Chapitre troisième
XI
43 - Bien sûr,
quand on trace un trait avec une règle, il est droit;
et quand on le mesure avec une règle, il est juste.
Et après? Où cela nous mène-t-il?
D'où cela provient-il? Juste, par rapport à
quoi au fond?
Ce que je veux dire, c'est que
l'élément essentiel pourrait aussi bien
être la vision. La vision, que l'on pourrait
peut-être alors appeler la voyance,
récupérant le terme au champ suspect de la
superstition.
Observons que notre intelligence est
particulièrement inapte à appliquer des
règles. Elle est beaucoup plus lente et faillible que
le corps, ou qu'une machine. C'est que la règle est
machinale - doit être, doit devenir machinale.
Lorsqu'elle est machinale, elle n'existe pour ainsi dire
plus pour l'intelligence.
C'est ce que nous cherchons quand nous
apprenons par coeur des formules ou des
déclinaisons.
44 - Supposons que nous
prenions pour la première fois un volant. Nos gestes
sont maladroits. Nous avons du mal à inférer
à partir de la rotation que nous imprimons au volant
le mouvement des roues et, de là, selon la vitesse du
véhicule, son changement de direction.
Au bout d'un certain temps, notre esprit
ne fait plus de telles inférences. Nous regardons la
route et ne nous occupons plus de rien d'autre. Nous ne
percevons plus la moindre médiation entre nos gestes
et le mouvement du véhicule. Nos gestes
eux-mêmes ne nous demandent plus aucune attention
particulière, pas plus que lorsque nous marchons, ou
pas plus que nous ne nous soucions des mouvements de notre
langue quand nous parlons.
Changeons maintenant la voiture pour un
tracteur à chenilles que nous conduisons avec deux
leviers, et nous mesurons toute la différence.
C'est la même chose avec le jeu de
billard. Quand nous savons jouer, nous disons que nous
sentons le coup. Et en effet nous le sentons .
45 - Je me souviens
d'avoir été mis en difficulté pour
justifier la solution d'un problème
élémentaire d'arithmétique qui
m'était apparue spontanément. Comment
décidons-nous de ce qu'il est légitime ou non
de justifier? J'ai pu avoir les mêmes
difficultés à justifier l'emploi d'un
subjonctif correct et spontané.
Et comment expliquerions-nous que la
phrase «j'ai nagé à travers la
rivière» soit peu claire et sonne bizarrement,
alors que ce n'est pas le cas de «I swam across the
river»? En Français nous disons plutôt
«J'ai traversé la rivière à la
nage»? Pourquoi par contre pouvons nous «marcher
à travers bois», et n'est ce pas exactement la
même chose que «traverser le bois à
pied»?(1)
N'est-il pas vrai que le sens d'abord nous
apparaît? Nous saute aux yeux?
46 - Mais on
soupçonne toujours l'apparence de tromperie.
Vers l'an 1703, Abraham Mazel était
perdu par une nuit sans lune dans une forêt
cévenole, poursuivi avec sa troupe de Camisards par
des détachements de dragons
(2) . Il
dit alors qu'une lumière lui est apparue,
envoyée par la Vierge Marie, et les a
guidés.
Cela peut paraître suspect à
un rationaliste, que la Vierge Marie envoie ainsi des
lumières pour nous guider. Si l'on y songe bien, cela
peut aussi paraître curieux pour un
évangéliste - et tout
particulièrement pour Abraham Mazel qui nous aurait
plutôt préparés à attendre
l'intervention de la triple personne divine. Non, il voit
une intervention de la Vierge - et ce détail
témoigne à mes yeux, plus encore que d'une
sincérité, d'une certaine
immédiateté de perception.
Etait-elle trompeuse? Je me demande ce que
peut signifier trompeur en de telles circonstances. Le fait
est qu'ils ne se sont pas trompés de chemin.
Mais peut-être
Mazel s'était-il trompé en attribuant cette
lumière à la Vierge. Peut-être n'a-t-il
même pas réellement vu de lumière, mais
a-t-il seulement cru la voir.
