Titre

Table

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Note 1

Note 2

Note 3

Note 4

Bibliographie

II



De quelques idées reçues (1)







    La superstition la plus trompeuse à propos du langage consiste à croire qu'il sert avant tout à communiquer.
    Nous pouvons bien sûr nous parler à nous-mêmes, ou écrire un journal intime, mais cela ne constituerait qu'un usage marginal et accessoire de la langue. Nous ne ferions alors qu'appliquer à nous-mêmes, retourner de façon égocentrique ce qui normalement est orienté vers autrui.
    Ce point de vue fausse irrésistiblement la notion d'expression. Exprimer, s'exprimer, est irrémédiablement compris dans le cadre de la communication: exprimer quelque chose à quelqu'un.
    La langue ne serait en conséquence qu'un médium (un media): x veut dire quelque chose à y, et il se sert de la langue pour l'exprimer. Mais qu'est-ce donc ce quelque chose à dire? Comment x le connaît-il, et comment va-t-il s'y prendre pour l'exprimer avec des mots?
    Comment saurais-je ce que je veux dire si je n'utilise la langue que pour communiquer ce que je veux dire à autrui? A ce compte, ce serait plutôt la communication qui serait une extension du monologue.

    En vérité ce n'est pas si simple. La plupart du temps nous utilisons la langue avec un interlocuteur, mais nous n'avons pas une idée beaucoup plus claire que lui de ce que nous allons dire. Nous le découvrons ensemble, comme nous découvrons ensemble la réponse. Ce que nous exprimons, nous l'exprimons autant pour nous que pour notre interlocuteur. Et ce qu'il nous répond nous renseigne généralement au moins autant si ce n'est davantage sur ce que nous avons dit que sur notre interlocuteur.
    Bref, s'exprimer, consiste généralement à clarifier ses idées, et certainement pas à rendre interprétable à l'autre ce qui était clair par avance pour nous. (2) En règle, générale nous parlons parce que c'est la meilleure façon de penser. Mais la pensée reste fugace dans la parole. Lorsque nous comptons, nous préférons noter les signes sur du papier, ou un tableau. En soi, inscrire des signes graphiques n'est pas plus difficile que prononcer des signes sonores (ou plutôt, tout aussi difficile, mais pas davantage). La difficulté supplémentaire tient à ce que l'interlocuteur n'est plus alors immédiatement présent.
    L'écriture, quand bien même s'agit-il d'écrire une lettre, tient plus du monologue que de la conversation. Celui qui écrit est toujours d'abord son propre lecteur; son propre interlocuteur. La réponse est au mieux différée et globale. Ecrire, c'est comme parler à un interlocuteur silencieux à qui l'on tournerait le dos.

    Une autre superstition consiste à croire que la langue est d'abord langue écrite - si ce n'est langue littéraire -; un système de signes graphiques que l'on pourrait ou non vocaliser, et non un système de signes sonores, que l'on peut ou non écrire. Aussi la grammaire et son apprentissage sont-ils axés exclusivement sur la langue écrite. On feint alors de réapprendre la langue à des enfants qui savent très bien la parler (si! la langue orale, la vraie) sous la forme d'une autre langue, écrite et grammaticale.
    On dédouble alors la langue: d'un côté une langue orale - sensible à la dimension sémantique, rhétorique, pragmatique et performative, mais agrammaticale; de l'autre une langue écrite - grammaticale, mais complètement diaphane.
    Ainsi voit-on des enfants parler avec esprit, mais dans une langue grammaticalement pauvre et incorrecte, et les voit-on incapables d'utiliser les ressources de la grammaire aux diverses subtilités de la langue, qu'elle laisse de côté: musicale, poétique, rhétorique, pragmatique, performative,... mais aussi sémantique et logique.

    Ces deux superstitions sont à la racine d'une troisième, qui oppose logique et sensibilité, allant jusqu'à distinguer, sur le modèle de l'enseignement, toutes les activités intellectuelles entre scientifiques et littéraires, et même à chercher le fondement biologique d'une telle séparation dans la spécialisation des hémisphères du cerveau.
    On en vient alors à une conception de l'esprit comme matière à enregistrer des connaissances, des systèmes; en un mot, comme matière à programmation (les connotations informatiques et scolaires de programme sont intéressantes). On pourra ensuite, éventuellement, se préoccuper d'épanouissement, de personnalité, de sensibilité. Mais on ne verra pas d'autre forme de relation entre les deux que la seule nécessité qu'une personnalité soit assez épanouie, et la sensibilité apaisée, afin qu'elles se prêtent sans résistance à la programmation. Il semble au contraire que nous ayons là les deux flancs d'un même axe; d'une étrave: acuité de l'esprit , pénétration du sens. Comment distinguer, dans la clarté de l'esprit, entre la perception sensible et intellectuelle?

 

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Bibliographie







Notes





1 Préface à Sens Rimes et Raison, publication à partir d'ateliers d'écriture en milieu scolaire, Les Cahiers du Refuge 1994.



2 Ce dernier exercice auquel nous somme parfois contraints est très fastidieux et souvent profondément ennuyeux pour celui qui s'exprime comme pour son interlocuteur.