Préface
I - L'USAGE DE LA LANGUE
II - EBAUCHES D'UNE MÉTHODE
III - GRAMMAIRE ET INTUITION
IV - L'EMPLOI DE LA LANGUE



IV
L'EMPLOI DE LA LANGUE








    8. Après s'être interrogé sur les moyens d'apprendre la langue (1), on peut se demander sérieusement ce que signifie l'employer. On peut parfaitement savoir parler une langue sans savoir l'écrire. On peut être capable de lire, d'écrire, de traduire des textes complexes et avoir la plus grande peine à participer à une conversation des plus banales.
    De toute façon, il y a dans toutes les langues ce qu'on pourrait appeler "des départements": le Français commercial, le Français informatique, etc...
    Un très bon anglophone ne comprendra rien à un manuel informatique s'il ne connaît pas le sujet. Dans le cas contraire, il se débrouillera très bien avec une connaissance rudimentaire de la langue.

    8.1. Ceci illustre ce que je posais plus haut quant aux rapports entre les mots et entre les choses.
    La connaissance des choses se révèle à l'usage plus essentielle que la connaissance des mots, pour l'emploi de la langue.
    Les barrières linguistiques sont aisément franchissables dans les relations de travail (si l'on comprend par travail des opérations concrètes et précises avec des effets concrets et précis, qu'ils s'inscrivent ou non dans un rapport salarié ou commercial). A l'inverse, dans la conversation de convenance, dans le bavardage mondain, le contresens, le malentendu et le quiproquo se multiplient et épaississent encore les barrières linguistiques et culturelles.
    On pourrait en conclure que l'apprentissage linguistique gagnerait à être couplé avec l'apprentissage technique, qui le faciliterait grandement.

    8.1.1. La conséquence ultime de tout ce qui précède serait que la meilleure méthode pour apprendre une langue devrait être taillée sur mesure pour l'utilisateur. Après les stage de formation d'entreprise, ce sont en effet les apprentissages en solitaire qui ont quelquefois les meilleurs résultats, quand ils n'échouent pas lamentablement. C'est en effet la méthode la plus difficile, mais qui peut être adaptée le plus facilement aux objectifs de chacun.

    8.1.2. L'objectif visé est évidemment le plus déterminant. Quelle que soit notre connaissance d'une langue, nous ne pourrons jamais comprendre et nous faire comprendre de tous ceux qui la parlent. Nous finirons par tomber sur des rappeurs du Panier, des chercheurs de Château-Gombert, des pêcheurs de l'Estaque, des internautes ou des travailleurs sociaux, avec qui nous relèverons bien des différences linguistiques.

    Apprendre une langue suppose donc de déterminer au mieux à quoi l'on destine cet apprentissage. C'est une question déterminante sur un double plan, et qu'on aurait tort de limiter à un point de vue trop étroitement utilitaire. On a une telle aisance à se servir de sa propre langue maternelle que, même si l'on en possède très bien une autre, on exploitera toutes les occasions de revenir à la sienne.
    Je comprends mieux un auteur anglophone dans le texte, que dans sa traduction forcément laborieuse. Pourtant, j'en ressens plus de fatigue et suis moins capable de lire longtemps. Aussi, pour que je me décide à lire un livre en Anglais, je dois, soit ne pas disposer de traduction française, soit m'intéresser de très près au style et la pensée de l'auteur. Si ces occurrences ne se présentaient pas assez souvent, je cesserais vite d'être capable de lire en Anglais.
    La maîtrise d'une langue exige un usage intensif, qui exige lui-même un peu plus que la seule volonté, qui s'y use vite. On apprend d'autant mieux la langue que ce n'est pas le seul apprentissage linguistique qui nous motive.

    8.1.3. En cela, nul ne peut grand chose pour un autre. Je n'ai pas une réelle influence sur les motivations de chaque stagiaire. C'est pourtant un aspect qu'on ne peut négliger. Je sais que sont faibles des motivations telles que trouver un emploi ou remplir des papiers, faibles pour pousser à employer la langue, même si elles sont fortes en elles-mêmes.
    Le plaisir et le désir se font peu crédit. Si le chemin entre le désir et sa satisfaction n'est pas bien dessiné, c'est plutôt le découragement qu'on rencontre. Il importe aussi que la course d'obstacles soit pavée de satisfactions transitoires.

    8.1.3.1. Les phrases des manuels sont en cela généralement consternantes : quelle satisfaction puis-je retirer de savoir dire, lire, écrire et comprendre  "I've got a red bike"?
    "Un peu profond ruisseau calomnié, la mort" (Mallarmé) est une proposition qui contient bien peu de difficultés, qui est très intéressante du point de vue lexical et syntaxique, et dont la signification paye l'effort d'interprétation.

