Titre

Table

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Note 1

Note 2

Note 3

Note 4

Bibliographie

Chapitre troisième





XI



    43 - Bien sûr, quand on trace un trait avec une règle, il est droit; et quand on le mesure avec une règle, il est juste. Et après? Où cela nous mène-t-il? D'où cela provient-il? Juste, par rapport à quoi au fond?
    Ce que je veux dire, c'est que l'élément essentiel pourrait aussi bien être la vision. La vision, que l'on pourrait peut-être alors appeler la voyance, récupérant le terme au champ suspect de la superstition.
    Observons que notre intelligence est particulièrement inapte à appliquer des règles. Elle est beaucoup plus lente et faillible que le corps, ou qu'une machine. C'est que la règle est machinale - doit être, doit devenir machinale. Lorsqu'elle est machinale, elle n'existe pour ainsi dire plus pour l'intelligence.
    C'est ce que nous cherchons quand nous apprenons par coeur des formules ou des déclinaisons.

    44 - Supposons que nous prenions pour la première fois un volant. Nos gestes sont maladroits. Nous avons du mal à inférer à partir de la rotation que nous imprimons au volant le mouvement des roues et, de là, selon la vitesse du véhicule, son changement de direction.
    Au bout d'un certain temps, notre esprit ne fait plus de telles inférences. Nous regardons la route et ne nous occupons plus de rien d'autre. Nous ne percevons plus la moindre médiation entre nos gestes et le mouvement du véhicule. Nos gestes eux-mêmes ne nous demandent plus aucune attention particulière, pas plus que lorsque nous marchons, ou pas plus que nous ne nous soucions des mouvements de notre langue quand nous parlons.
    Changeons maintenant la voiture pour un tracteur à chenilles que nous conduisons avec deux leviers, et nous mesurons toute la différence.
    C'est la même chose avec le jeu de billard. Quand nous savons jouer, nous disons que nous sentons le coup. Et en effet nous le sentons .

    45 - Je me souviens d'avoir été mis en difficulté pour justifier la solution d'un problème élémentaire d'arithmétique qui m'était apparue spontanément. Comment décidons-nous de ce qu'il est légitime ou non de justifier? J'ai pu avoir les mêmes difficultés à justifier l'emploi d'un subjonctif correct et spontané.
    Et comment expliquerions-nous que la phrase «j'ai nagé à travers la rivière» soit peu claire et sonne bizarrement, alors que ce n'est pas le cas de «I swam across the river»? En Français nous disons plutôt «J'ai traversé la rivière à la nage»? Pourquoi par contre pouvons nous «marcher à travers bois», et n'est ce pas exactement la même chose que «traverser le bois à pied»?(1)
    N'est-il pas vrai que le sens d'abord nous apparaît? Nous saute aux yeux?

    46 - Mais on soupçonne toujours l'apparence de tromperie.
    Vers l'an 1703, Abraham Mazel était perdu par une nuit sans lune dans une forêt cévenole, poursuivi avec sa troupe de Camisards par des détachements de dragons (2) . Il dit alors qu'une lumière lui est apparue, envoyée par la Vierge Marie, et les a guidés.
    Cela peut paraître suspect à un rationaliste, que la Vierge Marie envoie ainsi des lumières pour nous guider. Si l'on y songe bien, cela peut aussi paraître curieux pour un évangéliste - et tout particulièrement pour Abraham Mazel qui nous aurait plutôt préparés à attendre l'intervention de la triple personne divine. Non, il voit une intervention de la Vierge - et ce détail témoigne à mes yeux, plus encore que d'une sincérité, d'une certaine immédiateté de perception.
    Etait-elle trompeuse? Je me demande ce que peut signifier trompeur en de telles circonstances. Le fait est qu'ils ne se sont pas trompés de chemin.

