LA POESIE ÇA SERT A QUOI ?

 




(Intervention au colloque "Poésie et logique", 1995, Vieille Charité, Marseille)

POESIE & LOGIQUE
L’ESPRIT ET LA LETTRE





1. A quoi ça sert, la poésie ?
   Je n’aime pas particulièrement les enfants, mais j’aime leurs questions : les enfants osent dire ce que les adultes n’osent souvent pas penser.
   Il arrive qu’on montre aux enfants des écoles des poètes, comme on montrerait des ours. Il y en a alors toujours un qui demande : « A quoi ça sert, la poésie ? »
   Évidemment, cela peut être une question bête. Mais il faudrait alors être capable de lui montrer pourquoi. Les enfants demandent souvent « à quoi ça sert ». Moi-même je posais toujours cette question.
   Quand un enfant demande à quoi ça sert, il attend généralement une réponse plus simple que celle que l’adulte imagine. Il ne pense pas à quelque chose comme une cause finale. Quand il demande à quoi ça sert une hache, il attend un réponse du genre « à fendre les bûches » ; et un marteau, à planter des clous.
   Bref, le « à quoi ça sert » ébauche irrésistiblement un « à quoi on s’en sert », et de là un « comment on s’en sert ».
   Dans ce cas, si on lui répond « à rien  », il pensera qu’on se moque de lui, ou encore qu’on est idiot.
   « A quoi sert la poésie ? » peut donc se prêter à des réponses intelligentes. Il a fallu que de nombreux enfants me posent cette question agaçante pour que je commence à les percevoir. Par exemple : « La poésie, ça sert à voir avec les oreilles ».


2. Faire sortir la pensée de la tautologie
   Un enfant pourrait encore me demander : « Qu’est-ce que ça veut dire, voir avec les oreilles ? », ou mieux : « Comment on fait ? ».
   C’est encore une chose que j’aime bien chez les enfants : on est vite découragé d’expliquer, de démontrer, et on a envie tout simplement de leur montrer, leur montrer comment on fait. Par exemple, je pourrais entraîner la classe dans la cour, chaque élève muni d’un papier et d’un crayon.

   Je pourrais aussi leur dire que la poésie ça sert à faire sortir la pensée de la tautologie de l’inférence logique. Mais il vaudrait mieux alors que je m’explique autrement.
   Je pourrais par exemple leur demander de m’expliquer leur dernière leçon de mathématique, puis je leur proposerai alors de remplacer les valeurs numériques par des mots en conservant les connecteurs. Ça ne donnera pas automatiquement des chose poétiques, loin de là. Mais tout ce que ça donnera sera intéressant du point de vue du « comment on fait ».
   Ça donnera trois sortes de choses : (i) d’un côté beaucoup de tautologies pas très intéressantes ; (ii) à l’autre extrême, de purs délires dépourvus de toute consistance ; (iii) mais entre les deux, des constructions parfaitement recevables, d’un facture spatialiste ou concrète.
   C’est-à-dire des choses dôtées d’une consistance pour l’interprétation. Mais d’un consistance qui n’a alors plus rien à voir avec la consistance logico-mathématique.
   Il est très instructif pour tous alors de comparer les méthodes, les approches et les tâtonnements.


3. La Consistance
   Il est temps de laisser ici les enfants et de s’arrêter au mot qui est peut-être la clé de ces rencontres : « consistance ». C’est je crois un concept qui peut être le dénominateur commun de toutes les approches qui sont ici représentées.
   Consistance est un mot français, mais qu’on emploie bien souvent en logique comme un anglicisme. Je ne suis pas convaincu que consistant en Anglais fonctionne exactement comme « consistant » en Français. La preuve en est qu’on a longtemps préféré le traduire par « cohérent ». Bref, par « consistant » on désigne seulement ce qui répond au principe de non contradiction. Ce n’est pas exactement de cela que je parle, bien que ce n’en soit pas totalement étranger.
   Quand je dis « consistance », je pense à quelque chose de plutôt proche de « résistance », dans le sens où l’on peut parler de la « résistance » d’un matériau, ou même d’un « plat de résistance » (nécessaire pour faire un menu consistant).
   Paul Valéry comparait les mots à des planches jetées sur un abîme, qui offrent assez de résistance pour passer vivement, mais qui craquent si l’on s’y arrête.
   La consistance renverrait plutôt chez moi à la notion humienne de vividness, c’est à dire « vivacité », « intensité », qui articule le Traité ou L’Enquête à ses écrits esthétiques ; ou encore aux notions de « puissance » et de « fécondité » qui reviennent régulièrement sous la plume de Poincaré ; ou dans le terme freudien d’intensité, tel qu’il s’applique au rêve ou à l’hallucination.
   Je ferais d’ailleurs observer que les auteurs que je cite n’emploient jamais ces notions comme des termes techniques. C’est pourquoi je les appelle « termes » ou « notions » et non pas « concepts ».


