, nous regardons
la terre pour savoir s'il a plu, et des faisceaux d'indices
confirment ou non nos conclusions. Mais nous pouvons
parfaitement dire qu'une proposition est juste ou fausse
sans en revenir d'une quelconque façon à des
faits extérieurs (comme nous disons en musique qu'une
note est juste ou fausse).
En ce qui concerne le langage, cela voudra
seulement dire que le sens s'estompe, disparaît. "∞ -
∞ = 0" n'est pas à proprement parler une
expression fausse; surtout dans le sens où cela
voudrait dire qu'elle ne s'accorde pas avec des faits. Elle
manque seulement de sens. Elle n'a pas de sens en rapport
avec celui que l'on donne à "∞", "-", "=" et "0". Ainsi la signification
même acquiert dans le langage une forme de
réalité. Elle tient lieu de faits; et bien
évidemment elle ne les décrit pas.
3 - Supposons que nous
calculions l'épaisseur d'une cuve afin qu'elle
supporte la pression extérieure de l'eau quand elles
est immergée, la pression intérieure d'un
liquide et celle du gaz que le liquide dégagera quand
elle ne sera pas pleine, selon la chaleur à laquelle
elle est exposée.
Pour faire ces calculs, nous devrons faire
confiance à une certaine quantité de
données que nous ne vérifierons pas. Nous nous
fierons aussi à des méthodes de calcul que
nous ne remettrons pas davantage en question.
Il est par contre prévisible que
nous vérifierons très attentivement nos
calculs.
Dans ce cas, le
comportement de la cuve construite sera la
vérification, soit de nos calculs, soit de nos
données, soit de nos règles pour calculer.
En cas d'accident, nous chercherons
successivement: (i) si la cuve a bien été
utilisée dans les conditions pour lesquelles elle a
été construite. Et si c'est bien le cas, (ii)
si nous n'avons fait aucune faute dans nos calculs. Et s'il
n'y en a pas (iii) nous rechercherons dans toutes les
données, et il n'est pas dit que l'accident ne sera
pas l'occasion d'une découverte inattendue en ce qui
concerne les propriétés de la matière.
Il se trouve parfois (iv) que ces propriétés
sont rendues insaisissables par notre outillage conceptuel.
Nous ne pouvons presque jamais remettre en question notre
outillage analytique à partir d'un seul accident,
mais c'est généralement à partir d'une
série de remises en cause par l'expérience que
nous finissons par les réviser.
Cependant, si c'est
ainsi que se fonde la vérité, nous devons
admettre qu'elle n'est jamais définitivement
fondée.
La représentation que nous nous
faisons des choses n'est pas, et n'a pas à être
absolument vraie ou fausse, ni même relativement. Elle
sert plutôt à nous faire apparaître des
aspects du réel.
Cette capacité de percevoir et/ou
de rendre perceptible soulève toujours cette
même question: s'agit-il d'une description ou d'une
création? - réalité ou
représentation du réel?
Or rien n'est plus difficile, et sans
doute vain, que de discerner dans ce que nous pouvons
appeler «réel», ce qui est réel et
ce qui est représentation du réel.
4 - Supposons que nous
utilisions un fil électrique sans calculer sa
résistance par rapport au voltage et à la
puissance du courant. Nous savons seulement
approximativement que «ça doit marcher», ou
encore nous a-t-on seulement donné le bon fil pour la
bonne prise. Nous laissons le fil lové, et nous
observons qu'il chauffe anormalement.
Sans mesures précises nous ne
pouvons qu'incriminer la résistance, le voltage, la
puissance... Avec les mesures, nous pouvons découvrir
une production inexplicable d'énergie dont nous
sommes bien forcés de trouver la cause dans d'autres
paramètres; en l'occurrence dans l'enroulement du
fil, et nous découvrons le champ magnétique
des courants (et la bobine électrique).
Aristote avait un
concept de «psyché» qui lui permettait de
concevoir la «vie» d'une manière beaucoup
plus large que nous, et de là de concevoir des
solutions de continuité entre organique et
inorganique, ou entre matière et esprit, qui lui
évitait de s'embarquer et de se perdre dans des
constructions extrêmement complexes et oiseuses, que
notre époque ne parvient pas à éviter
avec autant de bonheur.