«Ce n'est pas parce qu'on voit une
chose que cette chose existe». Si l'on s'y
arrête, cette proposition est troublante. Avec le
verbe croire, elle ne ferait surgir aucune ombre. Avec le
verbe voir elle n'est plus si unilatérale. Au fond
c'est la signification même de exister qui est mise en
péril par voir.
La seule chose qu'Abraham Mazel avait
à croire ou à ne pas croire, c'est que cette
vision lui montrât le bon chemin. Or c'est ce qu'elle
fit. Croire alors ne veut pas dire «croire que
ça existe», mais plutôt «se
fier». Etait-il trompeur de se fier?
On pourra bien
sûr m'objecter qu'autant de gens se sont
égarés en se fiant à leurs visions.
Certes, je ne tiens pas à opposer la confiance
à la suspicion envers toute apparence. Je demande
seulement si la vision a joué ou non un rôle
dans la façon dont les Camisards ont retrouvé
leur chemin.
Sans doute autant de gens se sont
égarés en se fiant à leurs visions.
Mais a-t-on vu quelqu'un trouver un quelconque chemin en ne
se fiant à rien?
Ou encore, lorsque je
me fie à l'ombre pour savoir où est le Nord,
est-ce que je peux dire que je croie à l'ombre, au
soleil, à leur existence ou à quoi que ce soit
de ce genre? Je n'en doute certainement pas non plus. Mais
doute et croyance en ce qui les concerne n'ont alors tout
simplement aucun sens. Et pourtant, peut-on dire qu'il n'y
ait pas comme un acte de foi? Acte de foi qui peut
même être dans certains cas
désespéré.
XII
47 - Il semblait tout
à fait raisonnable jusqu'au dix-septième
siècle de justifier que les noix étaient
bonnes pour les maladies de la tête parce qu'elles
évoquaient la forme du cerveau dans la calotte
crânienne (on en appelait alors à la signatura
rerum). Par contre jusqu'à la veille du
dix-neuvième siècle, on refusa de croire que
des pierres pussent tomber du ciel parce que c'était
contraire à toute raison. Aujourd'hui on trouve tout
à fait raisonnable que des pierres tombent du ciel.
On trouve toujours raisonnable que des noix soient
bénéfiques au cerveau, mais plus du tout pour
les mêmes raisons. En l'état de nos
connaissances, il semblerait que les médecins aient
eu plus d'avantages à se fier à la seule
apparence des noix, que les astronomes de refuser de se fier
aux apparences de la chute des
météores.(3)
Je ne nie pas que
l'apparence puisse être trompeuse. On pourrait le nier
en disant que ce ne sont pas les apparences qui sont
trompeuses mais les conclusions que nous en tirons qui sont
erronées. Cependant nous aurions du mal à
distinguer la simple vision de l'apparence de
l'inférence qui nous fait parvenir à des
conclusions.
Si en voyant un personnage vêtu
d'une blouse blanche nous en inférons qu'il est
médecin plutôt que peintre, nous le verrons
sans doute différemment.
Les apparences peuvent être
trompeuses, en tant qu'apparences pures, perception
immédiate (l'habit ne fait pas le moine): et cela
parce que la perception n'est pas donnée, mais
construite; construite par celui qui perçoit.
Ceci est loin d'en faire une pure
illusion. Seules des apparences, en définitive, nous
servent à nous guider. C'est seulement parce qu'elles
nous servent à nous guider, qu'elles peuvent aussi
bien nous tromper.
48 - Nous produisons
notre vision; nous travaillons et cultivons notre
faculté de voir. La moindre connaissance que nous
acquérons, le moindre entraînement pour
cultiver la moindre de nos aptitudes, contribuent à
aiguiser nos facultés de percevoir.
De cela nous ne parlons pourtant presque
jamais. Nous parlons bien d'enseignement et
d'entraînement, mais nous leur assignons toujours
d'autres buts et d'autres raisons. N'en trouverions nous
aucun, que nous invoquerions le plaisir ou toute autre chose
de ce genre, plutôt que de parler d'accroître
notre acuité.
49 - Supposons un idiot
se servant d'une calculette. Il calcule un sinus: il tape le
chiffre qui lui est donné, sans d'ailleurs avoir une
idée claire de ce qu'il signifie, il tape sur la
touche "sin", en ignorant ce qu'est exactement un sinus, et
il lit le chiffre que lui donne l'écran. Après
cela il remplira peut-être une case, ou cherchera sur
une table, ou encore réglera un appareil.