4. Une mécanique de la pensée
   J’ai déjà dit que la consistance dont je parle n’est pas la cohérence, c’est à dire la non contradiction. Elle se distingue aussi de la consistance logique par un autre critère qu’évoquait ma citation de Paul Valéry : elle est relative à la vitesse.
   Par exemple, pour ricocher sur l’eau, un galet doit être animé d’une vitesse suffisante, et quand il la perd, l’eau n’offre plus assez de résistance, et il s’y enfonce.
   Au fond, ces deux consistance seraient pour la mécanique ce qui correspond à la statique et à la dynamique.
   On peut sauter ou danser sur une proposition logique, en principe elle tient. En fait elle est tautologique parce qu’elle est statique.
   Si l’on concevait une mécanique de la pensée, la logique en serait la statique et la poétique la dynamique.
   Quand je parle de mécanique, je pense à quelque chose de très différent de la « mécanique lyrique » de Cadio et Alféri. Pour diverses raisons, la mécanique a fini par paraître une parente pauvre de la science ; historiquement, elle en est plutôt la sœur aînée, et peut-être la mère.
   La science moderne, la « science nouvelle », est née à peu près entre les époques de Léonard de Vinci et de Descartes ; elle est née d’une application systématique des lois de la géométrie aux lois de la nature.
   Si l’on y regarde bien , ça ne va pas tellement de soi que les lois de la géométrie puissent se plaquer sur les lois de la nature. Par exemple, je me demande si dans l’application de théorèmes euclidiens à l’accélération d’un corps en chute libre il n’y a pas quelque chose de l’ordre de la métaphore.


5. Comment est-ce que nous savons ce que nous savons ?
   J’effleure ici une question épistémologique qui excède largement le cadre de ces rencontres. Elle peut se résumer ainsi : comment est-ce que nous savons ce que nous savons ? Plus exactement encore : comment nous savons faire ce que nous savons faire ?
   Dans la tradition scientifique occidentale — quelques trois siècles peuvent suffire pour parler de tradition — on invoque diverses sources  : les données des sens, les données immédiates de la conscience, l’inférence logique, l’expérimentation.
   On ne s’entend pas sur ces sources, mais on s’entend du moins pour exclure la révélation et le dogme. Loin de moi le désir de sous-estimer cette posture face au savoir qui d’ailleurs à fait ses preuves d’efficacité. Cependant, il me semble au contraire que l’essentiel de ce que je sais, je le sais parce que je l’ai appris non de ces sources-là, mais des autres ; à commencer par parler, puis lire, écrire et compter.
   Je peux toujours par récurrence tenter d’affermir ma certitude sur l’inférence ou l’expérimentation, ou tenter de remonter jusqu’à ma pure perception sensorielle, ou aux pures données de la conscience, si tant est qu’elles existent, je suis toujours aux prises avec des données qui me sont données par d’autres.
   On peut aussi bien sûr imaginer un homme abstrait, un homme universel  : l’homme en général ; et considérer que, ce que nous autres hommes réels apprenons les uns des autres, lui, qui serait notre somme algébrique, l’apprendrait de lui-même.
   Mais je ne vois plus alors ce que cette nouvelle anthroposophie apporterait de supérieur à l’ancienne théosophie qu’elle prétendrait remplacer.