    Mais peut-être Mazel s'était-il trompé en attribuant cette lumière à la Vierge. Peut-être n'a-t-il même pas réellement vu de lumière, mais a-t-il seulement cru la voir.
    «Ce n'est pas parce qu'on voit une chose que cette chose existe». Si l'on s'y arrête, cette proposition est troublante. Avec le verbe croire, elle ne ferait surgir aucune ombre. Avec le verbe voir elle n'est plus si unilatérale. Au fond c'est la signification même de exister qui est mise en péril par voir.
    La seule chose qu'Abraham Mazel avait à croire ou à ne pas croire, c'est que cette vision lui montrât le bon chemin. Or c'est ce qu'elle fit. Croire alors ne veut pas dire «croire que ça existe», mais plutôt «se fier». Etait-il trompeur de se fier?

    On pourra bien sûr m'objecter qu'autant de gens se sont égarés en se fiant à leurs visions. Certes, je ne tiens pas à opposer la confiance à la suspicion envers toute apparence. Je demande seulement si la vision a joué ou non un rôle dans la façon dont les Camisards ont retrouvé leur chemin.
    Sans doute autant de gens se sont égarés en se fiant à leurs visions. Mais a-t-on vu quelqu'un trouver un quelconque chemin en ne se fiant à rien?

    Ou encore, lorsque je me fie à l'ombre pour savoir où est le Nord, est-ce que je peux dire que je croie à l'ombre, au soleil, à leur existence ou à quoi que ce soit de ce genre? Je n'en doute certainement pas non plus. Mais doute et croyance en ce qui les concerne n'ont alors tout simplement aucun sens. Et pourtant, peut-on dire qu'il n'y ait pas comme un acte de foi? Acte de foi qui peut même être dans certains cas désespéré.








XII



    47 - Il semblait tout à fait raisonnable jusqu'au dix-septième siècle de justifier que les noix étaient bonnes pour les maladies de la tête parce qu'elles évoquaient la forme du cerveau dans la calotte crânienne (on en appelait alors à la signatura rerum). Par contre jusqu'à la veille du dix-neuvième siècle, on refusa de croire que des pierres pussent tomber du ciel parce que c'était contraire à toute raison. Aujourd'hui on trouve tout à fait raisonnable que des pierres tombent du ciel. On trouve toujours raisonnable que des noix soient bénéfiques au cerveau, mais plus du tout pour les mêmes raisons. En l'état de nos connaissances, il semblerait que les médecins aient eu plus d'avantages à se fier à la seule apparence des noix, que les astronomes de refuser de se fier aux apparences de la chute des météores.(3)

    Je ne nie pas que l'apparence puisse être trompeuse. On pourrait le nier en disant que ce ne sont pas les apparences qui sont trompeuses mais les conclusions que nous en tirons qui sont erronées. Cependant nous aurions du mal à distinguer la simple vision de l'apparence de l'inférence qui nous fait parvenir à des conclusions.
    Si en voyant un personnage vêtu d'une blouse blanche nous en inférons qu'il est médecin plutôt que peintre, nous le verrons sans doute différemment.
    Les apparences peuvent être trompeuses, en tant qu'apparences pures, perception immédiate (l'habit ne fait pas le moine): et cela parce que la perception n'est pas donnée, mais construite; construite par celui qui perçoit.
    Ceci est loin d'en faire une pure illusion. Seules des apparences, en définitive, nous servent à nous guider. C'est seulement parce qu'elles nous servent à nous guider, qu'elles peuvent aussi bien nous tromper.

    48 - Nous produisons notre vision; nous travaillons et cultivons notre faculté de voir. La moindre connaissance que nous acquérons, le moindre entraînement pour cultiver la moindre de nos aptitudes, contribuent à aiguiser nos facultés de percevoir.
    De cela nous ne parlons pourtant presque jamais. Nous parlons bien d'enseignement et d'entraînement, mais nous leur assignons toujours d'autres buts et d'autres raisons. N'en trouverions nous aucun, que nous invoquerions le plaisir ou toute autre chose de ce genre, plutôt que de parler d'accroître notre acuité.