La différence n'est finalement pas
très grande avec quelqu'un qui saurait ce qu'il
fait.
Je pourrais aussi invoquer celui qui
utilise un appareil photo manuel. En général
on n'a pas besoin de très bien comprendre ce qu'on
fait quand on manipule un appareil photo. Ou plutôt,
même si la réussite de certains effets peut
nous demander un travail intellectuel complexe, ce travail
intellectuel est nettement différent de celui qu'aura
demandé la conception de l'appareil. Un certain
nombre d'inférences sont alors déjà
effectuées dans l'appareil lui-même, tandis
qu'un certain nombre de celles que nous faisons peuvent
très bien avoir été ignorées du
concepteur.
On peut étendre ceci au langage: le
lexique et la grammaire nous donnent les relations entre
dent et croquer, et toile et voile, mais pas entre la dent
de toile croque les vagues.
La photographie, comme un grand nombre
d'autres pratiques, utilise des progressions logarithmiques.
Chacun peut utiliser une table de logarithmes sans
nécessairement comprendre ce qu'est une progression
logarithmique. Comme on peut être musicien sans avoir
la moindre notion de physique acoustique, et
inversement.
50 - Ce sont
certainement de telles remarques qui font croire à
une séparation si tranchée entre des
activités de l'esprit; entre les activités
mêmes du cerveau.
Elle n'est sans doute pas
dénuée de tout fondement, mais il reste
à savoir si elle correspond bien à une
distinction en deux classes des différentes
activités humaines, ou si au contraire cette
distinction n'est pas présente dans la moindre de nos
activités; le moindre de leurs moments.
51 - Chaque
activité humaine tend à fabriquer ce genre
d'appareils tels que calculette, appareil photo, table de
logarithmes, etc..., qui fonctionnent automatiquement sans
ne plus exiger de l'homme le travail intellectuel qui aura
servi une fois pour toutes à les construire. Quand
elle ne le fait pas, c'est parce qu'elle tend à faire
de notre corps et de notre esprit ce même genre de
machine automatique, afin qu'il réponde
infailliblement "54" à "six fois neuf", qu'il accorde
un verbe au temps, au mode et à la personne, ou
encore qu'il appuie infailliblement sur la touche, la
détente, ou la pédale d'un instrument ou d'une
machine programmée.
Chaque activité humaine tend
à produire cela, et tend aussi à s'y plier.
Elle tend à faire les deux.
52 - Il est vrai que
dans la plupart des activités, l'homme est davantage
soumis à des mécanismes qu'il ne tend à
les produire. L'organisation sociale du travail - et il
serait utile d'en étudier les raisons - tend à
diviser les activités entre celles de
décideurs et celles d'exécutants.
Dans ce cas, l'aliénation de celui
qui est soumis au seul mécanisme fait pendant
à l'aliénation de celui qui prétend y
échapper, et se prive de toute habileté
mécanique et de toute connaissance technique. Ne
faire que décider n'est pas plus un
«travail» de l'esprit que ne faire
qu'exécuter. Ni l'un ni l'autre n'ont maîtrise
sur le mécanisme qui les lie.
XIII
53 - Quand se ferment
les yeux de l'intelligence dans l'automatisme aveugle, ce
sont les sens qui s'ouvrent. L'intelligible cède la
place au sensible.
De là à dire que c'est
l'intelligence qui produit la sensibilité,
fût-ce au prix de sa propre extinction, il n'y a qu'un
pas; une généralisation qui suscite la
prudence, car la sensibilité n'a jamais cessé
d'être présente. L'intelligence même
n'est qu'une forme de sensibilité. Je veux dire que
l'égalité, la différence,
l'inférence logique, il faut bien qu'en un certain
sens nous la voyions.
L'intelligence ne fait jamais que
s'affranchir d'une certaine pesanteur de l'expérience
sensible, comme l'oiseau en battant des ailes s'affranchit
de la gravitation. Mais cet effort ne peut être que
momentané. L'oiseau aussi doit se poser. Et
d'ailleurs il ne s'affranchit qu'en apparence des lois de la
pesanteur. Il fait mieux: il les utilise.