6. La méthode galiléenne
   On peut considérer Galilée comme le principal fondateur de la pensée scientifique moderne. Sa lecture est très instructive.
   Ce qui est très dur à déterminer pour un lecteur d’aujourd’hui, c’est ce que Galilée dit de neuf : faire la part des prémisses et des conclusions. Au fond il généralise un savoir : il applique à l’univers entier un savoir tout prêt qui sert à la construction navale.
   A mes yeux, que ce savoir reste technique ou soit appliqué au mouvement cosmique, il demeure mystérieux. Galilée passe sur des gouffres de questionnements. Je constate les mesures exactes appliquées aux corps physiques, j’observe la justesse des inférences qu’elles permettent. Mais d’où tirons nous ces certitudes géométriques, d’où sortons-nous ces techniques de construction ? Et surtout : Par quel mystère les deux sont-elles à ce point ajustées  ?
   Si l’on a tiré par induction les concepts et les lois de la géométrie du comportement des matériaux, ce n’est peut-être pas étonnant  ; cependant la géométrie s’est totalement émancipée de la physique, et la certitude de ses inférences ne se reporte à aucune expérience. D’autre part, si la technique s’affine par déduction géométrique, on peut aussi renverser le raisonnement, et on se trouve devant le problème de l’œuf et de la poule.
   On peut aussi éluder la question. On peut dire que la création obéit aux lois de la géométrie parce que le créateur a fondé ces lois et créé le monde selon ces lois, je ne sais plus exactement en quelle année.
   Curieusement, c’est Descartes qui s’en tire avec une telle pirouette, alors qu’il semble être le philosophe, mais aussi le savant et le mathématicien qui ait le mieux perçu le problème, et celui qui l’ait abordé avec le plus de radicalité.


7. La méthode cartésienne
   Je crois que si Descartes s’en contente, c’est que la question, sous cette forme trop générale, ne l’intéresse pas. C’est le côté pratique qui l’intéresse : « Comment on fait ? » Mieux même : « Comment je fais ? » «  Comment je m’y prends ? » Pas l’homme universel, l’homme en général, mais « moi », « ego ».
   Les interlocuteurs contemporains de Descartes l’ont surtout détourné de ces questions, le pressant plutôt de clarifier ses pirouettes, doublement gêné qu’il était par la menace des autorités religieuses, tant catholiques que protestantes ; et la postérité les a suivi dans cette voie.
   Je vais donner quelques exemples des questions où l’on refuse de suivre Descartes, et où il ne conduit d’ailleurs pas très loin, car très vite il s’enlise. Mais ce n’est pas gênant qu’il s’enlise, au contraire. C’est plutôt la preuve que ce sont de bonnes questions ; des questions fertiles, qui ouvrent des voies. Il n’est que trop facile de construire rétroactivement des systèmes cohérents, c’est-à-dire au fond tautologiques, ou seulement descriptifs.
   Vers 1620, Descartes écrivait : « L’homme ne connaît les choses naturelles que par analogie avec celles qui tombent sous le sens. Et nous considérons même comme ayant philosophé avec le plus de vérité celui qui a pu, avec plus de succès, assimiler les choses cherchées à celles qui sont connues par le sens. »
   « Assimiler » évoque bien ici l’idée d’une métaphore, d’une image juste. D’où l’usage quelque peu ambiguë de « sens » — le sens ou les sens ? Connaître la vérité est d’abord la rendre sensible (« intuitionable »).


