1. A quoi ça sert, la poésie ?
Je naime pas particulièrement les enfants,
mais jaime leurs questions : les enfants osent dire ce que les
adultes nosent souvent pas penser.
Il arrive quon montre aux enfants des écoles
des poètes, comme on montrerait des ours. Il y en a alors toujours
un qui demande : « A quoi ça sert, la
poésie ? »
Évidemment, cela peut être une question bête.
Mais il faudrait alors être capable de lui montrer pourquoi. Les enfants
demandent souvent « à quoi ça sert ».
Moi-même je posais toujours cette question.
Quand un enfant demande à quoi ça sert, il
attend généralement une réponse plus simple que celle
que ladulte imagine. Il ne pense pas à quelque chose comme une
cause finale. Quand il demande à quoi ça sert une hache, il
attend un réponse du genre « à fendre les
bûches » ; et un marteau, à planter des clous.
Bref, le « à quoi ça sert »
ébauche irrésistiblement un « à quoi on sen
sert », et de là un « comment on sen sert ».
Dans ce cas, si on lui répond « à
rien », il pensera quon se moque de lui, ou encore quon
est idiot.
« A quoi sert la poésie ? »
peut donc se prêter à des réponses intelligentes. Il a
fallu que de nombreux enfants me posent cette question agaçante pour
que je commence à les percevoir. Par exemple : « La
poésie, ça sert à voir avec les oreilles ».
2. Faire sortir la pensée de la tautologie
Un enfant pourrait encore me demander : « Quest-ce
que ça veut dire, voir avec les oreilles ? », ou mieux :
« Comment on fait ? ».
Cest encore une chose que jaime bien chez les
enfants : on est vite découragé dexpliquer, de démontrer,
et on a envie tout simplement de leur montrer, leur montrer comment on fait.
Par exemple, je pourrais entraîner la classe dans la cour, chaque élève
muni dun papier et dun crayon.
Je pourrais aussi leur dire que la poésie ça
sert à faire sortir la pensée de la tautologie de linférence
logique. Mais il vaudrait mieux alors que je mexplique autrement.
Je pourrais par exemple leur demander de mexpliquer
leur dernière leçon de mathématique, puis je leur proposerai
alors de remplacer les valeurs numériques par des mots en conservant
les connecteurs. Ça ne donnera pas automatiquement des chose poétiques,
loin de là. Mais tout ce que ça donnera sera intéressant
du point de vue du « comment on fait ».
Ça donnera trois sortes de choses : (i) dun
côté beaucoup de tautologies pas très intéressantes ;
(ii) à lautre extrême, de purs délires dépourvus
de toute consistance ; (iii) mais entre les deux, des constructions parfaitement
recevables, dun facture spatialiste ou concrète.
Cest-à-dire des choses dôtées
dune consistance pour linterprétation. Mais dun consistance
qui na alors plus rien à voir avec la consistance logico-mathématique.
Il est très instructif pour tous alors de comparer
les méthodes, les approches et les tâtonnements.
3. La Consistance
Il est temps de laisser ici les enfants et de sarrêter
au mot qui est peut-être la clé de ces rencontres : « consistance ».
Cest je crois un concept qui peut être le dénominateur
commun de toutes les approches qui sont ici représentées.
Consistance est un mot français, mais quon
emploie bien souvent en logique comme un anglicisme. Je ne suis pas convaincu
que consistant en Anglais fonctionne exactement comme « consistant »
en Français. La preuve en est quon a longtemps préféré
le traduire par « cohérent ». Bref, par « consistant »
on désigne seulement ce qui répond au principe de non contradiction.
Ce nest pas exactement de cela que je parle, bien que ce nen soit
pas totalement étranger.
Quand je dis « consistance », je pense
à quelque chose de plutôt proche de « résistance »,
dans le sens où lon peut parler de la « résistance »
dun matériau, ou même dun « plat de résistance »
(nécessaire pour faire un menu consistant).
Paul Valéry comparait les mots à des planches
jetées sur un abîme, qui offrent assez de résistance pour
passer vivement, mais qui craquent si lon sy arrête.