    49 - Supposons un idiot se servant d'une calculette. Il calcule un sinus: il tape le chiffre qui lui est donné, sans d'ailleurs avoir une idée claire de ce qu'il signifie, il tape sur la touche "sin", en ignorant ce qu'est exactement un sinus, et il lit le chiffre que lui donne l'écran. Après cela il remplira peut-être une case, ou cherchera sur une table, ou encore réglera un appareil.
    La différence n'est finalement pas très grande avec quelqu'un qui saurait ce qu'il fait.
    Je pourrais aussi invoquer celui qui utilise un appareil photo manuel. En général on n'a pas besoin de très bien comprendre ce qu'on fait quand on manipule un appareil photo. Ou plutôt, même si la réussite de certains effets peut nous demander un travail intellectuel complexe, ce travail intellectuel est nettement différent de celui qu'aura demandé la conception de l'appareil. Un certain nombre d'inférences sont alors déjà effectuées dans l'appareil lui-même, tandis qu'un certain nombre de celles que nous faisons peuvent très bien avoir été ignorées du concepteur.
    On peut étendre ceci au langage: le lexique et la grammaire nous donnent les relations entre dent et croquer, et toile et voile, mais pas entre la dent de toile croque les vagues.
    La photographie, comme un grand nombre d'autres pratiques, utilise des progressions logarithmiques. Chacun peut utiliser une table de logarithmes sans nécessairement comprendre ce qu'est une progression logarithmique. Comme on peut être musicien sans avoir la moindre notion de physique acoustique, et inversement.

    50 - Ce sont certainement de telles remarques qui font croire à une séparation si tranchée entre des activités de l'esprit; entre les activités mêmes du cerveau.
    Elle n'est sans doute pas dénuée de tout fondement, mais il reste à savoir si elle correspond bien à une distinction en deux classes des différentes activités humaines, ou si au contraire cette distinction n'est pas présente dans la moindre de nos activités; le moindre de leurs moments.

    51 - Chaque activité humaine tend à fabriquer ce genre d'appareils tels que calculette, appareil photo, table de logarithmes, etc..., qui fonctionnent automatiquement sans ne plus exiger de l'homme le travail intellectuel qui aura servi une fois pour toutes à les construire. Quand elle ne le fait pas, c'est parce qu'elle tend à faire de notre corps et de notre esprit ce même genre de machine automatique, afin qu'il réponde infailliblement "54" à "six fois neuf", qu'il accorde un verbe au temps, au mode et à la personne, ou encore qu'il appuie infailliblement sur la touche, la détente, ou la pédale d'un instrument ou d'une machine programmée.
    Chaque activité humaine tend à produire cela, et tend aussi à s'y plier. Elle tend à faire les deux.

    52 - Il est vrai que dans la plupart des activités, l'homme est davantage soumis à des mécanismes qu'il ne tend à les produire. L'organisation sociale du travail - et il serait utile d'en étudier les raisons - tend à diviser les activités entre celles de décideurs et celles d'exécutants.
    Dans ce cas, l'aliénation de celui qui est soumis au seul mécanisme fait pendant à l'aliénation de celui qui prétend y échapper, et se prive de toute habileté mécanique et de toute connaissance technique. Ne faire que décider n'est pas plus un «travail» de l'esprit que ne faire qu'exécuter. Ni l'un ni l'autre n'ont maîtrise sur le mécanisme qui les lie.








