Chapitre deuxième
24 - L'image est
d'autant plus belle que le rapport est lointain et
juste.
Mais la beauté n'est pas en cause.
C'est plutôt la force, la puissance,
l'efficacité - presque la motricité - qu'on
observe d'abord dans ce lointain et juste.
En fait nous parlons de cheminement de la
pensée, et observons qu'elle peut avancer à
plus ou moins grandes enjambées. C'est cela le
rapport lointain: un grand pas. L'enjambée est bien
plus ample entre dent et toile qu'entre dent et scie, ou
encore, plus dense.
25 - Reste à
savoir si elle est juste, et ce que ça signifie.
Est-elle juste, par exemple, au sens de: a2 -
b2
= (a - b) (a + b).
Ne nous hâtons pas trop de
répondre par la négative. Le problème
de l'inférence mathématique est bien plus
complexe que son évidence quasi mécanique le
laisse d'abord soupçonner.
Il peut se traduire ainsi: à partir
de quel moment le rapport d'égalité
établi de part et d'autre du signe peut-il être
perçu comme une évidence immédiate?
Il est sans doute des gens pour qui
a2
- b2 = (a - b) (a + b) est une telle évidence,
mais il est tout aussi certain qu'il en est d'autres pour
qui ne le sera pas 1 = 2/2, et pour qui la
compréhension de l'égalité devra passer
par des inférences intermédiaires.
Un avion vole à 400 Km/h. Un
missile le poursuit à 1 000 Km/h. A quelle vitesse le
missile se rapproche-t-il de l'avion? Supposons que
quelqu'un ne parvienne pas à comprendre qu'il se
rapproche à 600 Km/h, comment devrait-on s'y prendre
pour le lui expliquer?
Peut-être un instituteur se
contentera-t-il de lui inculquer l'application d'une
règle.
Cependant, dans la plupart des cas, nous
ne nous contentons pas d'appliquer des règles. Nous
comprenons. Et cela signifie un peu: nous voyons.
26 - Nous voyons
quoi?
En fait c'est dans ce nous voyons que nous
pouvons repérer encore une fois la pure
opération poétique.
Nous voyons bien le voilier comme toile et
dent, comme dent de toile, nous voyons "1" dans "2/2", nous
voyons "a2
- b2"
dans "(a - b) (a + b)".
Nous voyons, c'est à dire que nous
sommes capables de passer d'une relation entre des signes
à une relation entre des choses.
VIII
27 - Quand nous
employons le verbe écouler avec autant de justesse
pour les heures du jour et l'eau d'une rivière, nous
faisons une analogie entre la rivière et le temps.
C'est comme si nous disions: C'est et ce n'est pas la
même chose.
Mais nous ne disons pas que "1" est et
n'est pas égal à "2/2". Il y a entre ces deux
sortes d'expressions tout l'écart entre logique et
analogique. Voire entre symétrie et
dissymétrie.(1)
28 - Cependant nous
savons bien qu'un homme coupé en deux n'est pas un
homme vivant; ou qu'une voile déchirée en deux
ne nous rendra pas les mêmes services qu'une voile
intacte.
Nous avons tous appris qu'on ne pouvait
ajouter ou retrancher que des choses semblables; ce qui veut
dire que les relations quantitatives supposent des
identités qualitatives. Or c'est bien ce qui fait
problème: comment supposons-nous l'identité
qualitative d'où nous tirons la quantité? Nous
devons bien aller plus loin que ce que nous enseignait notre
instituteur: ce n'est pas seulement avec des entités
qualitativement identiques que nous devons compter, mais
avec les seules quantités, en faisant
entièrement abstraction des qualités. Comment
nous distinguons qualité et quantité ne
relève plus alors seulement des mathématiques,
ni sans doute non plus de la seule logique.
29 - Observons que ce
travail de distinction du qualitatif et du quantitatif n'est
pas seulement un travail de l'esprit. C'est plutôt en
quoi consiste généralement toute forme de
travail: le métal qu'on tire de la mine, la teinture
du végétal ou du minéral, le fil de la
laine, la puissance du moteur...