La consistance renverrait plutôt chez moi à
la notion humienne de vividness, cest à dire « vivacité »,
« intensité », qui articule le Traité
ou LEnquête à ses écrits esthétiques ;
ou encore aux notions de « puissance » et de « fécondité »
qui reviennent régulièrement sous la plume de Poincaré ;
ou dans le terme freudien dintensité, tel quil sapplique
au rêve ou à lhallucination.
Je ferais dailleurs observer que les auteurs que je
cite nemploient jamais ces notions comme des termes techniques. Cest
pourquoi je les appelle « termes » ou « notions »
et non pas « concepts ».
4. Une mécanique de la pensée
Jai déjà dit que la consistance dont
je parle nest pas la cohérence, cest à dire la non
contradiction. Elle se distingue aussi de la consistance logique par un autre
critère quévoquait ma citation de Paul Valéry :
elle est relative à la vitesse.
Par exemple, pour ricocher sur leau, un galet doit
être animé dune vitesse suffisante, et quand il la perd,
leau noffre plus assez de résistance, et il sy enfonce.
Au fond, ces deux consistance seraient pour la mécanique
ce qui correspond à la statique et à la dynamique.
On peut sauter ou danser sur une proposition logique, en
principe elle tient. En fait elle est tautologique parce quelle est
statique.
Si lon concevait une mécanique de la pensée,
la logique en serait la statique et la poétique la dynamique.
Quand je parle de mécanique, je pense à quelque
chose de très différent de la « mécanique
lyrique » de Cadio et Alféri. Pour diverses raisons, la
mécanique a fini par paraître une parente pauvre de la science ;
historiquement, elle en est plutôt la sur aînée,
et peut-être la mère.
La science moderne, la « science nouvelle »,
est née à peu près entre les époques de Léonard
de Vinci et de Descartes ; elle est née dune application
systématique des lois de la géométrie aux lois de la
nature.
Si lon y regarde bien , ça ne va pas tellement
de soi que les lois de la géométrie puissent se plaquer sur
les lois de la nature. Par exemple, je me demande si dans lapplication
de théorèmes euclidiens à laccélération
dun corps en chute libre il ny a pas quelque chose de lordre
de la métaphore.
5. Comment est-ce que nous savons ce que nous savons ?
Jeffleure ici une question épistémologique
qui excède largement le cadre de ces rencontres. Elle peut se résumer
ainsi : comment est-ce que nous savons ce que nous savons ? Plus
exactement encore : comment nous savons faire ce que nous savons faire ?
Dans la tradition scientifique occidentale quelques
trois siècles peuvent suffire pour parler de tradition on invoque
diverses sources : les données des sens, les données immédiates
de la conscience, linférence logique, lexpérimentation.
On ne sentend pas sur ces sources, mais on sentend
du moins pour exclure la révélation et le dogme. Loin de moi
le désir de sous-estimer cette posture face au savoir qui dailleurs
à fait ses preuves defficacité. Cependant, il me semble
au contraire que lessentiel de ce que je sais, je le sais parce que
je lai appris non de ces sources-là, mais des autres ; à
commencer par parler, puis lire, écrire et compter.
Je peux toujours par récurrence tenter daffermir
ma certitude sur linférence ou lexpérimentation,
ou tenter de remonter jusquà ma pure perception sensorielle,
ou aux pures données de la conscience, si tant est quelles existent,
je suis toujours aux prises avec des données qui me sont données
par dautres.
On peut aussi bien sûr imaginer un homme abstrait,
un homme universel : lhomme en général ; et
considérer que, ce que nous autres hommes réels apprenons les
uns des autres, lui, qui serait notre somme algébrique, lapprendrait
de lui-même.
Mais je ne vois plus alors ce que cette nouvelle anthroposophie
apporterait de supérieur à lancienne théosophie
quelle prétendrait remplacer.
6. La méthode galiléenne
On peut considérer Galilée comme le principal
fondateur de la pensée scientifique moderne. Sa lecture est très
instructive.
