Chapitre quatrième
XVI
66 - Il est clair
qu'avoir un sens, une signification, suppose au moins de
faire signe pour quelqu'un. Les signes "144" et "√", personne ne suppose qu'ils
font signe pour la calculette sur laquelle on les tape,
même si la calculette répond "12". Admettons le
terme «information» - nous donnons à
la machine des «informations» - parlons à
la rigueur de «dialogue» et d'
«interface», mais pas de
«signification». Les signes ne font signe que pour
celui qui les tape sur le clavier, quelque soit
l'intelligence qu'il ait par ailleurs de ce qu'il fait. Lui
seul les lit comme des signes, du moment qu'il n'y
réagit pas comme à de simples
impulsions.
67 - Qu'il y ait
signification pour un sujet ne suppose pas pour autant qu'il
y ait intersubjectivité. Nous utilisons le plus
souvent des signes à titre privé, sans viser
le moins du monde la communication avec qui que ce soit
- par exemple lorsque nous nous servons d'une
calculette.
Nous employons des signes comme nous nous
servons de nos sens, et nous visons à comprendre
quelque chose avant de comprendre qui que ce soit. Quand
bien même n'apprenons-nous à lire des signes
qu'avec l'aide d'autrui, le maître qui nous a appris
à écrire et à compter n'attendait pas
de nous que nous le comprenions, mais que nous comprenions
le calcul et le Français.
68 - La signification
suppose un qui et un quoi. Tant que ce qui n'est autre que
moi-même je peux ne pas en tenir compte et me
consacrer aux relations de sens et aux relations objectives.
Lorsqu'un autre qui intervient, les relations deviennent
plus complexes. Il devient difficile de comprendre
simultanément qui et quoi.
Nous nous trouvons alors à peu
près devant la même difficulté que
rencontre un photographe qui veut prendre une fleur dans un
paysage: quand il accommode l'objectif sur la fleur, le
paysage se trouble; quand il focalise sur le paysage, c'est
la fleur. Notre oeil réagit exactement de la
même façon, et nous n'en ressentons pourtant
pas une si grande infirmité. J'ai même connu
des gens qui ne s'en étaient pas aperçus.
Loin d'être une infirmité de
notre vue, nous y trouvons la source d'informations
supplémentaires en ce qui concerne en particulier
l'effet de profondeur. C'est ce qui fait que, la profondeur,
nous la voyons et la sentons, et nous ne la déduisons
pas seulement (automatiquement ou non) à partir de la
perspective.
C'est ainsi que la signification, avec
l'impossibilité de focaliser simultanément sur
le quoi et le qui, gagne aussi pour l'esprit une certaine
profondeur.
69 - La logique
prétend faire l'économie de cette profondeur,
et avec elle, du flou et du trouble qu'elle suppose. Elle
préfère la juste perspective, et même le
plan. Elle est l'ennemie de l'ombre et du
mystère.
Elle instrumentalise la pensée, et
fait du sujet pensant son vrai maître. Par la logique,
nul ne soumet sa pensée à un autre, ni ne
soumet la pensée d'un autre à la sienne.
Cependant, dans cette instrumentalisation,
c'est la pensée elle-même qui tend à se
dissoudre. La logique connaît un terme: on ne peut
indéfiniment faire l'économie de la
profondeur, on ne peut la chasser sans fin. L'ignorer, et
ignorer le flou qui lui est inhérent, reviendrait
alors à s'en faire le jouet. C'est ce que fait la
raison en devenant «rationalisme» et en opposant
le raisonnement logique à l'évidence
immédiate.
Nous devons donc apprendre à voir
la profondeur sans en subir le flou. Nous y parvenons
très bien avec nos yeux, et savons accommoder notre
regard à la distance que nous fixons. Nous devons
aussi bien savoir l'accommoder au sens. Comprendre qui
énonce quoi.
Nous y parvenons d'ailleurs la plupart du
temps sans nulle peine dans la conversation courante.
Quelquefois cependant les relations deviennent
inextricables.
XVII
70 - On a souvent
considéré ce flou de la profondeur comme la
marque propre de la poésie.
Il est vrai que c'est à ce
même signe que nous distinguons un paysage réel
d'un décor peint. Cependant, lorsque nous regardons
un paysage réel, tout peut à tour de
rôle devenir flou ou net.
Rien ne nous dit qu'il devrait en
être autrement pour la poésie: la justesse et
la précision de l'image donnent quand on la fixe un
aspect flou à la pensée. Mais si l'on fixe
celle-ci, elle doit alors devenir nette.
Nous retrouvons là la question de
la dénotation et de la connotation, et celle du juste
et du lointain.
71 - La logique, pour
être efficace, doit utiliser des signes aux
significations parfaitement définies: des termes
absolument dépourvus d'ambivalence.