8. L’inférence comme expérience
   Plus tard il écrit dans les Règles pour la direction de l’esprit : « … Les expériences que nous avons des choses sont souvent trompeuses, mais la déduction, c’est à dire la pure et simple inférence d’une chose à partir d’une autre, peut sans doute être manquée si on la voit mal, mais ne peut jamais être mal faite par un entendement doué de raison… »
   L’expérience n’est pas fiable, mais l’inférence, si. Cette « inférence » est très semblable à une expérience sensible ; quelque chose de l’ordre de la vision. En quoi est-elle ou non une « expérience » ? En quoi est-elle ou non « sensible » ?
   Il écrit plus loin de l’intuition : « Par intuition j’entends […] une représentation inaccessible au doute, représentation qui est le fait de l’intelligence pure et attentive, qui naît de la seule lumière de la raison, et qui, parce qu’elle est plus simple, est plus certaine encore que la déduction. »
« Intuition » vient du verbe intueor, Regarder attentivement, observer ; considérer, songer ; être tourné vers ; et de Intuitus, vue, regard.
   Il semblerait que la vision crée ici le visible. C’est en fait ce qui est dit un peu plus haut dans les Règles : « Toutes les sciences ne sont en effet rien d’autre que l’humaine sagesse, qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelque différents que soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas d’eux plus de diversité que ne reçoit la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle éclaire… »
   C’est une idée qui renvoie à ce qu’il écrivait déjà en 1620 : « Il peut paraître étonnant que les pensées profondes se rencontrent plutôt dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. […] Il y a en nous des semences de science, comme dans un silex des semences de feu ; les philosophes les extraient par raison ; les poètes les arrachent par imagination : elles brillent alors davantage. »


9. Nœud ferroviaire ou gordien.
    Il n’est pas étonnant que les philosophes qui aient à mes yeux le mieux compris et le mieux critiqué Descartes aient été des professeurs de rhétorique : Locke et Vico.
   Si je me suis si longuement étendu sur la pensée de Descartes, c’est qu’elle me semble représentative d’un nœud, dans le double sens de nœud ferroviaire ou routier : là où l’apport scientifique, philosophique et technique d’autres civilisations se transforme véritablement en une science, une philosophie et une technique strictement européennes et modernes (c’est d’ailleurs à ce moment-là que les langues européennes commencent à remplacer le latin pour véhiculer la pensée) ; et dans le sens d’un nœud gordien, qui se traduit par une table rase envers tout ce qui était déjà supposé connu.
   C’est pourquoi, en organisant ces rencontres, nous avons voulu commencer par une table ronde sur les rapports de la logique et de la poétique dans les autres civilisations.
   Malheureusement, le maillon le plus important aura été sauté : celui de la civilisation arabo-islamique, qui a bel et bien monté cette table dont le seizième et le dix-septième font table rase : table des lois, table des catégories, à base d’une poétique prophétique et d’une analytique aristotélicienne, que la scolastique avait laborieusement tenté de christianiser, mais d’un point de vue seulement métaphysique, en oubliant aussi bien la dimension philologique — si ce n’est rhétorique — et en abandonnant la technique aux seuls ingénieurs et artisans.


10. Le mouvement de la pensée
   Je me permettrai une dernière citation des Règles pour la direction de l’esprit. « […] Il faut prêter aux faiblesses de la mémoire le secours d’une sorte de mouvement continu de la pensée. Si donc, par exemple, j’ai commencé par reconnaître, grâce à des opérations distinctes, quelle est la proportion qui existe entre les grandeurs A et B, ensuite entre B et C, puis entre C et D, et enfin entre D et E, je ne puis m’en faire une idée précise à partir de celles que je connais déjà, à moins de me les rappeler toutes. Aussi vais-je les parcourir plusieurs fois par un mouvement continu de l’imagination, qui voit chaque terme par intuition en même temps qu’elle passe aux autres, jusqu’à ce que j’ai appris à passer si rapidement de la première proportion à la dernière que je ne laisse presque plus aucun rôle à la mémoire et qu’il me semble avoir une intuition simultanée de tout. » (Règles 387-388)
   On voit là explicitement que Descartes avait lui-même en tête une consistance qui ressemble à celle que j’évoquais tout à l’heure : une puissance, une intensité, une vividness, produites par le mouvement même de l’esprit.
   J’attire ici l’attention sur ce détail essentiel que la notion de vérité se départit alors de l’importance qu’elle revêt d’habitude pour la philosophie et la science. L’important n’est pas de s’assurer que ce que l’on perçoit soit « vrai », donc de « vérifier » quoi que ce soit, mais plutôt de percevoir avec le maximum d’acuité.