XIII



    53 - Quand se ferment les yeux de l'intelligence dans l'automatisme aveugle, ce sont les sens qui s'ouvrent. L'intelligible cède la place au sensible.
    De là à dire que c'est l'intelligence qui produit la sensibilité, fût-ce au prix de sa propre extinction, il n'y a qu'un pas; une généralisation qui suscite la prudence, car la sensibilité n'a jamais cessé d'être présente. L'intelligence même n'est qu'une forme de sensibilité. Je veux dire que l'égalité, la différence, l'inférence logique, il faut bien qu'en un certain sens nous la voyions.
    L'intelligence ne fait jamais que s'affranchir d'une certaine pesanteur de l'expérience sensible, comme l'oiseau en battant des ailes s'affranchit de la gravitation. Mais cet effort ne peut être que momentané. L'oiseau aussi doit se poser. Et d'ailleurs il ne s'affranchit qu'en apparence des lois de la pesanteur. Il fait mieux: il les utilise.
    L'intelligence s'élève sur la densité de la vision. J'entends par cette image qu'il y a force et vigueur dans l'apparente légèreté - dans leur apparent oubli. Mais il y a pourtant oubli, émancipation: dans un champ déterminé.(4)

    54 - Peut-on considérer que des prémisses seules produisent automatiquement une inférence? Comme nous pourrions nous demander si la lumière et une surface optique seules produisent une vision? Pour qu'il y ait vision, il faut bien qu'il y ait un être (une âme dirait Descartes) qui voit. C'est à dire, pas seulement doté d'organes de vision; mais avant tout capable de faire acte de voyance.(5)
    Je n'entends pas seulement par là une capacité de répondre d'une certaine façon à des stimuli. Pour voir, nous n'avons pas besoin de quelque chose à voir, ni seulement d'ouvrir nos yeux. Nous sommes parfaitement capables de voir quand nous dormons.
    Sans doute ne faisons nous que revoir d'une autre façon ce que nous avons vu éveillés; ne faisons nous que ressusciter des images vues que nous réarticulons (comme un langage). Mais enfin, nous voyons, et nous ne fabriquons pas moins une représentation sensible dans les deux cas. A ce compte, nous pouvons aussi bien dire que nous voyons le monde comme nous le rêvons.
    Je n'entends pas davantage faire appel à des données immédiates de la conscience.
    En fait je ne parle ni de données ni de réponses. On ne peut définitivement penser en termes de réaction. Il faut bien qu'il y ait actes et créations pour concevoir des réactions et des interactions. On ne peut indéfiniment renvoyer l'acte à un big-bang ou à une création du monde, si ce n'est à un Créateur.








XIV



    55 - Nous avons trop souvent tendance à utiliser la langue naturelle comme si elle était un langage logique.
    La langue naturelle ne sort pas de son rôle quand elle commente le langage logique, bien au contraire, on peut observer qu'elle lui est bien souvent le complément obligé. La langue naturelle y intervient généralement pour montrer. Je pense ici aux images de Frege. Elle montre, elle évoque: elle crée une relation à un monde de choses. Mais elle ne démontre rien.
    En fait la limite entre ces deux langages n'est pas aisément décelable. Ce qui fait charnière tient à un principe très simple, qui peut s'énoncer ainsi: le contenu d'une affirmation ne doit pas s'appliquer à l'affirmation elle-même.
    La proposition: «le contenu de cette proposition est faux», ne peut s'appliquer qu'à une autre proposition. Appliquée à elle-même, elle devient absurde.

    56 - Si nous appelons cela une règle, nous devons nous demander ce que nous entendons par règle: est-ce la description d'un fait nécessaire, qui est tel indépendamment de ce que nous le décrivions ou le sachions, ou est-ce une obligation de nous en tenir à certaines modalités; une interdiction d'agir autrement. Nous nous gardons bien généralement de poser ce genre de questions et de leur donner des réponses définitives.
    Ce dont nous pouvons être sûrs, c'est que si nous cessons d'appliquer cette règle, nous sortons de la logique: ce que nous dirons ne sera certainement plus vrai, quoique pas nécessairement faux non plus. Cependant nous pouvons vérifier que rien d'autre que notre propre décision - associée à une certaine attention pour ne pas y contrevenir - ne peut nous obliger à appliquer cette règle.

