Préface
I - L'USAGE DE LA LANGUE
II - EBAUCHES D'UNE MÉTHODE
III - GRAMMAIRE ET INTUITION
IV - L'EMPLOI DE LA LANGUE



III
GRAMMAIRE ET INTUITION








    6. La grammaire, morphologie et syntaxe, concerne les relations que les mots entretiennent entre eux. Cette seule relation intrinsèque serait bien insuffisante pour permettre la fonction sémantique de la langue. Lui fait pendant les relations que les mots établissent entre les choses.

    Ainsi peut-on revenir encore une fois à la question: Qu'est-ce que comprendre le sens?

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    6.1. Nous dirons volontiers que les mots symbolisent des choses; sont mis à leur place. Si l'on ne s'y arrête pas trop, cette façon de voir peut tenir, surtout si l'on prend "chose" dans son acception la plus large. On distingue alors le signifié et le signifiant (par exemple un verre et le mot "verre"). On parlera alors de référent pour désigner ce qui est symbolisé par le langage. La langue nous sert alors à palier à notre incapacité de faire apparaître n'importe quoi, comme le magicien Mandrake dans les bédés de mon enfance. Inutile alors pour lui de connaître les mots d'une langue pour se faire comprendre. On trouve une critique ironique d'une telle conception dans Voyage à Laputa de J. Swift.
    En fait, nous possédons tous un tel pouvoir, et cela quand nous rêvons; mais nos rêves restent la plupart du temps énigmatiques.

    Si Mandrake est capable de tels prodiges, il lui resterait quand même à résoudre le problème d'articuler ses apparitions hallucinatoires comme un langage, afin de leur donner un sens, de s'en servir à dire quelque chose.

    6.1.1. Si l'on était plus attentifs, on verrait que le sens correspond moins à un rapport établi entre des mots et des choses, mais plutôt que le mot lui-même établit ce rapport entre des choses.
    Par exemple, table évoque certes le meuble si précieux à l'écriture, mais aussi ce qui est mis en ordre : table de multiplication, table des matières... Il donne tableur et tabler, tableau et tablette, établi et établir... L'arabe (tawilat) fonctionne plutôt avec la racine (tawil : long) établissant donc d'autres relations avec d'autres choses. Nous aurions très bien pu employer, en Français, au lieu de table, le mot quadrupède, et les relations entre les choses eussent été différentes.

    Cette remarque ouvre des pistes philosophiques, mais il serait plus simple de l'aborder par l'expérience.

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    6.1.2. La terre est ronde comme le cri des dauphins.
    Cette phrase, écrite par une collégienne avait attiré l'attention du groupe. L'image est-elle belle? Admettons. Or, c'est "juste" qu'elle fut jugée. En quoi l'image est-elle juste? En quoi est-elle seulement sensée?
    L'énoncé établit une relation entre la planète terre (ronde) et le cri des dauphins. On ne le trouvera pas en fouillant dans les définitions, dans l'étymologie, ou dans des relations grammaticales.
    Fatima nous a expliqué qu'il y avait bien une analogie entre le déplacement de la terre et celui des dauphins, qui tourne sur elle-même en tournant autour du soleil. La phrase ne fait pourtant pas plus allusion au déplacement de la terre qu'à celui des sympathiques cétacés. Elle n'évoque que la forme de l'une et le cris des autres. En évoquant l'arrondi, elle associe immanquablement le cri des dauphins à leur mouvement et, par là, leur mouvement à celui de la terre.

    J'avais bien sélectionné cette phrase pour la publication, pour la seule raison que j'avais trouvé l'image belle, mais je ne m'y étais pas arrêté, elle m'avait jusque là paru assez pauvre de sens, et je ne l'avais certainement pas proposée pour en faire une telle lecture.


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    7. Enoncer et s'exprimer

    Il y a toujours moyen d'interpréter un sens dans un énoncé. Les linguistes connaissent bien cette phrase de Jakobson: "les idées vertes rêvent furieusement.", qu'il donnait comme exemple d'une suite de mots grammaticalement correcte, mais dépourvue de signification. Or cette phrase peut très bien se comprendre dans ce sens: "la végétation sort comme un rêve de la terre".
    La terre est ronde comme le cri des dauphins. Les idées vertes dorment furieusement. Qu'est-ce que ces deux phrases m'apprennent sur leurs auteurs?
    La première, que Le Grand bleu continue à hanter les imaginations, et la seconde que Jakobson employait décidément trop de mots abstraits pour réussir de belles phrases. C'est à dire: rien, si ce n'est des caractères sociologiques et généraux de leurs auteurs : un enfant de la fin de ce siècle, un théoricien du début du même.
    Rien ne me permet seulement d'inférer que les auteurs se font une idée quelconque de la signification que j'interprète. Je peux seulement dire que ces mots font lever en moi telle signification. Mais qu'en est-il de cette signification avant qu'elle ne soit interprétée par quiconque?