    8.1.3.2. Pourquoi cette proposition est-elle si intéressante du point de vue de l'apprentissage de la langue? D'abord parce qu'elle est phonétiquement riche, que sa métrique et sa musique la rendent sans peine mémorisable syllabe par syllabe, qu'elle met en évidence une cascade d'accords syntaxiques entre épithètes, et aussi parce qu'elle est riche d'enseignements concernant un emploi maximal de la langue. Le groupe nominal "un peu profond ruisseau", les mots "mort" et "calomnié", ont chacun une signification simple et facile à expliquer, alors que leur seule association produit un sens complexe.
    C'est en soi une précieuse découverte pour qui ne possède qu'un vocabulaire pauvre et une grammaire réduite. L'apprentissage d'une langue est grandement facilité par l'emploi de telles phrases, puis de textes du même registre de plus en plus longs.

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    8.2. Il est facile de commencer à travailler de cette manière, même avec des gens qui connaissent très mal, ou pas du tout le Français. Il est facile alors d'apprendre le sens de chaque mot l'un après l'autre.
    Avant même d'apprendre le sens des mots, il sera utile d'apprendre à les prononcer, d'en apprendre les phonèmes. Il y a de quoi s'y occuper plusieurs heures.

    8.2.1. Nous avons les voyelles complexes : un, eu, o, on, ié, a et surtout ui.
    Aborder les décalages entre graphie et phonétique: o = eau; et l'articulation des consonnes, qui parfois se prononcent toutes, parfois non: profond, calomnié, mor(t).
    La construction grammaticale est des plus sommaires, puisqu'il n'y a qu'une seule cascade d'épithètes, et donc rien qui puisse perturber ceux qui pratiquent des langues sans verbe "être".

    8.2.2. Il est bon aussi d'associer très vite la morphologie à l'apprentissage du vocabulaire et de mettre en évidence la double articulation (phonèmes et morphèmes).

Mort Acte Point
Mourir -

Pointer (ponctuer)
Mortel Actuel Ponctuel
Mortellement Actuellement Ponctuellement

    8.2.3. Le champ est alors tout préparé pour étudier la conjugaison et ensuite la syntaxe. Les manuels de Français ont la mauvaise habitude d'apprendre les personnes du singulier, plus irrégulières, avant celles du pluriel.

    Mourrir

    Partir

    Parler

    Mourrons

    Partons

    Parlons

    Insister alors sur le son et la graphie de : ron - rons, ré - rez, reu - rent.
    On conseillera aux arabophones de prononcer "ent" comme un sukûm sur une consonne: .

    Distinguer bien aussi la prononciation de entament et (par exemple) moment. La différence de prononciation est ici déterminée par la fonction sémantique du morphème. En fait ce sont deux morphèmes distincts:

ent (-> eux) ? ment (marque adverbiale)


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    9. Je suppose qu'on est en droit de se poser deux questions. D'abord, en quoi est-il question ici d'un atelier d'écriture, et non plutôt d'un cours de Français? Et, quel rapport tout cela a-t-il avec la poésie?

    9.1. Dans un atelier d'écriture, on écrit ; or, il n'est pas question de faire écrire qui ne sait pas écrire. On doit d'abord apprendre. Cette évidence n'est qu'à moitié vraie. Il y a bien quelques moyens d'écrire dans une langue qu'on ne sait écrire, mais ils supposent au moins une bonne communication orale. Les conditions n'étaient pas réunies.

    "Atelier d'écriture" est en réalité un terme très élastique, qui recouvre les pratiques les plus diverses. J'aurais pu écrire ce qu'auraient bien voulu me conter les stagiaires, et l'on aurait pu appeler ça un atelier d'écriture. Cette façon de procéder est trop éloignée de ma démarche, de mes recherches et de mes pratiques littéraires, théoriques et didactiques.
    Ce que j'ai fait ressemble à des cours de Français, mais ils sont en totale complémentarité avec ma pratique et ma conception de l'atelier d'écriture. Ils en sont la stricte application à l'apprentissage du Français et, par certains côtés, la contre expérience. Elle fut seulement trop brève pour me permettre tout à la fois d'étayer, d'appliquer et mieux structurer l'ébauche d'une méthode.

    9.2. Ma conception de l'atelier d'écriture repose sur deux idées fortes :

    9.2.1. Tout d'abord, je considère que, indépendamment de telle langue que l'on peut utiliser et plus ou moins bien connaître, il est des manières plus ou moins efficaces de se servir de quelque langue que ce soit.
    Ce sont deux choses différentes. On peut avoir un riche vocabulaire, appliquer parfaitement les règles de la grammaire et faire un piètre orateur ou un pire auteur. On peut être bon parleur et bon auteur -plus rarement les deux- en s'en tenant à un vocabulaire de base et à des construction standard. "Laissons les vents gémir et les rois murmurer" est incontestablement une proposition très simple, comme "La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres".
    Ce sont deux choses différentes, et qui pourtant se complètent et s'enrichissent. Bien des règles de grammaire paraîtront du pur bysantisme à qui n'en perçoit pas les possibilités rhétoriques. Le vocabulaire le plus détaillé échoue là où réussit une image juste; et ce vocabulaire sera dur à acquérir et de peu d'utilité tant qu'on ne saura pas tirer partie de la richesse de sens que peut générer chaque mot dans son contexte. Bref, apprendre l'un est apprendre l'autre.