    57 - La règle est bel et bien à la fois description et obligation: description de ce qui résulte nécessairement du respect (ou non) de l'obligation. La relation qu'elle établit entre obligation et nécessité est alors tout à fait intéressante. Non seulement la nécessité ne fait pas l'économie de l'obligation, mais elle en découle entièrement.
    Ce qui, au passage, signifie que la règle est aussi bien un artifice. Nous décidons alors délibérément de nous interdire certaines possibilités d'employer le langage, nous limitons son champ utile. (Peu importe par ailleurs que cette interdiction soit consciente ou non, ou encore, par exemple, imposée par un maître à un élève qui ne fait qu'obéir.)

    58 - «Il fait chaud aujourd'hui et ce n'est pas vrai». Que peut signifier une telle phrase? Tout au plus une étrange façon de dire «il n'est pas vrai qu'il fasse chaud aujourd'hui», et donc, plus simplement encore: «il ne fait pas chaud aujourd'hui».
    «Il fait chaud aujourd'hui et c'est vrai». Que rajoute ici le «et c'est vrai»? Du point de vue logique il n'ajoute visiblement rien de plus que la multiplication par un en arithmétique. Dans la langue courante, il n'est pas dit que le «et c'est vrai» ne rajoute rien.
    Que signifierait un bulletin météorologique qui dirait: «il fera chaud demain mais nous ne le croyons pas». Pourtant si je dis «nous mourons tous un jour mais nous ne le croyons pas»; ou mieux: «je mourrai un jour mais je ne le crois pas», l'effet n'est plus du tout le même. (6)

    De ces exemples nous pourrions déduire que l'interdiction d'appliquer à la phrase son contenu revient à vouloir exclure de la relation signifiante le sujet de l'énonciation. La logique apparaît alors comme une discipline qui s'assignerait le but diamétralement opposé de celui qu'assignait Freud à la psychanalyse: «Wo ich war, es soll werden».(7)
    Personne ne disconviendra que «je mourrai un jour et je ne le crois pas» n'est pas une proposition logique. Elle n'en est pas pour autant une proposition illogique - elle est tout simplement une proposition qui n'exprime pas une attitude logique, ou encore, qui exprime une attitude qui n'est pas logique. Une attitude illogique n'en est pas moins une attitude, et elle est tout à fait digne d'être exprimée.

    59 - Exclure de l'énoncé le sujet de l'énonciation, c'est faire de l'énonciation un simple mécanisme. Un mécanisme tel que nous puissions en venir à l'abandonner à une machine. Et nous savons fabriquer de telles machines.
    Cependant on peut se demander si cela est encore penser.
    Ou plutôt: cette séparation de l'énoncé et du sujet suppose bien un travail de l'esprit et une pensée pour être effectuée, et ce qui s'opère par la suite n'en est plus, mais se réduit à un mécanisme.
    Voilà pourquoi l'énoncé peut alors se réduire dans un langage toujours plus schématique; jusqu'à n'être plus qu'un circuit programmé.








XV



    60 - Il est à remarquer que ce que nous faisons avec les signes d'un langage est à peu près semblable à ce que nous faisons avec n'importe quelle sorte d'objets quand nous travaillons.
    D'une certaine façon, manipuler un certain nombre d'objets n'est pas moins penser que manipuler des signes. D'autre part, tout signe demeure dans une certaine mesure un objet, et tout objet peut avoir valeur de signe.
    Dans la construction d'un bâtiment, la langue naturelle intervient aussi bien que le matériau, les outils, les plans. On peut imaginer qu'un chantier s'arrête faute de briques, de pierres, d'outils ou de bras, mais la Bible nous rappelle qu'il peut aussi s'arrêter faute d'une langue commune entre les bâtisseurs.

