II
De quelques idées
reçues
(1)
La superstition la plus
trompeuse à propos du langage consiste à
croire qu'il sert avant tout à communiquer.
Nous pouvons bien sûr nous parler
à nous-mêmes, ou écrire un journal
intime, mais cela ne constituerait qu'un usage marginal et
accessoire de la langue. Nous ne ferions alors qu'appliquer
à nous-mêmes, retourner de façon
égocentrique ce qui normalement est orienté
vers autrui.
Ce point de vue fausse
irrésistiblement la notion d'expression. Exprimer,
s'exprimer, est irrémédiablement compris dans
le cadre de la communication: exprimer quelque chose
à quelqu'un.
La langue ne serait en conséquence
qu'un médium (un media): x veut dire quelque chose
à y, et il se sert de la langue pour l'exprimer. Mais
qu'est-ce donc ce quelque chose à dire? Comment x le
connaît-il, et comment va-t-il s'y prendre pour
l'exprimer avec des mots?
Comment saurais-je ce que je veux dire si
je n'utilise la langue que pour communiquer ce que je veux
dire à autrui? A ce compte, ce serait plutôt la
communication qui serait une extension du monologue.
En vérité ce n'est pas
si simple. La plupart du temps nous utilisons la langue avec
un interlocuteur, mais nous n'avons pas une idée
beaucoup plus claire que lui de ce que nous allons dire.
Nous le découvrons ensemble, comme nous
découvrons ensemble la réponse. Ce que nous
exprimons, nous l'exprimons autant pour nous que pour notre
interlocuteur. Et ce qu'il nous répond nous renseigne
généralement au moins autant si ce n'est
davantage sur ce que nous avons dit que sur notre
interlocuteur.
Bref, s'exprimer, consiste
généralement à clarifier ses
idées, et certainement pas à rendre
interprétable à l'autre ce qui était
clair par avance pour nous.
(2) En règle, générale nous
parlons parce que c'est la meilleure façon de penser.
Mais la pensée reste fugace dans la parole. Lorsque
nous comptons, nous préférons noter les signes
sur du papier, ou un tableau. En soi, inscrire des signes
graphiques n'est pas plus difficile que prononcer des signes
sonores (ou plutôt, tout aussi difficile, mais pas
davantage). La difficulté supplémentaire tient
à ce que l'interlocuteur n'est plus alors
immédiatement présent.
L'écriture, quand bien même
s'agit-il d'écrire une lettre, tient plus du
monologue que de la conversation. Celui qui écrit est
toujours d'abord son propre lecteur; son propre
interlocuteur. La réponse est au mieux
différée et globale. Ecrire, c'est comme
parler à un interlocuteur silencieux à qui
l'on tournerait le dos.
Une autre superstition
consiste à croire que la langue est d'abord langue
écrite - si ce n'est langue littéraire -;
un système de signes graphiques que l'on pourrait ou
non vocaliser, et non un système de signes sonores,
que l'on peut ou non écrire. Aussi la grammaire et
son apprentissage sont-ils axés exclusivement sur la
langue écrite. On feint alors de réapprendre
la langue à des enfants qui savent très bien
la parler (si! la langue orale, la vraie) sous la forme
d'une autre langue, écrite et grammaticale.
On dédouble alors la langue: d'un
côté une langue orale - sensible à
la dimension sémantique, rhétorique,
pragmatique et performative, mais agrammaticale; de l'autre
une langue écrite - grammaticale, mais
complètement diaphane.
Ainsi voit-on des enfants parler avec
esprit, mais dans une langue grammaticalement pauvre et
incorrecte, et les voit-on incapables d'utiliser les
ressources de la grammaire aux diverses subtilités de
la langue, qu'elle laisse de côté: musicale,
poétique, rhétorique, pragmatique,
performative,... mais aussi sémantique et
logique.
Ces deux superstitions
sont à la racine d'une troisième, qui oppose
logique et sensibilité, allant jusqu'à
distinguer, sur le modèle de l'enseignement, toutes
les activités intellectuelles entre scientifiques et
littéraires, et même à chercher le
fondement biologique d'une telle séparation dans la
spécialisation des hémisphères du
cerveau.
On en vient alors à une conception
de l'esprit comme matière à enregistrer des
connaissances, des systèmes; en un mot, comme
matière à programmation (les connotations
informatiques et scolaires de programme sont
intéressantes). On pourra ensuite,
éventuellement, se préoccuper
d'épanouissement, de personnalité, de
sensibilité. Mais on ne verra pas d'autre forme de
relation entre les deux que la seule nécessité
qu'une personnalité soit assez épanouie, et la
sensibilité apaisée, afin qu'elles se
prêtent sans résistance à la
programmation. Il semble au contraire que nous ayons
là les deux flancs d'un même axe; d'une
étrave: acuité de l'esprit ,
pénétration du sens. Comment distinguer, dans
la clarté de l'esprit, entre la perception sensible
et intellectuelle?