Chapitre cinquième
XX
82 - (i) Une chose est
là pour autre chose. Cela en fait un signe.
(La chose qui est là pour autre
chose est bien évidemment distincte de la chose pour
laquelle elle est là. Sinon elle n'en ferait pas le
signe mais serait cette chose même.)
(ii) La chose est signe en ce qu'elle est
aussi signe du rapport entre elle-même et la chose
pour laquelle elle est là.
(iii) Ce second point rend
énigmatique et complexe le rapport qui
s'établie entre deux ensembles de rapports: celui
entre les signes et celui entre les choses.
83 - Si nous comparons
par exemple le Français table et l'Arabe
tawilat, nous avons deux termes qui renvoient exactement
à la même chose. Cependant chacun, au sein de
sa langue naturelle, ne renvoie pas aux mêmes jeux de
dérivations dans le lexique.
Table renvoie par exemple à
établir ou à tableau, tandis que
tawilat
revoie à tawîl (large).
Ainsi le même objet peut signifier en Français
l'idée de stabilité (de fermeté; dans
table de multiplication, par exemple), alors qu'en Arabe il
signifie celle d'étendue.
On peut voir dans cet exemple que ce n'est
pas le mot lui-même - comme signe oral ou comme
signe graphique - qui signifie seulement un objet, mais
c'est l'objet lui-même qui est employé, par
l'entremise du mot, comme le signe d'un concept plus
étendu que lui, tout en laissant de
côté, selon les occurrences, certains de ses
caractères concrets.
Le mot, comme l'objet, devient alors la
racine d'un jeu de dérivations
sémantiques.(1)
84 - De ce point de vue les signes d'un
langage ne sont que les outils qui nous aident à
induire des rapports entre les choses.
Ils jouent, dans cette production de sens
(sens que l'on peut alors entendre aussi bien comme
orientation (induction) que comme signification, et,
à la limite, comme sensation - en ce qu'ils
renouvellent l'image des choses) un rôle quelque peu
semblable à celui de la monnaie dans la production
des marchandises. Comme la monnaie symbolise les
marchandises, ils signifient des choses et des faits, et les
rapports que les choses ou les faits entretiennent entre
eux; mais cette signification ne les laisse pas
inchangés, elle participe plutôt activement
à leur existence.
Isoler les significations, les atomiser
dans des définitions, constitue un artifice qui se
retrouvera nécessairement sous forme de paradoxe
(littéralement, qui se retourne contre la doxa).
85 - Vue ainsi, la
logique serait moins opposée à la
rhétorique qu'elle n'en constituerait une des figures
particulières.
Et de fait un discours (c'est à
dire des propositions dans une langue naturelle) ne peut
jamais être seulement logique. Toujours à la
logique s'associent ironie, euphémisme,
métaphore, synecdoque, métonymie,... tous les
tropes imaginables.
Deux conceptions existent, que l'on
retrouve plus ou moins implicitement énoncées
à travers tous les traités de
rhétorique et de poétique qu'ait produits
l'humanité: soit la rhétorique constitue un
ensemble de décorations qui viennent s'ajouter sur la
charpente logique du discours, soit la langue est, sans
médiation, système rhétorique. On peut
bien utiliser un trope de préférence à
un autre, mais on ne peut faire l'économie d'utiliser
des tropes.(2)
A ce compte, c'est bien
là où la logique se brise, dans le paradoxe,
qu'elle atteint, pourrait-on dire, sa plus haute
vérité. Loin d'être son échec, la
preuve de sa faillibilité ou de son erreur, le
paradoxe est comme lorsque se brise la coque d'un fruit ou
d'un oeuf, le bourgeon d'une branche.
Le paradoxe se révèle
être alors une forme de ce rapport lointain et juste,
qui fait la force de l'image poétique. Il est la
force de la logique, son moteur.
Autant dire que la logique sert aussi bien
à mentir - du moins tant qu'elle cache ses
paradoxes, tant qu'elle ne vient pas se briser sur le
réel. Et cela au même titre que le
poétique.
XXI
86 - Si la logique n'a
pas particulièrement partie liée avec la
vérité, on ne voit pas pourquoi le
poétique aurait partie liée avec le mensonge;
ou encore avec d'autres visages de la vérité
qui lui seraient propres, comme la
«sincérité», ou encore une certaine
«profondeur» (autre que celle du
«champ»).