    61 - De ce point de vue, la tendance à la schématisation toujours plus poussée d'un langage formel, revient à travailler les signes comme des choses, et non plus comme s'ils étaient une médiation entre des choses; utiliser les signes comme s'ils avaient immédiatement entre eux la relation, par exemple, de la pierre et du levier, ou bien du clou et du marteau.
a2 - b2 = (a + b) (a - b) est une telle façon d'utiliser les signes pour qu'ils agissent directement entre eux sans avoir à passer par la médiation de ce qu'ils représentent.
    Cet usage tend au fond à épurer le signe de ce qui en fait un signe - c'est à dire sa fonction d'être là pour autre chose. Il est vrai que la formule a2 - b2 reste un ensemble de signes, mais, si je puis dire, elle n'est plus que le signe de ce qu'elle signifie. La formule symbolise la pure relation.

    Encore un effort et nous arrivons au graphe; un autre, et c'est le circuit intégré: la relation entre signes est devenue relation mécanique de choses entre elles.
    L'évolution de l'algèbre booléenne à l'informatique est très intéressante de ce point de vue. Mais il ne faudrait pas croire que l'humanité ne s'est éveillée qu'au dix-neuvième siècle: les mêmes observations pourraient se faire à propos de la machine à calculer, du boulier, de la balance, etc...
    Dans tous ces cas, nous observons une évolution apparemment surprenante: nous filtrons le (système de) signe(s), nous le raffinons dans le but de le débarrasser de toute impureté objectale, et quand nous devrions y parvenir enfin, il est redevenu pur (système d') objet(s).(8)

    62 - A l'opposé de ce processus, nous en avons un autre, qui est sans doute aussi une forme de raffinement, et qui semble gagner en puissance et en autonomie ce qu'il semble perdre en cohérence.
    Au lieu d'épurer le signe de sa choséïté, et la relation signifiante de la relation objective, il utilise immédiatement comme signe l'objet et les relations d'objet. C'est ce que je désigne par fonction poétique.
    «La dent de toile croque les vagues» ne met pas directement en relation les diverses significations des mots. Les strictes définitions deviennent d'ailleurs particulièrement floues dans une telle phrase. Elle met plutôt directement en relation les choses: la dent, la toile, croquer, les vagues.
    Rien dans le système linguistique (dans la grammaire, dans le dictionnaire) ne nous dit comment nous devons entendre. Nous devons en revenir aux choses pour découvrir les relations qui sont établies, et qu'elles peuvent, en tant que choses, entretenir entre elles.
    Des termes comme cheval vapeur, chemin de fer, garde-fou, avaient nécessairement cette valeur les premières fois qu'ils furent employés, et peuvent les retrouver pour l'enfant ou pour l'étranger qui les entendent prononcer pour la première fois. Intégrés dans le lexique, ils perdent toute leur valeur poétique.

    63 - Dans ce cas rien ne nous interdit d'étendre la notion de poétique au-delà des mots et de la langue. La langue commune ne s'en prive d'ailleurs pas, et prétend trouver de la «poésie» dans un visage, un paysage, et finalement dans n'importe quoi. Peu importe par ailleurs si celui qui emploie ce terme est alors en mesure de l'expliquer.
    L'histoire n'a pas attendu le futurisme ni Dada pour faire des poèmes visuels ou des poèmes objets. Mettez à un corps humain une tête de faucon, ou une tête de femme à un corps d'aigle. Nous avons là un rapport lointain, reste à voir ce qui le rendrait juste.

    64 - On ne peut manquer de voir, à travers cette réversibilité du signe et de l'objet, la profonde similitude entre la fonction poétique et la fonction onirique. Leur dénominateur commun pourrait être la libre association.
    Libre ici est un terme des plus ambiguë. On ne sait s'il désigne seulement l'absence de cohérence - qui rendrait l'association impropre à exprimer tout rapport juste -, ou s'il exprime l'intervention d'une activité délibérée - c'est à dire l'activité libre d'un sujet que la logique, nous l'avons vu, travaille à exclure de la stricte relation signifiante.
    Mais il n'y a là aucune autre obscurité que l'ombre que nous projetons nous-mêmes en sous-entendant une question absurde qui s'évanouit d'elle-même sitôt que posée. Elle peut se résumer ainsi: pensons-nous avant de penser?

