I
L'USAGE DE LA LANGUE
1. Comment maîtriser une langue? Comment
apprendre à la maîtriser?
Existent des quantités de manières
de s'y prendre, et s'il y avait vraiment une bonne, il n'y en aurait
pas tant.
La question se pose lorsqu'il s'agit d'apprendre
une autre langue que celle qu'on a apprise en naissant.
1.1. En manipulant des langues, je me suis
aperçu qu'une bonne méthode doit être
adaptée à la langue qu'on apprend. On n'apprend pas le
Latin comme le Japonais ou comme l'Arabe. On ne rencontre pas les
mêmes difficultés à apprendre ces langues
différentes. Conjugaison et déclinaisons sont une
réelle difficulté en Latin et en Arabe, alors que la
grammaire japonaise est plutôt simple. Cependant on peut sans
peine apprendre à lire et à écrire le Latin ou
l'Arabe, même si l'on ne comprend pas tous les mots qu'on lit
et qu'on écrit, alors que lire et écrire le Japonais
est bien plus difficile que le parler. Sans doute ne finit-on jamais
d'apprendre à écrire le Japonais, comme on n'en finit
jamais avec l'orthographe du Français.
1.1.1. Une bonne méthode doit être
aussi adaptée à la langue, ou aux langues, que l'on
connaît.
Aussi succinctes qu'elles aient été,
tout français a commencé d'apprendre au cours de ses
études au moins une langue étrangère. Il l'a
apprise dans des manuels écrits en Français et avec des
professeurs qui parlaient en Français. C'est un
problème tout autre qui se pose si l'on doit apprendre une
langue étrangère sans se servir de sa langue
maternelle.
Dans tous les cas, en apprenant une langue
étrangère nous nous servons de la ou des langues que
nous connaissons. La bonne méthode pour apprendre une langue
étrangère devrait donc être adaptée
à la langue maternelle.
1.1.2. Tout dépend aussi du rapport
entretenu avec sa propre langue maternelle.
On peut parfaitement savoir parler une langue sans
avoir une idée bien nette des règles de grammaire que
l'on emploie pourtant bien à son insu. Il est manifestement
inutile de savoir énoncer les règles que l'on emploie
automatiquement pour savoir bien parler. Heureusement, car aucun
être humain sinon n'aurait jamais su parler.
On s'est mis en Occident à formuler des
règles de grammaire pour préparer les enfants à
apprendre plus tard le Latin. D'ailleurs les premières
grammaires de Grec, de Latin, d'Arabe, ont été
conçues par les anciens philologues pour apprendre à
ceux qui allaient devenir des lettrés, ces langues à
vocation transculturelles.
1.1.3. Tout dépend encore du rapport de
l'oral à l'écrit :
D'une part, du rapport de l'oral à
l'écrit dans la langue même : Dans l'Arabe ou dans le
Latin, chaque lettre correspond à des phonèmes
parfaitement identifiables ; le même signe graphique correspond
presque toujours au même signe sonore. Le Français ou
l'Anglais connaissent au contraire de profonds divorces entre les
deux.
D'autre part, du rapport de l'oral à
l'écrit chez celui qui apprend.
On peut avoir un usage correct, et même
très bon, de la lecture et de l'écrit sans être
capable de suivre une conversation courante. On peut aussi
maîtriser parfaitement l'oral sans savoir lire ni
écrire.
*
1.2. On croit souvent que chaque nouvelle langue
demande autant d'effort pour l'apprendre, quel que soit le nombre de
langues que l'on connaît déjà. C'est faux. Plus
on manipule de langues, plus il est facile d'en apprendre de
nouvelles, ou d'en maîtriser correctement une qu'on manipule
déjà.
*
1.3. Les principaux aspects d'une langue sont : la
phonologie, la morphologie, et la syntaxe.(Voir II)
Selon les langues que l'on connaît
déjà bien, la phonologie, la morphologie ou la syntaxe
offrent plus ou moins de résistance à
l'assimilation.
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2. Le groupe avec lequel j'ai travaillé est
très hétérogène. Les langues maternelles
sont différentes : Comorien, Arabe, Vietnamien,
Chinois...
Les niveaux de langue sont très
inégaux, pour la langue d'origine comme pour le
Français.
F. lit et écrit très correctement
l'Arabe, même classique. Elle communique assez bien en
Français tout en manquant de vocabulaire. Elle connaît
bien l'alphabet français et peut assez rapidement recopier une
phrase. La phonologie du Français lui échappe cependant
complètement. (Elle est par exemple incapable de distinguer
les sons o, ou, on, eu, un ou les sons i, é,
è...)