Nous n'avons aucune peine à
découvrir et à comprendre que cela est
complètement impossible. Impossible par essence, sous
peine de faire perdre au signe son caractère
même de signe.
Ceci est vrai des signes formels des
mathématiques et de la logique; combien cela l'est
plus encore des mots dont on veut faire des «termes
techniques». Aucun terme ne peut être assez
technique pour perdre toute ambivalence. Aussi fin que soit
le délinéament de sa définition, elle
bave sur d'autres termes. Allez donc cerner le sens de:
affirmation, assertion, sentence, proposition...
En admettant que vous assigniez à
chacun de ces termes une dénotation parfaitement
définie, observez ce qui se passe quand vous les
utilisez dans des phrases réelles: chaque occurrence
les distort et les gonfle de connotations.
C'est que la langue n'est la
propriété de personne. Elle est là
avant chacun de nous, et c'est comme si elle était
déjà chargée de sa virtualité
d'écoute et de lecture. L'excédent de sens
fuse de lui-même.
La logique ne peut se purifier d'artifices
stylistiques autant qu'elle le voudrait, et qu'elle peut le
laisser croire.
72 - L'inférence
logique se situe quelque part entre l'inférence
causale et la création poétique. De ces trois
termes, l'inférence causale est le seul à se
laisser à peu près bien situer. Mais
l'inférence logique ne peut se laisser réduire
à la pure inférence causale, même si
elle est le moyen de produire à coup sûr des
systèmes d'inférences causales. Il ne serait
peut-être alors pas inutile d'aller voir de l'autre
côté comment ça se passe.
Prenons le mot feuille. Il désigne
à la fois la feuille d'arbre et la feuille de papier.
Les feuilles des arbres forment des ramures, celles de
papier des ramettes. Séparée de l'arbre, la
feuille vole au vent. Séparée du cahier, c'est
une feuille volante. La cahier se feuillette comme l'arbre
s'effeuille.
La feuille d'arbre est parcourue de
nervures où coule la sève; sur la feuille de
papier l'encre trace des lignes de mots.
Les feuilles poussent sur les branches et
l'arbre croît: il étale sa verdure. De
même la pensée, ou le récit,
s'étale sur le papier. S'étale, ou se
déploie.
Feuille d'arbre ou de papier, les deux
viennent du bois. Seule la première supporte un
texte, mais les deux ont une texture. Alors la texture peut
être celle du texte.
Agitées, les deux produisent un
bruissement... Les ramures et les rameaux, les ramettes et
les rames renvoient aux rames de part et d'autre du bateau,
qui certes ne poussent pas comme des branches, mais poussent
l'embarcation en avant sitôt que des rameurs les
tirent. Et les ramettes de papier servent au tirage de
publications. Tirer peut avoir un sens tout opposé
à pousser, aussi bien qu'équivalent, quand par
exemple nous tirons un trait, ou tirons un plan, ou
même tirons des conclusions; ou encore tout
différent lorsque nous tirons l'oiseau sur la
branche.
Poussée par les rames l'embarcation
avance, comme la branche s'étire, comme on
étire les bras...
Nous pouvons
découvrir là des séries d'associations
induites à la fois par les choses et par les mots
eux-mêmes. Dans une autre langue nous ne trouverions
pas certains chemins ouverts entre un mot et un autre
(rameau, rame et ramette, par exemple), mais nous en
trouverions d'autres. Cependant les rapports purement
objectifs que les choses entretiennent entre elles offrent
des bases assez solides pour justifier ces
dérivations.
Ces dérivations ne sont pas
justement de purs délires, et en ce sens
l'association n'est pas si libre qu'elle pourrait le
paraître. Si elle est libre pourtant, c'est seulement
à ne pas être obligatoire.
Nous avons un circuit d'associations
toutes tracées, mais nous sommes libres d'y circuler
en empruntant le chemin qu'il nous plaît. C'est
précisément ce libre cheminement que nous
appelons «la pensée».
Nous pouvons l'appeler
«inférence». Inférence qui n'est pas
causale, ni logique non plus, mais dont la logique ne peut
jamais entièrement s'émanciper.
Non seulement nous pouvons l'appeler
inférence, mais c'est peut être le seul cas ou
nous pouvons légitimement employer le terme
d'inférence.
XVIII
73 - Un petit
détour ici par l'économie et la monnaie peut
être éclairant (1) . La
monnaie exprime la valeur des biens et des services
- disons: des marchandises. Elle tient envers les
marchandises le rôle de signes; de signes de leurs
valeurs.
L'économiste peut oublier la nature
concrète des marchandises et du travail lorsqu'il
analyse, calcule ou tire des projections de leurs valeurs.
Il fait ainsi une séparation nette entre un monde
concret de la production et de l'échange de choses
concrètes, et un monde symbolique de production et
d'échange de valeurs.