Ce concept lui cachait par contre celui de
«mouvement», et la clarté qu'il gagnait
d'un côté, il la perdait dans sa
mécanique, où le plus simple mouvement dans
l'espace devenait indescriptible.
Nos concepts de masse et d'énergie
étaient vitaux pour percevoir avec plus
d'acuité des phénomènes qui
n'étaient pourtant pas ignorés, et pour en
rendre perceptibles d'autres.
5 - Peut-être
est-il possible de distinguer entre ce qui est donné
et ce qui est produit. Mais ce qui est donné dans le
cas du calcul de l'épaisseur de la cuve a quand
même bien dû, à un moment ou à un
autre, être produit, ou pour le moins trouvé
par d'autres.
Le problème, lorsqu'on parle de
données, c'est qu'on sous-entend qu'elles nous sont
données par les sens ou par l'entendement, alors
qu'elles le sont en général par la
communauté dont nous faisons partie. Le
système décimal, par exemple, nous a
été donné dans des livres
d'arithmétique.
Aussi est-on tenté de trouver une
sorte de charpente ultime de données
immédiates, soit plutôt sous forme de
données des sens, soit plutôt de
l'entendement.
Si on les cherche dans les sens, force est
d'admettre qu'elles nous sont données par nos organes
sensoriels; et dans ce cas il s'agit moins de données
que de produits de l'activité sensori-motrice.
Si on les cherche dans l'entendement, nous
allons remonter à des abstractions toujours plus
pures - c'est à dire purifiées de
l'expérience sensible particulière - et donc
un produit toujours plus élaboré à
partir d'une activité sémantique.
En nous égarant dans de telles
spéculations nous perdons de vue une simple
évidence: celle que nous avons la possibilité
de percevoir une signification.
*
6 - Il est essentiel
d'observer ce qui se passe exactement et simplement lorsque
nous percevons le sens d'une proposition.
Que signifie comprendre "3 + 2 = 5"?
Est-ce passer de cette image "III" et de celle-ci "II"
à celle-là: "IIIII"? Et pourquoi pas à
cette autre: "V"?
Ou bien est-ce (i) pressentir la sensation
que j'aurais lorsque portant un sac de trois kilos je saisis
un autre sac de deux kilos? Ou encore, (ii) l'impression de
durée que j'aurais lorsqu'après avoir attendu
trois heures, j'attendrais encore deux heures? Ou
plutôt (iii) être en mesure de comparer ces deux
expériences?
J'aurais tendance à dire que
comprendre "3 + 2 = 5" est moins être en mesure
d'opérer cette comparaison que ce qui nous met en
mesure de la faire. (Même si les deux ne sont pas
facilement distinguables).
En attendant, comprendre que lorsque j'ai
parcouru trois kilomètres et qu'il m'en reste deux,
mon voyage est de cinq kilomètres, n'est en rien une
vérification par l'expérience.
7 - Mais que signifie
comprendre «la dent de toile croque les vagues»?
Disons que ce soit comprendre chacun de ces mots dans un
sens qui rende leur association compréhensible, c'est
à dire dans laquelle on puisse reconnaître un
fait réel, connu, ou tout au moins possible.
Le griffon est un animal qui crache du
feu, qui a des ailes pour voler, des pattes griffues pour
marcher, une queue couverte d'écaille comme un
poisson, et qui symbolise les quatre éléments.
Percevoir la signification de cette définition serait
comme percevoir l'image d'un griffon.
Ici les mots et l'image peuvent se valoir.
Mais qu'est-ce que percevoir ici les mots ou l'image? Ou
encore: que signifie percevoir l'unité des
états de la matière, du feu, de l'air, de la
terre et de l'eau?
Percevoir le sens n'a rien à voir
avec le fait que le griffon existe ou pourrait exister, ni
même avec un quelconque jugement concernant la
justesse d'une conception de l'unité des quatre
éléments.
D'autre part, la capacité de
percevoir ce que signifie cette unité n'est peut
être pas non plus nécessaire à la
compréhension de la définition du
griffon.