Ce qui est très dur à déterminer pour
un lecteur daujourdhui, cest ce que Galilée dit de
neuf : faire la part des prémisses et des conclusions. Au fond
il généralise un savoir : il applique à lunivers
entier un savoir tout prêt qui sert à la construction navale.
A mes yeux, que ce savoir reste technique ou soit appliqué
au mouvement cosmique, il demeure mystérieux. Galilée passe
sur des gouffres de questionnements. Je constate les mesures exactes appliquées
aux corps physiques, jobserve la justesse des inférences quelles
permettent. Mais doù tirons nous ces certitudes géométriques,
doù sortons-nous ces techniques de construction ? Et surtout :
Par quel mystère les deux sont-elles à ce point ajustées
?
Si lon a tiré par induction les concepts et
les lois de la géométrie du comportement des matériaux,
ce nest peut-être pas étonnant ; cependant la géométrie
sest totalement émancipée de la physique, et la certitude
de ses inférences ne se reporte à aucune expérience.
Dautre part, si la technique saffine par déduction géométrique,
on peut aussi renverser le raisonnement, et on se trouve devant le problème
de luf et de la poule.
On peut aussi éluder la question. On peut dire que
la création obéit aux lois de la géométrie parce
que le créateur a fondé ces lois et créé le monde
selon ces lois, je ne sais plus exactement en quelle année.
Curieusement, cest Descartes qui sen tire avec
une telle pirouette, alors quil semble être le philosophe, mais
aussi le savant et le mathématicien qui ait le mieux perçu le
problème, et celui qui lait abordé avec le plus de radicalité.
7. La méthode cartésienne
Je crois que si Descartes sen contente, cest
que la question, sous cette forme trop générale, ne lintéresse
pas. Cest le côté pratique qui lintéresse :
« Comment on fait ? » Mieux même : « Comment
je fais ? » « Comment je my prends ? »
Pas lhomme universel, lhomme en général, mais « moi »,
« ego ».
Les interlocuteurs contemporains de Descartes lont
surtout détourné de ces questions, le pressant plutôt
de clarifier ses pirouettes, doublement gêné quil était
par la menace des autorités religieuses, tant catholiques que protestantes ;
et la postérité les a suivi dans cette voie.
Je vais donner quelques exemples des questions où
lon refuse de suivre Descartes, et où il ne conduit dailleurs
pas très loin, car très vite il senlise. Mais ce nest
pas gênant quil senlise, au contraire. Cest plutôt
la preuve que ce sont de bonnes questions ; des questions fertiles, qui
ouvrent des voies. Il nest que trop facile de construire rétroactivement
des systèmes cohérents, cest-à-dire au fond tautologiques,
ou seulement descriptifs.
Vers 1620, Descartes écrivait : « Lhomme
ne connaît les choses naturelles que par analogie avec celles qui tombent
sous le sens. Et nous considérons même comme ayant philosophé
avec le plus de vérité celui qui a pu, avec plus de succès,
assimiler les choses cherchées à celles qui sont connues par
le sens. »
« Assimiler » évoque bien ici
lidée dune métaphore, dune image juste. Doù
lusage quelque peu ambiguë de « sens » le
sens ou les sens ? Connaître la vérité est dabord
la rendre sensible (« intuitionable »).
8. Linférence comme expérience
Plus tard il écrit dans les Règles pour
la direction de lesprit : «
Les expériences
que nous avons des choses sont souvent trompeuses, mais la déduction,
cest à dire la pure et simple inférence dune chose
à partir dune autre, peut sans doute être manquée
si on la voit mal, mais ne peut jamais être mal faite par un entendement
doué de raison
»
Lexpérience nest pas fiable, mais linférence,
si. Cette « inférence » est très semblable
à une expérience sensible ; quelque chose de lordre
de la vision. En quoi est-elle ou non une « expérience » ?
En quoi est-elle ou non « sensible » ?