X. ne sait pas plus lire et écrire l'Arabe
que le Français. La formation des lettres est laborieuse. Elle
entend cependant mieux le Français que F. et le prononce
mieux, même si elle manque aussi de vocabulaire.
D. Parle et écrit le Comorien. Elle parle
et comprend assez bien le Français, sait se faire comprendre,
mais ne sait pratiquement ni le lire ni l'écrire.
S. Parle et écrit le Comorien. Elle sait
lire et écrire le Français, fait peu de fautes. Elle a
aussi quelques notions d'Arabe. Elle a surtout une connaissance d'un
Français littéraire et a du mal à suivre une
conversation basique, avec des mots locaux et des jargons, mais
communique parfaitement dans un Français soutenu, oral ou
écrit.
F., qui connaît le Vietnamien, le
Taïwanais et le Chinois, ne sait pratiquement pas prononcer le
Français. La plupart des phonèmes lui sont aussi
imprononçables qu'inaudibles. Il sait lire et écrire,
sait bâtir des phrases, mais elles restent tout autant
inaudibles.
B. Ne sait lire ni écrire aucune langue,
elle parle le Comorien et assez bien le Français.
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3. Connaître une langue, ou plusieurs, est
une chose ; la façon dont on se sert de la langue en
général est aussi un aspect
déterminant.
On peut, d'une part, distinguer entre une
communication courante de phrases basiques (-Qu'allez-vous manger
à midi? -Je vais chercher mes enfants à l'école.
Etc...) et la manipulation d'idées complexes et
abstraites.
Cette distinction est à vrai dire assez peu
opératoire si elle ne s'appuie sur une seconde : le plus ou
moins bon usage de ce que j'appellerai pour aller vite des figure de
rhétorique.
Succinctement, j'entends par là un plus ou
moins grand écart entre un sens littéral des termes
utilisés et le sens spécifique qu'ils donnent dans le
contexte qu'ils forment. (Exemple : Mallarmé "La chair est
triste, hélas! et j'ai lu tous les livres.") (Voir
§6et suivants.)
Attention : On parle ici fréquemment de
sens littéral et de sens figuré. Ces termes sont
trompeurs. Il serait peut-être plus juste de parler de sens
manifeste et de sens latent, mais il resterait trompeur d'isoler un
sens littéral ou manifeste, en leur supposant une
réelle autonomie. (Voir§6.1 et 6.1.1)
Il est à peu près impossible de
manipuler des idées complexes sans faire usage de ce que je
continuerai à appeler "des procédés
rhétoriques", à moins que ce ne soit de façon
dogmatique et idéologique &emdash; mais ce ne sont plus
alors des idées complexes, seulement, au mieux, des termes
techniques.
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4. Si, du point de vue sociologique, le groupe est
à peu près homogène, du point de vue
linguistique, il ne l'est pas du tout. Quel travail alors proposer
qui puisse être accessible à tous et efficace pour
chacun?
La communication orale est très difficile
dans le groupe. Quand ils sont d'origine différentes, les
participants ne se comprennent pas mieux entre eux que je ne les
comprends ou me fais comprendre.
La communication écrite n'est pas plus
facile, avec un pourcentage important qui ne sait pas du tout lire et
un autre qui le sait mal. L'écriture a du moins cet avantage
sur la parole qu'elle ne se dissipe pas aussitôt
qu'énoncée.
J'ai donc pensé travailler avec des textes
courts, employant un vocabulaire assez simple, mais ne se limitant
pas à une communication basique, comme il est coutume dans les
manuels d'apprentissage de langues.
J'ai d'abord pensé utiliser des textes
brefs et simples de Michaux, qui avaient fait merveille avec des
enfants. J'ai fini par faire un premier essai avec des textes de moi.
L'intérêt du groupe fut réel, mais, aussi
minimaliste que soit le texte proposé, la simplicité du
vocabulaire n'est qu'apparente.
J'ai donc pensé que je n'avais qu'à
piocher dans des textes écrits par des élèves au
cours d'ateliers d'écriture que j'avais mené dans des
établissements scolaires. Je me suis servi de ceux qui sont
parus dans le dernier numéro spécial de A TRAVERS
CHAMPS "Choses qu'on ne perçoit qu'à travers la
plume".
Ma première idée était
d'offrir au groupe des modèles, pour l'amener ensuite à
les imiter. La seule lecture offrait déjà prise
à différentes approches propres à nous occuper
longuement.
Même si l'on connaît l'alphabet,
comment prononcer le Français? Savoir prononcer un mot est
essentiel, avant même que de savoir ce qu'il veut dire : un mot
est d'abord une suite de sons : Que comprendre si l'on ne sait
articuler cette suite?
Comment prononcer nuage ou noyau?
© 1998, J-P Depétris
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