8 - De la même
manière exactement, quand nous comprenons deux cents
quatre-vingts nous ne comprenons pas deux (fois) cent (et)
quatre (fois) vingt, et n'avons pas besoin de le
comprendre.
Comparons soixante et douze et
soixante-douze. Il y a un sens à dire «soixante
et douze font soixante-douze». Les deux termes ont la
même valeur numérique et la même
prononciation (ou presque); on peut pourtant dire ou
entendre l'un sans penser l'autre.
On n'entend pas plus soixante et douze
dans soixante-douze que par exemple douze au carré
sur deux.
*
9 - Un proverbe dit:
«Quand le sage montre la lune, le fou regarde le
doigt». En un sens, toute proposition est un peu comme
un doigt qui montre; qui «désigne»,
dira-t-on.
«Vois!», «regarde!»,
c'est ce que semble dire, sous-tendre toute proposition.
Qu'importe qu'on le dise à soi-même ou à
un autre.
«Ah oui», sera parfois la
réponse. D'autre fois: «et alors?».
«Quoi?», «je ne vois rien», où
ça?»... sont d'autres réponses possibles
mais intermédiaires. «Ah oui» ou «et
alors?» sont les deux réponses qui correspondent
à l'évidence du sens, aux deux extrêmes
de cette évidence. Reste à savoir à
quoi correspondent ces deux extrêmes.
10 - Revenons pour
être clair à un stade antérieur: celui
du rapport de l'activité sensorielle à
l'activité motrice. Nous ne pouvons pas les poser
isolément. Il n'y a pas en tout cas excitation des
sens à laquelle répondrait automatiquement
l'activité motrice. Ce serait plutôt le
contraire. Le nouveau né a des organes sensoriels en
état de fonctionner, mais il doit «bouger»
d'abord pour que la perception s'adapte, et qu'il apprenne
à reconnaître et coordonner ses sensations.
Les êtres ont des sensations qui
correspondent exactement à leur capacité de se
mouvoir. Comparons le vol de la feuille et le vol de
l'oiseau, et essayons un peu d'imaginer un être
intermédiaire qui, soit aurait les perceptions de
l'oiseau mais serait inerte, soit aurait la capacité
de se mouvoir mais n'aurait pas plus de sensation qu'une
feuille morte. En sommes-nous seulement capables?
En quoi, dans le second cas, pourrait-on
dire que ce serait cet être lui-même qui se
mouvrait? Qu'est-ce que cela voudrait dire? Et dans le
premier cas, qu'entendrions-nous par «siennes»
à propos de ses sensations? Cependant nous sommes
bien capables de distinguer l'activité sensorielle de
l'activité motrice, qui se distinguent d'ailleurs
d'elles-mêmes dans des organes
spécifiques.
11 - C'est exactement
la même chose lorsque nous ajoutons au sensible
l'intelligible. Essayons d'imaginer une intelligence
inactive, ou une opération inconsciente.
Sans doute pourrions-nous parler du
travail inconscient de la terre, mais c'est un trope; le
sens est clair et nous passons dessus. Nous ne nous
demandons pas plus ce que nous devons entendre que quand on
nous dit «la maisons endormie» nous nous demandons
ce que veut dire «dormir» pour une maison.
Nous parlons par contre volontiers d'acte
inconscient pour entendre que cet acte a un sens et que ce
sens est inconnu à celui qui l'accomplit.
C'est là une façon de dire
qu'il est aussi dur d'accepter sans réticence que de
récuser, car enfin elle décrit bien quelque
chose que nous ne pouvons ignorer, et elle ne le
décrit pas si mal.
12 - Le
véritable problème que soulève la
notion d'inconscient est celui d'une dualité du
sujet: celui de l'opération et celui de la
conscience.
Si mon acte, ou seulement mon acte de
parole, a un sens que j'ignore, comment pourrais-je
être aussi le sujet de ce sens? Comment puis-je
à la fois lui donner un sens et ignorer ce sens?