Il écrit plus loin de lintuition : « Par
intuition jentends [
] une représentation inaccessible
au doute, représentation qui est le fait de lintelligence pure
et attentive, qui naît de la seule lumière de la raison, et qui,
parce quelle est plus simple, est plus certaine encore que la déduction. »
« Intuition » vient du verbe intueor,
Regarder attentivement, observer ; considérer, songer ; être
tourné vers ; et de Intuitus, vue, regard.
Il semblerait que la vision crée ici le visible.
Cest en fait ce qui est dit un peu plus haut dans les Règles :
« Toutes les sciences ne sont en effet rien dautre que lhumaine
sagesse, qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelque
différents que soient les objets auxquels elle sapplique, et
qui ne reçoit pas deux plus de diversité que ne reçoit
la lumière du soleil de la variété des choses quelle
éclaire
»
Cest une idée qui renvoie à ce quil
écrivait déjà en 1620 : « Il peut paraître
étonnant que les pensées profondes se rencontrent plutôt
dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. [
]
Il y a en nous des semences de science, comme dans un silex des semences de
feu ; les philosophes les extraient par raison ; les poètes
les arrachent par imagination : elles brillent alors davantage. »
9. Nud ferroviaire ou gordien.
Il nest pas étonnant que les philosophes qui
aient à mes yeux le mieux compris et le mieux critiqué Descartes
aient été des professeurs de rhétorique : Locke
et Vico.
Si je me suis si longuement étendu sur la pensée
de Descartes, cest quelle me semble représentative dun
nud, dans le double sens de nud ferroviaire ou routier :
là où lapport scientifique, philosophique et technique
dautres civilisations se transforme véritablement en une science,
une philosophie et une technique strictement européennes et modernes
(cest dailleurs à ce moment-là que les langues européennes
commencent à remplacer le latin pour véhiculer la pensée) ;
et dans le sens dun nud gordien, qui se traduit par une table
rase envers tout ce qui était déjà supposé connu.
Cest pourquoi, en organisant ces rencontres, nous
avons voulu commencer par une table ronde sur les rapports de la logique et
de la poétique dans les autres civilisations.
Malheureusement, le maillon le plus important aura été
sauté : celui de la civilisation arabo-islamique, qui a bel et
bien monté cette table dont le seizième et le dix-septième
font table rase : table des lois, table des catégories, à
base dune poétique prophétique et dune analytique
aristotélicienne, que la scolastique avait laborieusement tenté
de christianiser, mais dun point de vue seulement métaphysique,
en oubliant aussi bien la dimension philologique si ce nest
rhétorique et en abandonnant la technique aux seuls ingénieurs
et artisans.
10. Le mouvement de la pensée
Je me permettrai une dernière citation des Règles
pour la direction de lesprit. « [
] Il faut prêter
aux faiblesses de la mémoire le secours dune sorte de mouvement
continu de la pensée. Si donc, par exemple, jai commencé
par reconnaître, grâce à des opérations distinctes,
quelle est la proportion qui existe entre les grandeurs A et B, ensuite entre
B et C, puis entre C et D, et enfin entre D et E, je ne puis men faire
une idée précise à partir de celles que je connais déjà,
à moins de me les rappeler toutes. Aussi vais-je les parcourir plusieurs
fois par un mouvement continu de limagination, qui voit chaque
terme par intuition en même temps quelle passe aux autres, jusquà
ce que jai appris à passer si rapidement de la première
proportion à la dernière que je ne laisse presque plus aucun
rôle à la mémoire et quil me semble avoir une intuition
simultanée de tout. » (Règles 387-388)
On voit là explicitement que Descartes avait
lui-même en tête une consistance qui ressemble à celle
que jévoquais tout à lheure : une puissance,
une intensité, une vividness, produites par le mouvement même
de lesprit.
Jattire ici lattention sur ce détail
essentiel que la notion de vérité se départit alors de
limportance quelle revêt dhabitude pour la philosophie
et la science. Limportant nest pas de sassurer que ce que
lon perçoit soit « vrai », donc de « vérifier »
quoi que ce soit, mais plutôt de percevoir avec le maximum dacuité.
11. La voile qui remonte le vent
Lacuité, la recherche de lacuité,
remplace ici la quête de la vérité.