L'intelligence s'élève sur
la densité de la vision. J'entends par cette image
qu'il y a force et vigueur dans l'apparente
légèreté - dans leur apparent
oubli. Mais il y a pourtant oubli, émancipation: dans
un champ
déterminé.(4)
54 - Peut-on
considérer que des prémisses seules produisent
automatiquement une inférence? Comme nous pourrions
nous demander si la lumière et une surface optique
seules produisent une vision? Pour qu'il y ait vision, il
faut bien qu'il y ait un être (une âme dirait
Descartes) qui voit. C'est à dire, pas seulement
doté d'organes de vision; mais avant tout capable de
faire acte de voyance.(5)
Je n'entends pas seulement par là
une capacité de répondre d'une certaine
façon à des stimuli. Pour voir, nous n'avons
pas besoin de quelque chose à voir, ni seulement
d'ouvrir nos yeux. Nous sommes parfaitement capables de voir
quand nous dormons.
Sans doute ne faisons nous que revoir
d'une autre façon ce que nous avons vu
éveillés; ne faisons nous que ressusciter des
images vues que nous réarticulons (comme un langage).
Mais enfin, nous voyons, et nous ne fabriquons pas moins une
représentation sensible dans les deux cas. A ce
compte, nous pouvons aussi bien dire que nous voyons le
monde comme nous le rêvons.
Je n'entends pas davantage faire appel
à des données immédiates de la
conscience.
En fait je ne parle ni de données
ni de réponses. On ne peut définitivement
penser en termes de réaction. Il faut bien qu'il y
ait actes et créations pour concevoir des
réactions et des interactions. On ne peut
indéfiniment renvoyer l'acte à un big-bang ou
à une création du monde, si ce n'est à
un Créateur.
XIV
55 - Nous avons trop
souvent tendance à utiliser la langue naturelle comme
si elle était un langage logique.
La langue naturelle ne sort pas de son
rôle quand elle commente le langage logique, bien au
contraire, on peut observer qu'elle lui est bien souvent le
complément obligé. La langue naturelle y
intervient généralement pour montrer. Je pense
ici aux images de Frege. Elle montre, elle évoque:
elle crée une relation à un monde de choses.
Mais elle ne démontre rien.
En fait la limite entre ces deux langages
n'est pas aisément décelable. Ce qui fait
charnière tient à un principe très
simple, qui peut s'énoncer ainsi: le contenu d'une
affirmation ne doit pas s'appliquer à l'affirmation
elle-même.
La proposition: «le contenu de cette
proposition est faux», ne peut s'appliquer qu'à
une autre proposition. Appliquée à
elle-même, elle devient absurde.
56 - Si nous appelons
cela une règle, nous devons nous demander ce que nous
entendons par règle: est-ce la description d'un fait
nécessaire, qui est tel indépendamment de ce
que nous le décrivions ou le sachions, ou est-ce une
obligation de nous en tenir à certaines
modalités; une interdiction d'agir autrement. Nous
nous gardons bien généralement de poser ce
genre de questions et de leur donner des réponses
définitives.
Ce dont nous pouvons être
sûrs, c'est que si nous cessons d'appliquer cette
règle, nous sortons de la logique: ce que nous dirons
ne sera certainement plus vrai, quoique pas
nécessairement faux non plus. Cependant nous pouvons
vérifier que rien d'autre que notre propre
décision - associée à une certaine
attention pour ne pas y contrevenir - ne peut nous obliger
à appliquer cette règle.
57 - La règle
est bel et bien à la fois description et obligation:
description de ce qui résulte nécessairement
du respect (ou non) de l'obligation. La relation qu'elle
établit entre obligation et nécessité
est alors tout à fait intéressante. Non
seulement la nécessité ne fait pas
l'économie de l'obligation, mais elle en
découle entièrement.
Ce qui, au passage, signifie que la
règle est aussi bien un artifice. Nous
décidons alors délibérément de
nous interdire certaines possibilités d'employer le
langage, nous limitons son champ utile. (Peu importe par
ailleurs que cette interdiction soit consciente ou non, ou
encore, par exemple, imposée par un maître
à un élève qui ne fait
qu'obéir.)