Comment ce sens ne serait-il pas en définitive celui
qu'un autre donne? C'est la plupart du temps ce qui se passe
lorsqu'on parle d'interprétation d'un sens
caché.
A moins que nous ne désignons ce
qui se passe quand nous disons «soixante-douze»
sans penser «soixante et douze», et moins encore
«douze au carré sur deux».
Mais justement, quand nous tirons
«douze au carré sur deux» de
«soixante-douze», nous n'appelons pas ça
une interprétation de l'inconscient
(1) , mais
une opération mathématique.
Plus que le concept d'inconscient, c'est
la notion freudienne de bahnung qui devient ici
intéressante en croisant sa lumière avec celui
d'inférence.(2)
On ne peut pas plus isoler intellection et
opération, qu'activité sensorielle et motrice.
13 - Dans mes ateliers
d'écriture il m'arrive de proposer un jeu à
partir d'opérations mathématiques. Cela peut
se faire à partir d'élémentaires
règles de trois avec des enfants, jusqu'à des
opérations très complexes. Le niveau de
difficulté n'a de toute façon aucune
importance.
Les participants commencent par
écrire des opérations arithmétiques,
algébriques ou logiques. Nous remplaçons
ensuite les chiffres ou les lettres par des mots ou des
propositions. (3)
La consigne est très libre et
même lacunaire. Parfois des participants ne
l'attendent même pas pour se mettre à passer
des signes aux mots, dans le plus parfait délire.
Il est intéressant d'observer
où se situent les blocages. C'est le plus souvent
dans la tautologie. Toujours quelques participants
commencent par s'enfermer dans des cercles vicieux de
platitudes. On voit naître le plaisir de poser des
jeux de relation entre des mots et des concepts, qui
aboutissent sans aucune transition à la
déception d'un «et alors?».
Parfois c'est le délire qui
s'emballe trop vite, et sort proprement «n'importe
quoi». C'est comme un feu qui s'étouffe de son
propre souffle. Sinon on voit. On voit quelque chose qui
n'est plus une inférence tautologique.
DANSER
DENT + SERRE
PENSER
avait trouvé un
tout petit garçon qui savait à peine
écrire.
On peut mesurer la
circulation du sens entre ces quatre termes et son infinie
possibilité de déploiement.
14 - La mise en
évidence des deux impasses que constituent le
et-alors? et le n'importe-quoi est elle-même
très intéressante. Le n'importe quoi, c'est
quand il n'y a plus de règle, plus aucune relation
établie, et donc plus de base, plus d'appui ni de
résistance aux inférences de l'esprit.
Cependant à l'observation on voit bien que
l'incapacité de suivre des règles est d'abord
l'incapacité de les poser - l'incapacité
de celui qui énonce de lier et de serrer des liens -
ou encore, l'incapacité de lire celles qu'il a
posées.
Lire et lier ici se rejoignent. L'auteur
ne sait pas lier car il ne sait pas lire les inductions que
supposent les signes, et il ne sait pas lire car il ne sait
pas lier - ou plutôt ne sait-il pas que c'est
à lui qu'il revient d'établir des
liens.
15 - Par là il
rejoint celui qui s'égare dans l'autre impasse; celle
de la platitude. Lui sait lire, il lit très bien ce
qu'induisent les signes posés. Il lit les liens
implicites et ne trouve rien d'autre à faire que les
expliciter. Aussi ne fait-il qu'ajouter la redondance
à ce qui se suffisait ou non à soi-même,
mais n'y apporte-t-il rien.
Il n'est pas exclu
qu'un pédagogue ne dise du premier qu'il a beaucoup
d'imagination, et du second qu'il a la bosse des math. C'est
peut-être une façon de voir le bon
côté des choses, ou de ne pas décourager
l'élève, mais il est plus «positif»,
et en général très simple, de corriger
rapidement la posture et de permettre à celui qui s'y
est engagé de sortir de son impasse.
*
16 - Maîtriser un
système signifiant particulier n'est pas exactement
la même chose que l'aptitude à utiliser des
signes en général. C'est ce que ce jeu
d'écriture met en évidence.