Cette séparation n'est bien
évidemment pas seulement une vue de l'esprit, elle
est elle-même bien concrète. La production, la
circulation et la reproduction de la monnaie font bien
partie, quoique distinctement, du même monde
réel que celui de la production, de la circulation et
de la reproduction des choses concrètes.
Non seulement elles les symbolisent et
elles en font partie tout à la fois, mais par cela
même elles tendent à les transformer et
même à les dominer. Cela pose un
problème: d'une part l'économiste voit
l'échange de valeurs et la production réelle
de choses réelles qu'il domine et régule,
comme une seule et même réalité
économique; d'autre part cet échange et sa
domination ne sont jamais qu'un fait réel, un
procès réel, et par là même un
élément de la réalité qu'elles
tendent à dominer. (2)
Nous avons là un
exemple évident de ce qui fait
l'ambiguïté et la complexité d'un
système signifiant: il doit être l'image d'une
entité dont il reste en même temps une partie;
l'élément d'un ensemble dont il est en
même temps le contenant. Cet en même temps est
proprement intenable pour l'esprit - pour l'esprit
logique -, c'est comme pour l'oeil fixer en même temps
le premier plan et le lointain.
74 - Il est à ce
propos remarquable qu'on n'ait jamais songé
sérieusement à critiquer Karl Marx sur les
sophismes que ne peut manquer de provoquer cette
volonté de voir en même temps, mais qu'on s'en
soit toujours tenu à des détails mineurs de la
théorie, ou à des prétendues
prédictions qui se seraient
révélées fausses. (Alors qu'aucune
théorie économique, et pour cause, n'a jamais
fait ses preuves par l'expérience, et que nul n'a
jamais songé à les lui demander.)
D'ailleurs la capacité de faire des
prédictions justes n'est jamais un critère de
justesse ou d'erreur dans une théorie: des
quantités d'événements dont la
théorie ne peut tenir compte peuvent être
intervenus dans un sens ou dans un autre. Invoquer la seule
contradiction avec les faits pour réfuter une
théorie relèverait du même artifice
qu'en appeler au miracle pour refuser de la mettre en cause.
Si nous retrouvons dix lapins dans une cage où nous
en aurions mis deux, cela ne justifie ni une remise en
question de l'arithmétique, ni l'invocation d'un
miracle.
Tout au plus pourrions-nous juger de la
justesse d'une théorie à sa capacité,
non plus à prédire, mais à induire
pragmatiquement les faits. A ce compte, pourquoi une
théorie là où la foi sauvage d'Abraham
Mazel est aussi bien efficace?
75 - Il est d'autant
plus vain de chercher à récuser la
théorie de Marx sur son incapacité à
prédire, et même à induire de
façon déterminante les faits, que cette
incapacité fait partie de sa théorie, qui, ce
n'est pas accessoire, repose entièrement sur la
lutte. Les conditions de la lutte peuvent bien être
entièrement déterminées par tout ce qui
leur est antérieur, mais du fait même qu'elle
est lutte, son issue est par essence incertaine. Si une
théorie de la lutte de classes pouvait être
confirmée ou infirmée par l'issue de cette
lutte, elle serait tout sauf la théorie d'une
lutte.
76 - La place
donnée à la lutte de classes dans cette
critique de l'économie correspond exactement à
la prise en compte du sujet dès qu'on se met à
appliquer le système signifiant à
lui-même - dès que le système de
signes n'est plus hermétiquement séparé
du monde des choses, mais y est inclus. Marx fait au fond
une sémiologie du capital et du travail qui n'est pas
sans rappeler la sémiologie de Peirce sur le signe et
la chose. Et l'on retrouve évidemment, chez les deux
auteurs, certaines affinités avec la dialectique
hégélienne et une assez semblable critique.
C'est bien sûr une philosophie de la lutte, permettant
de penser la subjectivité, qui rattache à
l'oeuvre de Hegel celle de Marx aussi bien que celle de
Peirce.
Dès qu'un sujet intervient, nous
sortons de l'inférence causale, et inversement. Ceci
ne récuse en rien la légitimité de
l'inférence causale, mais marque
irrémédiablement sa limite. (Pas de critique
de l'économie politique sans sujet de l'histoire). Et
ceci récuse encore moins la légitimité
de la prise en compte d'une intervention d'un sujet et de
l'application du système signifiant à
lui-même. Sinon il faudrait récuser par avance
toute théorie du langage, et plus
généralement du signe; et peut-être
même en définitive toute velléité
de penser (juste), et même tout simplement de
percevoir (quoi que ce soit de réel).
77 - Si la
légitimité du marxisme peut être mise en
doute, ce n'est pas à faire cette sémiologie
du capital et du travail, mais à se vouloir
théorie, science de la révolution, ou tout au
moins de la lutte de classes, en même temps que sa
doctrine officielle.