Frege écrivait en 1882 : « Les signes
ont, pour la pensée, la même importance queut pour la navigation
lidée dutiliser le vent afin daller contre le vent ».
Il poursuivait cette belle image par un raisonnement tout semblable à
celui de Descartes, mais dans lequel le signe devient loutil privilégié.
Larticle sappelle Que la science justifie
le recours à une idéographie, et Frege y démontre
lutilité de forger un système doutils symboliques
à la fois résistants et précis ; des signes qui
ne risquent pas de se rompre si lon sy arrête, comme les
planches de Valéry.
Cest un article court, qui a dabord attiré
mon attention parce quil est construit autour de quelques images poétiques,
belles et justes, et surtout vigoureuses et éclairantes, pour traiter
dun sujet qui rend le recours à un tel procédé
stylistique paradoxal, et même quelque peu ironique.
En y regardant de plus près, il ma semblé
que les images poétiques allaient un peu plus loin que le raisonnement
auquel Frege les faisait servir : ces images évoquent une dynamique,
alors quil sen sert à justifier une statique de la pensée.
Frege voit dans le signe logique, dans cette pureté
univoque du signe que nous employons en logique, un matériau plus dur
que celui de la langue naturelle. (Cest une idée que Wittgenstein
fait vaciller dans sa Grammaire philosophique.)
Pourtant, quand nous regardons les planches à voile
dans la rade de Marseille, nous voyons que leau et le vent, peuvent
prendre une fermeté qui na rien à envier à la terre
ferme, à la pierre et même au métal.
Évidemment, si lon sarrête, leau
redevient liquide, la voile pend, et lair se fait impondérable.
12. La jonction du sonore et du visuel
La principale différence entre le signe logique et
le signe de la langue naturelle différence tellement évidente
quon loublie est que le premier est essentiellement un
signe graphique, alors que le second est un signe sonore.
Si je prononce la formule « x2-4x »,
chacun maccordera que je peux la prononcer dans quelque langue que ce
soit, elle demeurera exactement la même formule. Cest quelque
chose de très différent qui a lieu avec le vers de Mallarmé :
« Aboli bibelot dinanité sonore ».
La langue, comme son nom lindique est dabord
faite de signes sonores. Non écrite, la langue se suffit à elle-même
et fonctionne très bien. On a pu changer la graphie de certaines langues
(le Turc par exemple) sans ny rien changer dessentiel. (Quoi que
)
Rien ne nous dit que lécriture ait été
tout dabord la notation de la langue, et nait pas été,
dès lorigine, des signes tout aussi étrangers à
la mise en voix que les signes de la logique. Je pense plutôt, comme
Lou Sin dans Reflexions dun profane sur lécriture,
que lécriture et la langue aient des origines distinctes, et
que plus tard seulement elles se soient rejointes ; que des signes graphiques
aient servi à noter des signes sonores.
Posons que la poésie apparaît lorsquelles
se rejoignent et se recoupent. Posons que : La poésie vise
la reconstitution de loralité à partir du signe visuel.
Mais aussi bien, et peut-être plus encore, la reconstitution
du signe écrit, (cest à dire lintelligibilité)
à partir de la mémorisation orale. (Ce qui peut proprement sappeler
« lire avec les oreilles ».)
Ce qui explique la prédominance historique du vers
rimé, en ce quil suppose de facilités mnémoniques
et surtout de garantie de restitution.
13. De la versification à la poésie concrète
Que visait, par exemple, lapprentissage par cur
des discours de Gautama, avec leurs assommantes répétitions,
avant quils ne fussent traduits et écrits en de nombreuses langues ?
Je pointe là que la première des inscriptions est peut-être
linscription dans la mémoire. (Linformatique vient confirmer
ici que lorigine se dévoile dans laboutissement.)
Linscription de signes sonores dans la mémoire
suppose un autre travail sur le signe que linscription de signes visuels
sur un matériau plus ou moins durable. Il est clair que la seconde
condense, tandis que la première tend à constituer des harmonies
et des mesures, des rythmes, des rimes et des allitérations.