Quand nous apprenons une langue, quand
nous apprenons un langage, nous nous contentons
généralement d'apprendre des systèmes
de signes, et des systèmes d'articulation de ces
signes. Mais en fait ce n'est pas ainsi que nous apprenons
à parler. Personne n'a appris à parler en
apprenant des mots et des règles de syntaxe. C'est
plutôt en parlant qu'il apprend. Et sans doute
commençons-nous par tendre les mains en poussant des
cris inarticulés.
Une fois qu'une chose est perceptible, il
n'y a plus de difficulté majeure pour la montrer. Ou
elle est perceptible aussi à celui à qui on la
montre et il la voit, ou elle ne l'est pas et nous n'y
pouvons rien. Je veux dire que c'est l'intellection qui pose
problème, et non la communication.
17 - La facilité
avec lesquelles nous apprenons à parler contraste
avec la lenteur de nos apprentissages ultérieurs,
malgré le développement de nos facultés
cognitives.
L'apprentissage d'un système de
signes se fait par une lente progression continue. Nous
pouvons la mesurer étape par étape. Il est en
parfait contraste avec notre aptitude cognitive, par
laquelle nous voyons plutôt s'accomplir des sauts
instantanés, proprement, des
«illuminations».
Souvenons-nous de notre laborieux
apprentissage des décimales, des fractions, ou des
problèmes de robinets. A tâtons nous employions
des règles, jusqu'au moment ou nous
«voyions» -nous percevions l'évidence, au
point que nous ne percevions plus alors ce qui pouvait
auparavant la cacher. On pourrait presque dire que
comprendre, alors, est comme ne même plus percevoir ce
qu'il avait eu à comprendre.
18 - Quand nous nageons
nous avons de même une certaine difficulté
à retrouver ce qui nous empêchait, les
premières fois que nous avions pris contact avec
l'eau, de flotter sans crainte. Nous ne savons plus ce que
c'était; nous savons seulement que nous l'avons su.
Et pourtant nous refaisons toujours l'expérience de
ces tâtonnements et de l'illumination soudaine qui les
efface jusque de la mémoire, dans chaque connaissance
nouvelle.
19 - La maîtrise
du système signifiant est généralement
surestimée.(4) Utile,
si ce n'est nécessaire, elle n'est pas suffisante.
«Il ne suffit pas d'apprendre, il faut
comprendre», dira-t-on, confinant la remarque à
la platitude. Le manque de termes techniques peut nous
mettre dans l'embarras quand il s'agit d'exprimer nos
idées - ne s'agirait-il que de se les exprimer
à soi-même - et pour tout dire, les
bâtir, mais on peut utiliser des termes techniques
sans proprement les penser: jouer les termes et les
implications entre les termes sans voir davantage ce qu'ils
devraient drainer. Nous faisons tous un très grand
usage non seulement de mots écrans mais de phrases
toutes faites, que nous nous contentons de raccorder entre
elles pour produire un discours recevable.
A l'inverse, rien n'est plus simple que
d'inventer, de créer des signes; ou de donner un sens
plus pur, plus affiné à des termes
usités, voire à des lieux communs. C'est
encore le propre de l'activité poétique.
Quand Derrida invente son concept de
«différant» (avec un a), il fait une chose
d'une simplicité proprement enfantine. Un enfant peut
connaître l'adjectif différent et le verbe
différer, comme il connaît, au moins
intuitivement, la valeur du participe présent. Avant
même de lire une ligne de Derrida, le seul terme de
différant nous apprend déjà l'essentiel
sur son propos; mieux, nous le montre déjà en
oeuvre.
Le plus ignorant est capable de faire
cela. Souvent même inventera-t-il un mot, une
expression sans savoir qu'il l'invente, que «ça
ne se dit pas». Quelle différence entre la
création d'un concept et la faute de français
d'un débutant? - l'assurance, la
continuité, l'attitude délibérée
qui consiste à suivre son idée, la
volonté et l'aptitude de la lire et la
lier.(5)
*
20 - Si ceci est vrai
de la langue, du langage, c'est vrai de toute forme
symbolique. Puisque le système de signes renvoie au
réel, qu'importe la diversité des
systèmes de signes? Ils se conjuguent à
l'unité du réel. Les conflits de civilisations
et de cultures reposent généralement sur
d'inextricables confusions entre ce qui est dit et la
façon de le dire.