    65 - La réversibilité du signe et de l'objet révèle en même temps toute la difficulté pour rendre compte du poétique en termes logiques, ou inversement; bref, de mêler les genres - ce qui fait proprement le sophisme.
    Dire qu'il y a un sens caché - donc déjà présent - dans une libre association en général, ou un rêve en particulier, est comme dire qu'il y ait un arbre caché dans une graine. C'est une image. Et celui qui voudrait ouvrir la graine pour trouver l'arbre ne la comprendrait certainement pas.

 

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Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Note 1

Note 2

Note 3

Note 4

Bibliographie






Notes


1 G. Mounin Problèmes théoriques de la traduction (Gall. 1963).

2 Mémoires d'Abraham Mazel et d'Elie Marion, publiées par le pasteur Ch Bost, 1931

3 «Je m'étonne dans un de mes derniers écrits que presque tous les savants de la fin du XVIIIe , dont Lavoisier, aient nié l'existence des météorites. Il leur semblait exclu que des pierres pussent tomber du ciel. Dans ces conditions je me suis hasardé à présenter comme l'une des composantes les plus remarquables de l'esprit scientifique le goût, sinon la recherche, de ce que j'aimerais nommer les vérités invraisemblables, ou les évidences dérobées, celles qui paraissent d'abord bafouer le bon sens et les convictions acquises. Entre la vraisemblance et l'évidence, c'est l'évidence qui toujours doit l'emporter [...]. L'invraisemblance n'est certes pas indice de vérité, mais elle ne doit jamais pouvoir en détourner. De même le déraisonnable n'est pas toujours preuve d'erreur.» Roger Caillois, Cohérences aventureuses, Gallimard 1976.

4 C'est là une question essentielle, que le sens possède une certaine réalité, propre à offrir résistance à l'esprit. Cette réalité là est l'objet du logique et du poétique. En cela il serait trompeur de voir l'inférence comme un simple «bond» entre deux expériences.
    C'est comme si l'on entendait par là une construction d'un modèle idéal, qui serait une représentation des faits indépendante d'eux, mais qui serait condamnée à les rejoindre à plus ou moins long terme. Cette capacité de se soumettre à une jonction nécessaire constituerait la «vérité» de la représentation.
    La comparaison s'impose alors avec l'oiseau, qui s'élève au-dessus de la terre, reste dans l'air et doit revenir au bout d'un certain temps se poser. La pensée serait comme un vol entre des expériences.
    Or, si nous poussons l'image jusqu'au bout, nous voyons bien que l'oiseau n'échappe pas plus à l'attraction de la terre pendant son vol que quand il est posé. Ce ne sont pas des «bonds», que fait l'oiseau, s'appuyant sur le sol pour s'élever et retombant plus ou moins loin selon la force de son saut. Les chose ne se passent pas comme pour le saut en longueur, où l'on vient prendre les mesures entre le point où le sauteur a quitté le sol et celui où il est retombé.
    L'oiseau ne retombe pas. La mesure entre son point d'envol et celui où il se pose ne dit, ne prouve et ne justifie rien de son vol.

5 De voyance et non de perception, car rien n'impose qu'il y ait quoi que ce soit de donné à percevoir pour voir.

6 Wittgenstein, Cours de Cambridge 1932. Voir aussi Austin, La vérité (1950), dans: Ecrits philosophiques , Seuil 1994.

7 Freud disait: «Wo es war, ich soll werden». Où était ça, je dois advenir.

8 Pierre Thibaud, La logique de Charles Sanders Peirce De l'Algèbre aux graphes. Editions de l'Université de Provence 1994.