« E = MC2
» Ces cinq signes sont indépendants
de leur prononciation. En Français ça donne :ufs,
égale aime ces deux. Ce qui est une façon de le dire, mais
pas de le lire : « Lénergie est la masse multipliée
par le carré de la célérité. »
La formule qui peut se dire en six ou huit syllabes (et
en combien de lettres!) peut se traduire alors par deux alexandrins :
Lénergie égale
la masse multipliée
Par la célérité
élevée au carré.
Voici en gros les deux extrêmes qui iraient de la
versification à la poésie concrète.
Dans tous les cas il sagit dinscrire, de mémoriser,
denregistrer, de schématiser, voire de modéliser,
moins peut-être pour le conserver, pour le restituer, pour le communiquer,
que pour permettre dopérer des inférences.
Ces premières intentions nétant de toute
façon que les moyens de la seconde.
14. Mécanique de linférence
Arrêtons-nous à linférence :
IL NY A PAS DE FUMÉE SANS FEU. Voilà un exemplaire typique de
prémisse majeure. Ajoutons lui une mineure : IL Y A DE LA FUMÉE.
Et nous inférons la conclusion du syllogisme : IL Y A UN FEU.
On a beaucoup écrit sur ce genre de petits machins.
Mais sil ny a pas de feu ?
Ce nest donc pas de la fumée ; cest de la poussière,
de la brume
La fumée des labours au matin
Limage serait fausse
? À moins que le feu soit celui du soleil (que conserve la terre à
laube glacée) ?
Le feu peut être celui dun regard ; le
regard peut être brûlant, les paroles peuvent être fumantes,
ou fumeuses
Un logicien pourrait dire quil nest plus possible
de sentendre. Pourtant les faits quotidiens le contrediraient :
on sentend très bien.
En fait on peut aussi remonter le syllogisme en sens inverse,
de la conclusion à la majeure. La relation ternaire se maintient, mais
se déplace, sans se défaire ; elle déplace les significations.
Le terme de fumée inclut-il, intercepte-t-il ou exclut-il
celui de nuage ? Cela peut dépendre dune langue. Mais ce
nest quune question de définition : Il ny a
pas de nuage sans le feu du soleil.
Pris dans un sens, celui de lanalytique qui va de
la majeure à la conclusion, le syllogisme conduit à une proposition
« vraie », du moment que les prémisses le sont.
Pris en sens inverse, un sens synthétique, il va dune image,
dun trope, à une signification.
Par exemple, les images quemploie Frege dans son article
remontent, si je puis dire, le cours de son analyse, un peu comme un architecte
installe ce quen statique on appelle des tirants pour compenser
ce quon appelle des étais. (On dit dailleurs « étayer
une argumentation.)
15. La force
Chacun des points que jai exposés jusquici
mériterait à lui seul un développement plus long que
mon intervention toute entière. Jai pris quelques raccourcis.
Malgré ces raccourcis, mon intervention commence à dépasser
ce quun auditoire peut entendre en une seule fois. Il serait donc temps
de conclure.
Il se trouve que je nai aucune conclusion à
donner, mais je peux ébaucher de possibles prolongements, qui pourraient
rejoindre les pratiques des autres intervenants de cette table.
Jai beaucoup parlé de mécanique, et
beaucoup employé des termes de mécanique. Jai évoqué
lidée que la logique travaillait sur des équilibres alors
que la poétique sattachait plus au mouvement de la pensée.
Aussi, sans dailleurs y penser, jai évité
ce lieu commun, ce préjugé, de ramener la logique à la
vérité, et la poétique à la beauté. Préjugé
qui me semble doublement contestable, dabord parce que la beauté
nest pas si étrangère à la logique, ni la vérité
à la poésie, mais surtout parce que les notions de vérité
et de beauté me semblent des planches si vermoulues, quil vaut
mieux y passer très vite.
Je substitue à ces deux notions celle, unique et plus
consistante, de force. Cest une idée que jai puisée
il y a très longtemps dans Le Manifeste du Surréalisme.