Karl Marx n'est sans doute pas dupe de ce
point faible. «Le mandat de représentant du
mouvement ouvrier international», écrit-il,
«nous ne le tenons que de nous-mêmes, mais il est
contresigné par la haine que nous voue le vieux
monde». On appréciera la valeur scientifique de
l'argument, mais on reconnaîtra que la plupart des
critiques adressées à Marx restent quelque peu
en deçà de son ironie.
XIX
78 - Il serait bon de
remarquer ici que l'ironie est bien une figure de
rhétorique. On pourrait être souvent
tenté de qualifier l'ironie de «pirouette».
Beaucoup de théories semblent tenir sur de telles
pirouettes, et l'on peut être étonné que
celles-ci impressionnent autant les disciples que les
critiques.
Très souvent le commentaire savant
filtre l'ironie des doctrines. C'est un exercice de style
intéressant. On redécouvre alors Platon,
Hegel, Austin, etc... sous un tout autre jour que celui sous
lequel ils nous apparaissaient dans le texte.
On compense ce filtrage en les
insérant dans le maillage serré de l'histoire
des idées. Seul ce maillage permet de conserver un
semblant de cohérence. Pour juger de son importance,
il suffit de considérer la difficulté que nous
aurions à expliquer les doctrines d'un auteur
à un ignorant; de l'impression d'absurdité
qu'il ne manquerait pas de ressentir, ni que nous ne
manquerions nous-mêmes de ressentir dans nos
explications. Pourtant si l'ignorant tombe tout à
fait par hasard sur une page de Descartes ou de
Wittgenstein, il n'est pas dit que ce ne soit pas d'abord
l'ironie qui le convaincra - du moins, comme on dit si
bien, qui l'accrochera - et sur laquelle, en
définitive, prendra prise le sérieux.
79 - On pourrait
comparer l'effet de l'humour absurde de Austin avec celui
des images poétiques de Frege. On hésitera
là encore à n'y voir qu'un effet de
séduction, un artifice pour entraîner
l'adhésion; moins encore une volonté de
distraire l'attention, qui est au contraire appelée
à se mobiliser toute entière pour saisir un
propos plutôt complexe.(3)
On peut là encore se demander si
l'humour, comme les images, tiennent seulement le rôle
de guirlandes décoratives, apposées sur une
charpente. Qu'on essaie seulement de les en ôter, et
on verra bien si la charpente logique est alors capable de
tenir seule.
80 - Depuis Aristote,
on s'évertue à voir dans la rhétorique
un art de mentir, qui accrédite une conception de la
littérature et de la poésie comme d'un
«mentir vrai». Mais cette idée de mensonge
et de vérité demeure fallacieuse, et avec elle
l'opposition aristotélicienne entre logique et
rhétorique. A l'observation attentive, la logique
n'est pas plus associée à la
vérité que la rhétorique au
mensonge.
Le problème fondamental de la
logique est qu'elle entraîne automatiquement la
supposition d'un univers logique clos. De là, rien
n'interdit la supposition d'une infinité d'univers.
Par exemple, on peut échapper à la loi de fer
du théorème d'Euclide en supposant un univers
non euclidien. Mais la difficulté tient à
revenir à l'unicité - à faire
corps avec le réel.
On ne voit pas comment la logique
reviendrait au réel autrement qu'à
créer un système réel: un objet, une
machine... une règle à calcul réelle,
par exemple - c'est à dire, un objet qui ne soit
pas vrai, mais réel.
On ne voit pas, tant que ce système
reste dans le signe, comment il rejoindrait le réel,
si ce n'est à s'y briser.
81 - Là
où un système logique se brise, ce n'est pas
l'absurde, mais le paradoxe. On observera qu'il n'est aucun
système logique, mathématique, physique... qui
ne soit pas borné par des paradoxes.
Or dans le paradoxe, la logique ne se
heurte pas aux faits, mais à elle-même. Le
paradoxe de la relativité, par exemple, ne se heurte
pas à l'impossibilité d'atteindre la vitesse
de la lumière. A ce compte, les photons l'atteignent,
et il n'est qu'à les interroger empiriquement. Elle
se heurte au contraire au qualitatif; à la
définition de certaines qualités pour
certaines valeurs quantitatives. En cela, sans se heurter
proprement aux faits, elle se heurte quand même bien
au réel. Tout autant que s'y heurta la théorie
de Newton - qui ne s'y trompa d'ailleurs pas, et ne fut
jamais satisfait de certains expédients sur lesquels
reposait son système.
Plus simplement encore, la théorie
des ensembles se heurte au paradoxe de l'ensemble de tous
les ensembles, qui doit et ne peut pas faire logiquement
partie de lui-même.