Et ce travail encore ne se limite pas
là: il est aussi bien le travail biologique de l'oeil
qui filtre la lumière; des oreilles, le son; des
globules qui fixent l'oxygène... et c'est encore le
travail des pures forces physiques: réfraction de la
lumière, condensation de l'eau, transformation des
énergies... Ce n'est pas ici un mince détail,
car si cette façon de voir peut donner le vertige,
l'ignorer nous ferait complètement perdre pied, et
nous couperait toute route entre connaissance et
expérience.
30 - Comment
savons-nous qu'il fait jour? Comment faisons-nous pour
reconnaître nos amis quand nous les croisons? Comment
savons-nous que nous avons faim? Comment savons-nous que
nous avons mal quand nous venons de nous écorcher?
Comment faisons-nous pour déplacer notre main de
manière à saisir à coup sûr le
verre posé devant nous? Appliquons-nous une
règle? Opérons-nous des déductions?
Où percevons-nous là la moindre
médiation?
Quand nous utilisons un sonar, nous tirons
à partir des indications que nous donne
l'écran la conclusion qu'un obstacle se trouve
à une certaine distance. Pouvons-nous supposer que
c'est ainsi que la chauve-souris perçoit l'espace?
Est-ce ainsi que nous tirons des indications de nos
yeux?
Que se passe-t-il exactement en nous quand
nous atteignons un perdreau en plein vol, quand nous nous
penchons latéralement sur notre moto dans un virage,
quand nous plaquons des accords, quand nous posons de la
couleur sur une toile...? Nous cernons là plus
précisément le caractère de
l'opération poétique que nous avons
repéré plus tôt dans le nous
voyons.
31 - J'ai parlé
par ailleurs des images qu'emploie Frege dans Que la science
justifie le recours à une idéographie
(2). Il les
emploie, paradoxalement, pour justifier la
nécessité d'un système symbolique
rigoureux propre à la science.
Non par ce qu'il prétend exprimer
mais par les moyens qu'il y applique, ce texte est
peut-être le plus représentatif d'un
réel fonctionnement de la pensée à
partir des outils qu'elle se forge.
Pourquoi Frege doit-il, à
période régulière, produire des images
poétiques? Elles ne sont manifestement pas gratuites.
Elles ne sont visiblement pas davantage séductrices.
On ne croira pas qu'il veuille charmer le lecteur, emporter
sa conviction, ni le détendre, et moins encore le
distraire. Non: il les utilise visiblement (c'est bien le
mot) pour rendre plus clair ce qu'il veut dire. Et c'est
quand même un peu paradoxal.
N'est-il pas surprenant que, si une
logique claire et rigoureuse à besoin d'un langage
formel clair, rigoureux et bien distinct de la langue
naturelle, l'on doive, pour l'expliquer, non seulement avoir
recours à cette même langue naturelle, mais
plus particulièrement à des images
poétiques?
32 - L'image
poétique ici ne fait même pas fonction de
justification ultime: tout au contraire, elle affranchit de
toute nécessité de justification. Elle ne
démontre pas, elle montre. Elle fait voir.
Attention: il ne s'agit pas de croire
qu'elle substituerait au justifié l'arbitraire. Ce
serait ne rien comprendre à toute l'articulation. Les
images de Frege n'ont rien d'arbitraire. Elles sont
scrupuleusement justes, si ce n'est lointaines.
C'est que toute démonstration
suppose des prémisses, qui à leur tour
devraient être démontrées. Qu'est-ce qui
pourrait alors tenir lieu d'ultimes prémisses?
Comment peut-on démontrer sans en arriver à un
moment à montrer? Quel autre fondement ultime peut-on
imaginer qu'un voilà? - Un «vois
là!».
Mais le voilà peut aussi bien
être voilé.
IX
33 - J'ai dit que la
poésie ne s'occupait que du rapport entre les signes.
Je conçois qu'on ne me l'accorde pas volontiers,
même après avoir lu ce qui
précède. Il est même assez clair qu'en
un certain sens cette proposition est fausse.
Tout dépend de ce que l'on entend
par signe. Aurais-je dit à la place symbole, qu'on
aurait pu déjà se trouver en terrain de
connaissance (aussi est-ce pourquoi je m'en suis abstenu).
Mais tout aurait quand même dépendu de ce que
l'on entendait par symbole.
J'emploie signe ici dans son sens le plus
général et dans toutes ses acceptions: dans le
sens où une croix peut être signe d'une
addition ou, dans d'autres cas, du christianisme; dans le
sens où des nuages peuvent être signe d'un
changement de temps, ou des traces signes de la
présence du gibier.