André Breton y cite la phrase très éclairante
de Pierre Reverdy : « Limage est une création
pure de lesprit. Elle ne peut naître dune comparaison mais
du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront
lointains et justes, plus limage sera forte Plus elle aura
de puissance émotive et de réalité poétique. »
16. Travail moteur et résistant
Cette conception va plus loin que le seul champ de la poétique
ou de la poésie et concerne lesthétique dans son ensemble.
Si je dis que les images de Frege sont belles, cest
parce que je peux dabord me figurer la voile avant que den comprendre
le sens. Je peux même y réfléchir, et la comprendre mieux,
en regardant plus tard des voiles sur la mer. Dans ce cas, ce ne sont plus
les mots qui sont faits signes pour la pensée, mais les choses mêmes.
Par exemple, un ami me citait ces paroles de René
Char : « Le poète est un arbre ». Comment
comprendre cette phrase ? Va-t-on chercher une définition de lensemble
poète et de lensemble arbre de telle sorte que le premier ensemble
soit un ensemble inscrit dans le second ?
Quand mon ami me disait cette phrase, javais un arbre
en face de moi, et je me rappelais dune photographie de Char au milieu
dun groupe de maquisards.
Je comprenais très bien ce quil voulait me
dire : il me reprochait et mexcusait tout à la fois de ne
pas être très disponible, très malléable pour des
projets. Le rapprochement faisait une très bonne image. Et mieux je
voyais larbre et je me représentais la photo, mieux je comprenais
ce quil voulait me dire ; lui qui pourtant tournait le dos à
larbre et peut-être navait jamais vu cette photographie.
On pourra remarquer aussi que, prononcé dans dautres
circonstances « le poète est un arbre » peut
navoir pas davantage de sens que « cochon vole ».
Ici la pensée na pas besoin dun système
signifiant tout monté pour générer son sens ; cest
plutôt le sillage quelle trace qui génère son propre
système. Cest le processus même du rêve, que décrit
Freud en 1900 dans LInterprétation des rêves.
17. Je rêve donc je suis
A ce propos, et cela pourrait être une conclusion
une conclusion ouverte jai observé que Freud
lui-même empruntait ses termes à la mécanique.
Mais il me paraît un mauvais mécanicien :
Le terme de « résistance », essentiel à
la psychanalyse, me fait rechercher un « travail moteur »
qui soit opposé à cette « résistance ».
Quand on comprend la résistance, on ne comprend plus à quoi
elle résiste, et quand on perçoit bien ce que Freud appelle,
à juste titre « travail », il semble que ce travail
soit celui de la résistance. Pour être plus simple, ma lecture
de Freud laisse en suspens cette question : Où est ma pensée
avant que je ne la pense ?
Dans la dernière partie de Linterprétation
des rêves, Freud ébauche une modélisation du processus
de la pensée, géniale mais, selon ses propres termes, insuffisante.
Cest à ma connaissance le seul ouvrage quil ait publié
avec des croquis. Je vois dans ces croquis cette volonté scientifique
de systématiser lapplication de modèles géométriques
aux lois de la nature nature de la pensée en loccurrence.
Une telle application est rendue problématique par
labsence de mesures, labsence de quantitatif. Je ne vois pas comment
on pourrait étalonner la résistance de linconscient. Mais
javoue que je naurais pas non plus imaginé comment étalonner
la résistance de leau avant Archimède.
Je crois que, si Freud a toujours rêvé de trouver
un ancrage biologique à sa théorie sans jamais en apercevoir
la possibilité, cest quil souhaitait peut-être y
trouver du quantitatif qui lui donnerait cette clé de la scientificité
lexactitude qui fait le critère de la vraie science.
Mais cest sans doute une erreur de la croire dépendre du quantitatif.
Il existe une géométrie qualitative, qui est
dailleurs bien représentée dans ces rencontres, comme
à cette table. Jimagine ce que pourrait donner le travail entrepris
dans la dernière partie de la LInterprétation des rêves
poursuivie par un psychanalyste topologue.