11. La voile qui remonte le vent
   L’acuité, la recherche de l’acuité, remplace ici la quête de la vérité.
   Frege écrivait en 1882 : « Les signes ont, pour la pensée, la même importance qu’eut pour la navigation l’idée d’utiliser le vent afin d’aller contre le vent ». Il poursuivait cette belle image par un raisonnement tout semblable à celui de Descartes, mais dans lequel le signe devient l’outil privilégié.
   L’article s’appelle Que la science justifie le recours à une idéographie, et Frege y démontre l’utilité de forger un système d’outils symboliques à la fois résistants et précis ; des signes qui ne risquent pas de se rompre si l’on s’y arrête, comme les planches de Valéry.
   C’est un article court, qui a d’abord attiré mon attention parce qu’il est construit autour de quelques images poétiques, belles et justes, et surtout vigoureuses et éclairantes, pour traiter d’un sujet qui rend le recours à un tel procédé stylistique paradoxal, et même quelque peu ironique.
   En y regardant de plus près, il m’a semblé que les images poétiques allaient un peu plus loin que le raisonnement auquel Frege les faisait servir : ces images évoquent une dynamique, alors qu’il s’en sert à justifier une statique de la pensée.
   Frege voit dans le signe logique, dans cette pureté univoque du signe que nous employons en logique, un matériau plus dur que celui de la langue naturelle. (C’est une idée que Wittgenstein fait vaciller dans sa Grammaire philosophique.)
   Pourtant, quand nous regardons les planches à voile dans la rade de Marseille, nous voyons que l’eau et le vent, peuvent prendre une fermeté qui n’a rien à envier à la terre ferme, à la pierre et même au métal.
   Évidemment, si l’on s’arrête, l’eau redevient liquide, la voile pend, et l’air se fait impondérable.


12. La jonction du sonore et du visuel
   La principale différence entre le signe logique et le signe de la langue naturelle — différence tellement évidente qu’on l’oublie — est que le premier est essentiellement un signe graphique, alors que le second est un signe sonore.
   Si je prononce la formule « x2-4x », chacun m’accordera que je peux la prononcer dans quelque langue que ce soit, elle demeurera exactement la même formule. C’est quelque chose de très différent qui a lieu avec le vers de Mallarmé : « Aboli bibelot d’inanité sonore ».
   La langue, comme son nom l’indique est d’abord faite de signes sonores. Non écrite, la langue se suffit à elle-même et fonctionne très bien. On a pu changer la graphie de certaines langues (le Turc par exemple) sans n’y rien changer d’essentiel. (Quoi que…)
   Rien ne nous dit que l’écriture ait été tout d’abord la notation de la langue, et n’ait pas été, dès l’origine, des signes tout aussi étrangers à la mise en voix que les signes de la logique. Je pense plutôt, comme Lou Sin dans Reflexions d’un profane sur l’écriture, que l’écriture et la langue aient des origines distinctes, et que plus tard seulement elles se soient rejointes ; que des signes graphiques aient servi à noter des signes sonores.
   Posons que la poésie apparaît lorsqu’elles se rejoignent et se recoupent. Posons que : La poésie vise la reconstitution de l’oralité à partir du signe visuel.
   Mais aussi bien, et peut-être plus encore, la reconstitution du signe écrit, (c’est à dire l’intelligibilité) à partir de la mémorisation orale. (Ce qui peut proprement s’appeler « lire avec les oreilles ».)
   Ce qui explique la prédominance historique du vers rimé, en ce qu’il suppose de facilités mnémoniques et surtout de garantie de restitution.


13. De la versification à la poésie concrète
   Que visait, par exemple, l’apprentissage par cœur des discours de Gautama, avec leurs assommantes répétitions, avant qu’ils ne fussent traduits et écrits en de nombreuses langues ? Je pointe là que la première des inscriptions est peut-être l’inscription dans la mémoire. (L’informatique vient confirmer ici que l’origine se dévoile dans l’aboutissement.)
   L’inscription de signes sonores dans la mémoire suppose un autre travail sur le signe que l’inscription de signes visuels sur un matériau plus ou moins durable. Il est clair que la seconde condense, tandis que la première tend à constituer des harmonies et des mesures, des rythmes, des rimes et des allitérations.