    9.2.2. Une seconde idée forte, est celle que la langue est constituée de signes sonores, avant même qu'ils soient graphiques.
    C'est là une banalité depuis Saussure. C'est aussi une évidence du fait que - sauf pathologie - tout analphabète sait bien parler une langue quelconque, mais qu'on n'a jamais vu personne savoir écrire une langue qu'il ne savait de quelque façon parler.
    Une telle banale évidence n'empêche pas qu'on continue à enseigner les langues comme s'il n'était question que de savoir lire (prononcer et comprendre) des signes écrits, plutôt que de savoir écrire, et lire, des signes sonores - qu'il s'agit alors d'apprendre d'abord à prononcer et à comprendre.
    La différence de graphie entre "fleur" et le morphème "flor" de "floral" est accessoire si l'on comprend que le morphème est un groupe de phonèmes avant d'être un groupe de lettres, et que la différence de prononciation a une raison phonétique avant d'être une convention orthographique.

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    9.3. Ces deux idées fortes sont déterminantes de ma pratique des ateliers d'écriture. Celui-ci est alors un champ d'expérience et de recherche irremplaçable. Il est aussi un moyen pour ceux qui y participent, d'améliorer largement leur usage du langage -de tout langage. A ces deux idées, on peut encore en ajouter deux autres :
    9.3.1. Celle d'abord d'une double relation entre les mots et entre les choses. L'articulation des mots sert à articuler des rapports entre les choses. Ces derniers, bien sûr, ne fonctionnent que parce que les choses ont des qualités et des propriétés qui se prêtent à ces rapports. (Voir R. Caillois.)
    On comprend "les dents de la mer" parce qu'on est capable de penser que les dents de la mer sont dans la bouche du requin. Dans un autre contexte, on aurait pu comprendre que les dents de la mer sont les vagues qui croquent la falaise. Dans les deux cas, ce ne sont pas des inférences purement syntaxiques et logiques qui sont mises en jeu, mais des analogies entre les choses.
    Ces relations analogiques sont ce qu'on peut proprement qualifier de "poétique", par opposition à des relations logiques (analytiques, syntaxiques) intrinsèques au système linguistique.

    9.3.2. Cette "poésie" est moins un genre littéraire, une activité esthétiques, un emploi particulier de la langue, qu'une dimension toujours en jeu, à quelque degré que ce soit, dans tout énoncé.

    9.3.2.1. La poésie est à la logique ce que la synthèse est à l'analyse.
    Gabrielle Lusser Rico cite, dans "Writing the natural way", le cas d'un écolier à qui le professeur demande ce qu'est l'infini. Après hésitation, il répond que c'est comme le couvercle des boîtes de crème glacée. Sur ceux-ci est en effet représenté quelqu'un qui mange une boîte avec le couvercle ouvert qui représente la même image, et ainsi de suite. C'est là une bonne représentation de l'infini. L'enfant n'est pas capable de donner une définition, mais il peut donner une bonne représentation. Il aurait pu donner la définition sans être capable de se faire la moindre représentation.

    9.3.2.2. Voici donc la quatrième idée forte que je tenais à présenter. Je ne tiens pas à me situer dans une activité esthétique, culturelle dans le sens où l'on peut opposer une "culture des humanités" à une "culture techno-scientifique". Cette fracture dans la culture contemporaine, qui se retrouve dans celle entre sciences humaines et science exactes, paraît depuis peu se cautériser à l'aide d'une troisième venue : les sciences cognitives. Je ne leur prête pas particulièrement allégeance mais me réjouis de cette médiation.
    La langue est d'abord à mes yeux l'outil privilégié de la pensée; et l'écrit un procédé pour accroître sa puissance, permettant de remonter le courant de la pensée.
    Comme je l'ai relevé plus haut, les notions d'expression et de communication sont trompeuses. Elles éludent celles bien plus pertinentes d'énonciation et de cognition.

    9.3.3. De ce point de vue, la dénomination anglaise de Creative writing définit beaucoup mieux ce qui est en jeu, ou devrait l'être : écriture créatrice ; créativité de l'écriture.
    On peut dans certains cas, sans doute, se cantonner à un emploi de l'écrit, de la parole, à la seule communication, à la répétition d'idées, de connaissances qui seraient déjà là, acquises, et donc, d'une manière ou d'une autre, déjà inscrites. Le problème est plutôt d'employer la langue à découvrir de telles idées, de telles connaissances, c'est à dire à les créer.



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I - L'USAGE DE LA LANGUE
II - EBAUCHES D'UNE MÉTHODE
III - GRAMMAIRE ET INTUITION
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© 1998, J-P Depétris