58 - «Il fait
chaud aujourd'hui et ce n'est pas vrai». Que peut
signifier une telle phrase? Tout au plus une étrange
façon de dire «il n'est pas vrai qu'il fasse
chaud aujourd'hui», et donc, plus simplement encore:
«il ne fait pas chaud aujourd'hui».
«Il fait chaud aujourd'hui et c'est
vrai». Que rajoute ici le «et c'est vrai»? Du
point de vue logique il n'ajoute visiblement rien de plus
que la multiplication par un en arithmétique. Dans
la langue courante, il n'est pas dit que le «et c'est
vrai» ne rajoute rien.
Que signifierait un bulletin
météorologique qui dirait: «il fera chaud
demain mais nous ne le croyons pas». Pourtant si je dis
«nous mourons tous un jour mais nous ne le croyons
pas»; ou mieux: «je mourrai un jour mais je ne le
crois pas», l'effet n'est plus du tout le même.
(6)
De ces exemples nous
pourrions déduire que l'interdiction d'appliquer
à la phrase son contenu revient à vouloir
exclure de la relation signifiante le sujet de
l'énonciation. La logique apparaît alors comme
une discipline qui s'assignerait le but
diamétralement opposé de celui qu'assignait
Freud à la psychanalyse: «Wo ich war, es soll
werden».(7)
Personne ne disconviendra que «je
mourrai un jour et je ne le crois pas» n'est pas une
proposition logique. Elle n'en est pas pour autant une
proposition illogique - elle est tout simplement une
proposition qui n'exprime pas une attitude logique, ou
encore, qui exprime une attitude qui n'est pas logique. Une
attitude illogique n'en est pas moins une attitude, et elle
est tout à fait digne d'être
exprimée.
59 - Exclure de
l'énoncé le sujet de l'énonciation,
c'est faire de l'énonciation un simple
mécanisme. Un mécanisme tel que nous puissions
en venir à l'abandonner à une machine. Et nous
savons fabriquer de telles machines.
Cependant on peut se demander si cela est
encore penser.
Ou plutôt: cette séparation
de l'énoncé et du sujet suppose bien un
travail de l'esprit et une pensée pour être
effectuée, et ce qui s'opère par la suite n'en
est plus, mais se réduit à un
mécanisme.
Voilà pourquoi
l'énoncé peut alors se réduire dans un
langage toujours plus schématique; jusqu'à
n'être plus qu'un circuit programmé.
XV
60 - Il est à
remarquer que ce que nous faisons avec les signes d'un
langage est à peu près semblable à ce
que nous faisons avec n'importe quelle sorte d'objets quand
nous travaillons.
D'une certaine façon, manipuler un
certain nombre d'objets n'est pas moins penser que manipuler
des signes. D'autre part, tout signe demeure dans une
certaine mesure un objet, et tout objet peut avoir valeur de
signe.
Dans la construction d'un bâtiment,
la langue naturelle intervient aussi bien que le
matériau, les outils, les plans. On peut imaginer
qu'un chantier s'arrête faute de briques, de pierres,
d'outils ou de bras, mais la Bible nous rappelle qu'il peut
aussi s'arrêter faute d'une langue commune entre les
bâtisseurs.
61 - De ce point de
vue, la tendance à la schématisation toujours
plus poussée d'un langage formel, revient à
travailler les signes comme des choses, et non plus comme
s'ils étaient une médiation entre des choses;
utiliser les signes comme s'ils avaient immédiatement
entre eux la relation, par exemple, de la pierre et du
levier, ou bien du clou et du marteau.
a2
- b2 = (a + b) (a - b) est une telle façon
d'utiliser les signes pour qu'ils agissent directement entre
eux sans avoir à passer par la médiation de ce
qu'ils représentent.
Cet usage tend au fond à
épurer le signe de ce qui en fait un signe
- c'est à dire sa fonction d'être
là pour autre chose. Il est vrai que la formule
a2
- b2 reste un ensemble de signes, mais, si je puis
dire, elle n'est plus que le signe de ce qu'elle signifie.