   « E = MC2 » Ces cinq signes sont indépendants de leur prononciation. En Français ça donne :Œufs, égale aime ces deux. Ce qui est une façon de le dire, mais pas de le lire : « L’énergie est la masse multipliée par le carré de la célérité. »
   La formule qui peut se dire en six ou huit syllabes (et en combien de lettres!) peut se traduire alors par deux alexandrins :
      L’énergie égale la masse multipliée
      Par la célérité élevée au carré.
   Voici en gros les deux extrêmes qui iraient de la versification à la poésie concrète.

   Dans tous les cas il s’agit d’inscrire, de mémoriser, d’enregistrer, de schématiser, voire de modéliser,… moins peut-être pour le conserver, pour le restituer, pour le communiquer,… que pour permettre d’opérer des inférences.
   Ces premières intentions n’étant de toute façon que les moyens de la seconde.

14. Mécanique de l’inférence
   Arrêtons-nous à l’inférence : IL N’Y A PAS DE FUMÉE SANS FEU. Voilà un exemplaire typique de prémisse majeure. Ajoutons lui une mineure : IL Y A DE LA FUMÉE. Et nous inférons la conclusion du syllogisme : IL Y A UN FEU. On a beaucoup écrit sur ce genre de petits machins.
   — Mais s’il n’y a pas de feu ? — Ce n’est donc pas de la fumée ; c’est de la poussière, de la brume…
La fumée des labours au matin… L’image serait fausse ? À moins que le feu soit celui du soleil (que conserve la terre à l’aube glacée) ?
   Le feu peut être celui d’un regard ; le regard peut être brûlant, les paroles peuvent être fumantes, ou fumeuses… Un logicien pourrait dire qu’il n’est plus possible de s’entendre. Pourtant les faits quotidiens le contrediraient : on s’entend très bien.
   En fait on peut aussi remonter le syllogisme en sens inverse, de la conclusion à la majeure. La relation ternaire se maintient, mais se déplace, sans se défaire ; elle déplace les significations.
   Le terme de fumée inclut-il, intercepte-t-il ou exclut-il celui de nuage ? Cela peut dépendre d’une langue. Mais ce n’est qu’une question de définition : Il n’y a pas de nuage sans le feu du soleil.
   Pris dans un sens, celui de l’analytique qui va de la majeure à la conclusion, le syllogisme conduit à une proposition « vraie », du moment que les prémisses le sont. Pris en sens inverse, un sens synthétique, il va d’une image, d’un trope, à une signification.
   Par exemple, les images qu’emploie Frege dans son article remontent, si je puis dire, le cours de son analyse, un peu comme un architecte installe ce qu’en statique on appelle des tirants pour compenser ce qu’on appelle des étais. (On dit d’ailleurs « étayer une argumentation.)


15. La force
   Chacun des points que j’ai exposés jusqu’ici mériterait à lui seul un développement plus long que mon intervention toute entière. J’ai pris quelques raccourcis. Malgré ces raccourcis, mon intervention commence à dépasser ce qu’un auditoire peut entendre en une seule fois. Il serait donc temps de conclure.
   Il se trouve que je n’ai aucune conclusion à donner, mais je peux ébaucher de possibles prolongements, qui pourraient rejoindre les pratiques des autres intervenants de cette table.
   J’ai beaucoup parlé de mécanique, et beaucoup employé des termes de mécanique. J’ai évoqué l’idée que la logique travaillait sur des équilibres alors que la poétique s’attachait plus au mouvement de la pensée.
   Aussi, sans d’ailleurs y penser, j’ai évité ce lieu commun, ce préjugé, de ramener la logique à la vérité, et la poétique à la beauté. Préjugé qui me semble doublement contestable, d’abord parce que la beauté n’est pas si étrangère à la logique, ni la vérité à la poésie, mais surtout parce que les notions de vérité et de beauté me semblent des planches si vermoulues, qu’il vaut mieux y passer très vite.
   Je substitue à ces deux notions celle, unique et plus consistante, de force. C’est une idée que j’ai puisée il y a très longtemps dans Le Manifeste du Surréalisme.
   André Breton y cite la phrase très éclairante de Pierre Reverdy : « L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte — Plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. »