34 - Le chasseur qui
cherche les signes de la présence du gibier ne les
cherche pas pour les simples rapports qu'ils entretiennent
entre eux. Nous pourrions dire la même chose en ce qui
concerne les chiffres pour le comptable ou pour le
physicien.
Tout ce que le chasseur va lire comme
traces, indices, signes, va à un moment ou à
un autre devoir se confronter à la présence ou
à l'absence effective du gibier. Cette ultime
vérification n'existe ni pour le poète, ni
pour le logicien. Ce qui tient lieu pour eux de
vérification ultime, c'est la lisibilité
même: que la piste, la chaîne
d'inférences se suive bien jusqu'au bout, qu'elle ne
se rompe ou ne se brouille soudain.
35 - A partir de
là on peut commencer à percevoir la place que
tient dans le signe la symétrie et la
dissymétrie. La relation de signification a toujours
un élément de symétrie: symétrie
entre signifiant et signifié au moins. La
symétrie suppose que le rapport est
réversible: les oiseaux peuvent être signe de
la présence d'un point d'eau, un point d'eau peut
être signe de la présence d'oiseaux. La
symétrie suppose la ressemblance et la
différence. Pour que deux choses ou deux parties
d'une chose soient symétriques, elles doivent au
moins être deux, donc distinctes, au moins dans
l'espace ou le temps ou dans leur relation
spatio-temporelle.
Cette relation de la ressemblance à
la différence est aussi bien celle de l'universel et
du particulier, qui a inspiré tant de
métaphysiques. J'ai déjà
évoqué que cette distinction fait aussi bien
l'objet du travail de la nature. Pour qu'un nuage, par
exemple, soit pour nous le signe de l'orage, il faut que
nous ayons appris que toujours, ou très
généralement, un nuage de cette sorte
précède la pluie. Que nous l'ayons appris ou
que nous le déduisions d'une manière ou d'une
autre, ou même éventuellement que nous en ayons
l'intuition spontanée, il importe que nous assignions
à ce nuage-ci ainsi qu'à la prochaine pluie
probable, une certaine valeur de
généralité.
Je veux dire qu'ici la symétrie
n'est pas dans le rapport du nuage et de la pluie - en ce
qu'elle serait celle d'un signifiant et d'un signifié
- mais dans le rapport de ce nuage-ci entraînant cette
pluie-ci, avec tous les nuages semblables entraînant
la même pluie. C'est donc la symétrie des
phénomènes, qui se suivent et se ressemblent,
qui induit, dans le phénomène particulier ici
et maintenant, ce rapport qui fait du nuage le signe de la
pluie.
X
36 - Tout ceci peut
paraître quelque peu complexe. Ce ne sont en fait que
des précisions autour de mon propos. On peut se
contenter de retenir qu'il n'y a pas simplement d'un
côté des choses et de l'autre des signes. Toute
chose peut avoir valeur de signe. Cette valeur peut se
définir en deux temps: (i) Une chose est signe quand
elle est là pour autre chose. (ii) Elle est là
pour autre chose en ce qu'elle exprime une relation entre
général et
particulier.(3)
Il n'est bien évidemment pas
nécessaire de savoir le dire pour savoir l'appliquer;
ni même pour faire de la logique, ou encore de la
poésie. Mais il est cependant nécessaire de
l'appliquer, et de ne pas se tromper en l'appliquant, sinon
les mots (les signes) nous échappent et notre
pensée se brouille.
37 - Ce point de vue
peut faire apparaître que l'activité mentale
est bien un prolongement de l'activité sensorielle.
Activité sensorielle qui est nécessairement
sensori-motrice: l'activité de l'esprit fait
l'économie d'un certain nombre d'actes
d'expérience entre deux actes d'expérience.
L'inférence y tient lieu d'acte.
Comme il est essentiel pour l'aigle
d'avoir des ailes puissantes et une vue perçante, ou
pour le chien un bon odorat, des dents solides et des pattes
rapides, il est essentiel pour l'homme de pouvoir assurer
des chaînes d'inférences les plus longues
possibles entre deux actes d'expérience.
38 - Ceci n'est pas un
mince détail, car on a plutôt pris l'habitude
de se demander comment penser juste plutôt que comment
penser loin. On en est même arrivé à
oublier de se demander comment on avançait.