Ce qui ne signifie pas que tout le monde
dise et pense les mêmes choses de façons
différentes, mais plutôt qu'il y a des
façons différentes de penser des choses
semblables - ou encore des choses différentes
mais complémentaires; irréductibles les unes
aux autres, mais ajustables -, et des façons de
penser des choses différentes qui ne permettent pas
de reconnaître ces différences. Le même
symbolique, mieux le même dogme, peut prendre lui
aussi pour chacun des significations toutes
différentes.
21 - Si nous comparons
par exemple les différentes conceptions concernant la
mort (résurrections, réincarnation,
disparition pure et simple..., dans toutes leurs
diversités et leurs nuances), nous sommes bien
tentés de les résoudre à un
dénominateur commun: quelles attitudes
supposent-elles concrètement dans le cours de la
vie?
Nous ne pouvons considérer
sérieusement «la vérité» de
ces croyances sans nous interroger d'abord sur comment on
vit: si l'on vit comme si l'on croyait ceci, ou comme si
l'on croyait cela. Au fond, la croyance ici n'est qu'une
façon de décrire le comportement devant la vie
et la mort.
«Vrai» ou «faux», cela
doit signifier d'abord: notre croyance décrit-elle
bien notre comportement? Est-ce bien à ce que nous
disons croire que nous croyons dans nos actes?
Aussi, vrai ou faux signifient-ils d'abord
sincère ou hypocrite, et à ce compte, ce sont
d'abord nos actes qui le seront envers nos croyances
- en un mot: nous-mêmes.
22 - Nous pouvons faire
de telles remarques sur des croyances d'un autre ordre; la
théorie ondulatoire et la théorie
corpusculaire de la matière, par exemple.
Pour Lyncoln Barnet (Einstein et
l'univers), la matière est constituée de
particules qui se déplacent dans le vide. Pour Boris
Kouznétsof (Essais sur la relativité), champs
et particules sont des manifestations de la matière,
imperceptible par elle-même.
Ces questions n'ont pas avancé d'un
iota depuis Héraclite ou Anaximandre. Elles semblent
ne rien trancher ni ne rien gêner directement dans les
applications de la physique et de la technologie. Dans le
même centre, dans la même équipe, des
chercheurs peuvent très bien conserver des
conceptions irréconciliables sur l'objet de leur
travail.(6)
Pourtant si ces conceptions étaient
entièrement gratuites, si elles n'étaient
d'aucune aide pour concevoir leurs objets, je doute qu'elles
aient jamais été conçues.
23 - Il m'importe assez
peu au fond de savoir comment mon interlocuteur s'arrange
avec son propre système symbolique. Mais
peut-être devrais-je m'en soucier à seule fin
de comprendre son propos?
Les termes de «réel» et
de «virtuel» ont des usages très troublants
en optique lorsqu'on les applique à
«image». Pour les comprendre, il ne m'est pas
nécessaire de percer la Weltanschaung du physicien
qui m'en parle. Il me suffit de comprendre l'usage de ces
termes en optique.
C'est une toute autre histoire si ce que
j'apprend alors bouleverse mon ancienne vision du monde.
Nous ne passerons pas, pour communiquer, par nos visions du
monde respectives, mais par le monde lui-même:
«regarde! - oui».
Tout au contraire, la valeur très
singulière que la notion de virtuel aura pour ce
physicien particulier ne pourra que m'égarer si je
m'évertue immédiatement à
l'interpréter telle qu'elle est pour lui.
Je ne dis pas pour autant que toute notre
conception du monde n'est pas indispensable pour chacun de
nous afin de comprendre les autres, ni qu'elle n'est pas
entièrement en jeu. Mais nous avons assez à
faire chacun avec la nôtre. Nous avons assez à
faire avec ce que cela veut dire pour nous.
Et nous avons nous-mêmes
l'impression d'être compris quand notre interlocuteur
voit ce que veut dire pour lui ce que nous lui
disons.