16. Travail moteur et résistant
   Cette conception va plus loin que le seul champ de la poétique ou de la poésie et concerne l’esthétique dans son ensemble.
   Si je dis que les images de Frege sont belles, c’est parce que je peux d’abord me figurer la voile avant que d’en comprendre le sens. Je peux même y réfléchir, et la comprendre mieux, en regardant plus tard des voiles sur la mer. Dans ce cas, ce ne sont plus les mots qui sont faits signes pour la pensée, mais les choses mêmes.
   Par exemple, un ami me citait ces paroles de René Char : « Le poète est un arbre ». Comment comprendre cette phrase ? Va-t-on chercher une définition de l’ensemble poète et de l’ensemble arbre de telle sorte que le premier ensemble soit un ensemble inscrit dans le second ?
   Quand mon ami me disait cette phrase, j’avais un arbre en face de moi, et je me rappelais d’une photographie de Char au milieu d’un groupe de maquisards.
   Je comprenais très bien ce qu’il voulait me dire : il me reprochait et m’excusait tout à la fois de ne pas être très disponible, très malléable pour des projets. Le rapprochement faisait une très bonne image. Et mieux je voyais l’arbre et je me représentais la photo, mieux je comprenais ce qu’il voulait me dire ; lui qui pourtant tournait le dos à l’arbre et peut-être n’avait jamais vu cette photographie.
   On pourra remarquer aussi que, prononcé dans d’autres circonstances « le poète est un arbre » peut n’avoir pas davantage de sens que « cochon vole ».
   Ici la pensée n’a pas besoin d’un système signifiant tout monté pour générer son sens ; c’est plutôt le sillage qu’elle trace qui génère son propre système. C’est le processus même du rêve, que décrit Freud en 1900 dans L’Interprétation des rêves.


17. Je rêve donc je suis
   A ce propos, et cela pourrait être une conclusion — une conclusion ouverte — j’ai observé que Freud lui-même empruntait ses termes à la mécanique.
   Mais il me paraît un mauvais mécanicien : Le terme de « résistance », essentiel à la psychanalyse, me fait rechercher un « travail moteur » qui soit opposé à cette « résistance ». Quand on comprend la résistance, on ne comprend plus à quoi elle résiste, et quand on perçoit bien ce que Freud appelle, à juste titre « travail », il semble que ce travail soit celui de la résistance. Pour être plus simple, ma lecture de Freud laisse en suspens cette question : Où est ma pensée avant que je ne la pense ?
   Dans la dernière partie de L’interprétation des rêves, Freud ébauche une modélisation du processus de la pensée, géniale mais, selon ses propres termes, insuffisante. C’est à ma connaissance le seul ouvrage qu’il ait publié avec des croquis. Je vois dans ces croquis cette volonté scientifique de systématiser l’application de modèles géométriques aux lois de la nature — nature de la pensée en l’occurrence.
   Une telle application est rendue problématique par l’absence de mesures, l’absence de quantitatif. Je ne vois pas comment on pourrait étalonner la résistance de l’inconscient. Mais j’avoue que je n’aurais pas non plus imaginé comment étalonner la résistance de l’eau avant Archimède.
   Je crois que, si Freud a toujours rêvé de trouver un ancrage biologique à sa théorie sans jamais en apercevoir la possibilité, c’est qu’il souhaitait peut-être y trouver du quantitatif qui lui donnerait cette clé de la scientificité — l’exactitude qui fait le critère de la vraie science. Mais c’est sans doute une erreur de la croire dépendre du quantitatif.
   Il existe une géométrie qualitative, qui est d’ailleurs bien représentée dans ces rencontres, comme à cette table. J’imagine ce que pourrait donner le travail entrepris dans la dernière partie de la L’Interprétation des rêves poursuivie par un psychanalyste topologue.




© Jean-Pierre Depetris, Juillet 1995
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