La formule symbolise la pure relation.
Encore un effort et
nous arrivons au graphe; un autre, et c'est le circuit
intégré: la relation entre signes est devenue
relation mécanique de choses entre elles.
L'évolution de l'algèbre
booléenne à l'informatique est très
intéressante de ce point de vue. Mais il ne faudrait
pas croire que l'humanité ne s'est
éveillée qu'au dix-neuvième
siècle: les mêmes observations pourraient se
faire à propos de la machine à calculer, du
boulier, de la balance, etc...
Dans tous ces cas, nous observons une
évolution apparemment surprenante: nous filtrons le
(système de) signe(s), nous le raffinons dans le but
de le débarrasser de toute impureté objectale,
et quand nous devrions y parvenir enfin, il est redevenu pur
(système d') objet(s).(8)
62 - A l'opposé
de ce processus, nous en avons un autre, qui est sans doute
aussi une forme de raffinement, et qui semble gagner en
puissance et en autonomie ce qu'il semble perdre en
cohérence.
Au lieu d'épurer le signe de sa
choséïté, et la relation signifiante de
la relation objective, il utilise immédiatement comme
signe l'objet et les relations d'objet. C'est ce que je
désigne par fonction poétique.
«La dent de toile croque les
vagues» ne met pas directement en relation les diverses
significations des mots. Les strictes définitions
deviennent d'ailleurs particulièrement floues dans
une telle phrase. Elle met plutôt directement en
relation les choses: la dent, la toile, croquer, les vagues.
Rien dans le système linguistique
(dans la grammaire, dans le dictionnaire) ne nous dit
comment nous devons entendre. Nous devons en revenir aux
choses pour découvrir les relations qui sont
établies, et qu'elles peuvent, en tant que choses,
entretenir entre elles.
Des termes comme cheval vapeur, chemin de
fer, garde-fou, avaient nécessairement cette valeur
les premières fois qu'ils furent employés, et
peuvent les retrouver pour l'enfant ou pour
l'étranger qui les entendent prononcer pour la
première fois. Intégrés dans le
lexique, ils perdent toute leur valeur
poétique.
63 - Dans ce cas rien
ne nous interdit d'étendre la notion de
poétique au-delà des mots et de la langue. La
langue commune ne s'en prive d'ailleurs pas, et
prétend trouver de la «poésie» dans
un visage, un paysage, et finalement dans n'importe quoi.
Peu importe par ailleurs si celui qui emploie ce terme est
alors en mesure de l'expliquer.
L'histoire n'a pas attendu le futurisme ni
Dada pour faire des poèmes visuels ou des
poèmes objets. Mettez à un corps humain une
tête de faucon, ou une tête de femme à un
corps d'aigle. Nous avons là un rapport lointain,
reste à voir ce qui le rendrait juste.
64 - On ne peut manquer
de voir, à travers cette réversibilité
du signe et de l'objet, la profonde similitude entre la
fonction poétique et la fonction onirique. Leur
dénominateur commun pourrait être la libre
association.
Libre ici est un terme des plus
ambiguë. On ne sait s'il désigne seulement
l'absence de cohérence - qui rendrait
l'association impropre à exprimer tout rapport juste
-, ou s'il exprime l'intervention d'une activité
délibérée - c'est à dire
l'activité libre d'un sujet que la logique, nous
l'avons vu, travaille à exclure de la stricte
relation signifiante.
Mais il n'y a là aucune autre
obscurité que l'ombre que nous projetons
nous-mêmes en sous-entendant une question absurde qui
s'évanouit d'elle-même sitôt que
posée. Elle peut se résumer ainsi:
pensons-nous avant de penser?
65 - La
réversibilité du signe et de l'objet
révèle en même temps toute la
difficulté pour rendre compte du poétique en
termes logiques, ou inversement; bref, de mêler les
genres - ce qui fait proprement le sophisme.
Dire qu'il y a un sens caché
- donc déjà présent - dans une
libre association en général, ou un rêve
en particulier, est comme dire qu'il y ait un arbre
caché dans une graine. C'est une image. Et celui qui
voudrait ouvrir la graine pour trouver l'arbre ne la
comprendrait certainement pas.