A partir de "1 = 2/2", par exemple, il
n'est pas très évident d'aller beaucoup plus
loin. On peut toujours faire passer des
éléments de part et d'autre du signe
d'égalité, mais on ne peut pas échapper
à une stricte symétrie. Aussi loin que nous
poussions nos investigations à la recherche de
fondements, nous finissons toujours par arriver soit
à l'évidence, soit à l'empirisme. Le
postulat d'Euclide, par exemple, relève d'une
certaine évidence, mais exclut l'expérience
(à moins qu'on ne considère son application
comme une certaine vérification
empirique).(4)
39 - Nous attendons du
langage mathématique qu'il fonctionne comme une
machine. Et nous fabriquons d'ailleurs des machines: nous
tapons un chiffre, puis le signe "√", et nous obtenons la
racine carrée de ce chiffre.
La simple existence de machines à
calculer montre bien qu'il existe deux activités
distinctes: l'une qui consiste à calculer, l'autre
à faire des mathématiques. La première
peut être abandonnée à une machine, la
seconde consiste à fabriquer les outils et les
appareillages «conceptuels» que la machine
utilise. Séparée de la première, la
seconde devient bien problématique et même
mystérieuse.
Nous avons en tout cas dans cette machine
un système complètement clos, dont rien ne
peut sortir qui ne soit introduit. Un système
infaillible, mais par là entièrement
stérile. "122" était
déjà dans "144".
40 - Stérile, le
mécanisme est aussi aveugle. Et l'on peut s'y fier
aveuglément.
Nous pouvons sans trop de peine concevoir
"12". Admettons que nous puissions concevoir "12 X 12". Mais
nous ne pouvons plus du tout concevoir "1212
". Nous n'avons nul
besoin de le concevoir; nous pouvons sans problème
travailler avec "1212" sans avoir
à calculer sa valeur.
Faire des mathématiques consiste
à voir des mécanismes sur lesquels on puisse
s'appuyer aveuglément. Or cette gymnastique change
curieusement notre aptitude à voir.
Ainsi ne verra-t-on pas tout de suite que:
a2
- b2 = (a + b) (a - b), et devrons-nous d'abord
apprendre à voir que:
(a + b) (a - b) = a (a - b) + b (a - b) = a2 - ab + ab -
b2.
Pourtant, voir a2 -
b2
= (a + b) (a - b), c'est être en mesure d'oublier: a
(a - b) + b (a - b) = a2 - ab + ab -
b2.
41 - Il y a une part
voyante et une part aveugle dans tout processus mental. La
part aveugle est celle qui consiste à appliquer une
règle - l'applique aveuglément. Mais il faut
bien à un moment ou à un autre en venir
à voir.
Ces moments seront forcément au
commencement et à l'aboutissement de tout emploi
d'une règle; la règle ne sera au fond qu'une
façon de passer d'une vision à une autre.
Nous pouvons alors concevoir la
règle comme un ensemble de manipulations bien
fixées, qui nous manifesteraient une chose identique
sous des angles différents.
Ainsi par exemple: 144 =
122
= 12X12 = (3 X 4) 2 = 32 X 42 = 9 X 16
= 32 X 24 = (3 X 3) X (2 X 2 X 2 X 2) , etc...
Angles qui nous révéleraient
autant de propriétés diverses de cette chose,
qui autrement nous seraient restées
invisibles.
42 - La règle
pourrait alors être perçue comme
l'élément d'une mécanique de la vision.
Ce qu'elle est indéniablement en un sens. La simple
vision optique suppose d'ailleurs l'exercice de
règles strictes de réflexion. Est-ce là
le même principe que celui de la réflexion
mentale?
Descartes note très bien dans La
Dioptrique que ce n'est ni l'oeil, ni le nerf optique, ni le
cerveau qui voient, mais l'âme. Que l'âme seule
voit ne veut pas dire grand chose, si ce n'est une
tautologie: qu'on appellerait âme ce qui voit, ou
bien, c'est d'ailleurs seulement ce qui est à
retenir, une proposition négative: que ni l'oeil, ni
le nerf optique, ni le cerveau ne voient mais ne sont que
les organes, les outils de cette vision.
On peut toujours suivre les particules
lumineuses dans leur cheminement, puis suivre les
excitations qu'elles produisent: nulle part nous ne verrons
le siège d'une vision.