Tous deux ont par contre partie
liée avec le réel. Comme toutes les autres
utilisations du langage - et il n'est pas
d'activité humaine qui fasse l'économie du
langage -, ils donnent une représentation du
réel, mais eux seuls se donnent aussi comme une
représentation réelle.
C'est à dire que la
représentation du réel qu'ils donnent ne fait
pas oublier sa nature de représentation, de
système de représentations, ni ne permet
d'oublier son existence propre en tant que système
- système réel, participant à la
réalité qu'il représente.
87 - Aussi peut-on les
opposer ensemble à la langue prosaïque, à
la langue que les Latins appelaient si bien «langue
relâchée».
Cette langue prosaïque ne fait pas
pour autant l'impasse sur logique et poétique. Un
essai de physique n'ignorera pas les signes
mathématiques et les connecteurs logiques; ni un
article de presse, un rapport, une plaidoirie ne rejetteront
l'appui de figures de style. Au fond, ni le langage, ni
même certaines façons de l'employer, ne feront
la différence; seulement une certaine posture.
Celle-ci fait que la fiction ne se trouvera pas, en
définitive, du côté où on
l'attendait.
La langue
prosaïque nous donne une image du monde, mais oublie,
et nous fait oublier, qu'elle (n')en est (qu')une image.
C'est d'ailleurs principalement en cela qu'elle est
relâchée.
Il est vrai qu'elle demeure largement
suffisante pour la plupart des usages que nous en avons.
Elle permet la communication, et nous corrigeons
généralement sans peine les illusions qu'elle
génère à l'aide de notre rapport
empirique avec les faits.
Cependant elle n'est pas le
véhicule adéquat à la pensée.
Systématiquement la langue prosaïque
dévoie les inférences vers des idées
toutes faites. Elle produit des paradoxes, qui n'ont pas
alors cet aspect de brisure nette que donne la logique mais
forment plutôt des zones d'ombre qui
génèrent le mystère.
Bref, elle entraîne à la fois
le conformisme et la confusion, interdit l'exactitude autant
que l'authenticité.
88 - De plus, la langue
prosaïque ne s'adresse pas aux sens. Elle n'offre pas
de prise à la voyance. Rien à voir, tout est
à croire.
Aussi l'image du monde qu'offre la langue
prosaïque est-elle émoussée; et si l'on
trouve impropre le terme émoussé pour une
image - ce qui n'est pourtant pas le cas ici -, nous
dirons schématique. Elle n'est pourtant pas
schématique au sens des schémas logiques; elle
n'est alors que grossière.
Elle ne se prête pas à ce
type de reconnaissance immédiate qui a lieu quand
nous reconnaissons immédiatement la personne dont on
nous montre le portrait. Nous la reconnaissons alors avant
même de véritablement voir les détails
du portrait. Ou plutôt, la vision de la personne
surgit comme devant le portrait même.
89 - Il peut d'ailleurs
arriver qu'en observant attentivement une peinture nous
découvrions que nous en voyons plus que la peinture
nous montre effectivement. Nous découvrons par
exemple que le personnage distinct en arrière plan
n'est qu'un jeu de lumières à partir de
quelques taches informes.
90 - La langue
prosaïque ne se prête pas non plus à ce
type de lecture que nous offre un plan, dans lequel nous ne
reconnaîtrons peut-être pas immédiatement
l'appartement même où nous vivons, mais qui
nous permettra de voir le nouvel arrangement que nous
projetons plus distinctement que nous ne le verrions dans le
lieu seul.
91 - Bien sûr, si
l'on croit qu'il suffit à un discours d'être
logique pour être vrai, et qu'il suffit que les
propositions soient logiquement connectées entre
elles pour qu'elles aillent seules frayer leurs connections
jusqu'avec les faits, on ne voit pas quelle autre fonction
que décorative aurait la poésie; à
moins qu'elle ne serve tout simplement à masquer les
défauts de connexion. En vérité elle ne
masque pas des connections: elle les crée; elle fraye
le chemin jusqu'aux faits. (Vois, vois là.)
N'est-ce pas ce que nous appelons
précisément «penser»? Et qu'est-ce
d'autre qu'une inférence?
Cessons de ne
rechercher la poésie que dans les poèmes;
cherchons la chez les meilleurs philosophes, et chez les
scientifiques, nous verrons que c'est à elle qu'ils
doivent principalement la limpidité de leur
pensée. Nous pourrons voir alors que les meilleurs
poètes sont aussi de profonds philosophes et de fins
logiciens. Quand bien même ils l'ignoreraient parfois,
les uns comme les autres.(3)