    7.1. Je n'avais pas compris le sens de la phrase de Stéphanie Roche avant que Fatima ne la commente. On aurait tort ici de confondre cette compréhension du sens avec une quelconque expression d'un sujet. Et de qui, d'abord? De l'auteur? Du lecteur?
    De telles phrases auraient très bien pu être produites par une programmation aléatoire d'ordinateur.

    7.2. On pourrait distinguer deux fonctions parallèles de la langue (du langage en général): l'une qui consiste à symboliser des idées et à les manipuler en manipulant leurs signes, donc à énoncer et à penser ; l'autre, à communiquer et s'exprimer.
    Ce sont en réalité des choses différentes, et il est facile d'observer que nous n'avons pas besoin de communiquer pour penser, ni d'énoncer pour nous exprimer.
    On m'objectera que personne n'apprendrait à énoncer la moindre idée sans communiquer avec ses semblables. Je ne dirai jamais le contraire, mais cet argument se retourne : un enfant élevé par les loups, et même un loup, sont bien capables de s'exprimer et de communiquer sans employer de systèmes signifiants. Si l'on ne peut certes pas concevoir une langue privée, et si la formation et l'acquisition d'une langue reposent sur la communication, son emploi ne la rend pas nécessaire. La langue, au contraire, et c'est une de ses caractéristiques, émancipe le sujet de l'énonciation de sa dépendance à la communication.

    7.3. On devine que ces remarques très générales recouvrent des enjeux très pratiques.
    Une phrase telle que "les idées vertes rêvent furieusement" est grammaticalement correcte. Quelle différence cela ferait-il si elle ne l'était pas? Et, au fond, qu'est-ce que ça signifie, grammaticalement correct"?
    Cela signifie qu'on a établi entre les termes des liens sans ambivalences.

    7.3.1. Dans L'Esthétique, Hegel écrit que "la nature imite l'homme". Comme la phrase a une grammaire rigoureuse, nous savons que "nature" est sujet, et "homme" complément d'objet. Dans le texte original, nous le savons par la déclinaison, et en Français, par l'ordre des mots. Si nous ne nous fions pas à de telles règles, rien ne nous retiendra de choisir l'interprétation la plus évidente qui fera de l'homme le sujet: l'homme imite la nature.
    Si nous lisions la simple suite de mots sans liens syntaxique: "homme imitation nature", nous ne chercherions pas plus loin et opterions pour la précédente interprétation. On peut même présumer que Hegel eût été incapable de concevoir sa pensée s'il n'avait pas possédé une langue qui distingue le sujet de l'objet d'une action.

    7.3.2. "Beati pauperes spiritu..." dans la langue source, le sens n'est pas aussi unilatéral que dans la traduction convenue: "Heureux les pauvres d'esprit...", ou "heureux les pauvres, dans l'esprit..."? Les deux lectures sont recevables, et conciliables, somme toute, avec le christianisme primitif. En Français, on doit bien opter: pas moyen de dire les deux idées à la fois.

    7.3.3. Je disais que la grammaire japonaise donne très vite l'impression que les mots pensent à notre place. Les mots devancent toujours nos pensée. Nous les suivons en tentant d'en interpréter le sens au plus juste; tous les sens. Nous optons pour tel sens, poursuivons telle bifurcation, ou bien nous le laissons ouvert, ou encore nous corrigeons.

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    7.3.4. Les règles linguistiques sont très différentes des lois juridiques, tout autant que des lois de la nature. Les premières, en principe, on ne doit pas les enfreindre ; les secondes, on ne le peut pas. Pas question d'ignorer les lois de la gravitation, pas besoin de police ou de tribunaux pour nous y soumettre. Les loi juridiques, au contraire, cessent d'exister si l'on cesse de les respecter. Les lois de la linguistique n'ont ni ce caractère nécessaire, ni ce caractère obligatoire.

    7.3.4.1. Nul ne se permettrait, en Français, de ne pas accorder le verbe avec son sujet quand il le précède, mais s'en abstenir n'a jamais empêché personne, en Arabe, de comprendre une phrase.
    Les rapports syntaxiques que nous établissons entre les termes d'une phrase, il nous suffit de les établir d'une manière ou d'une autre. Quand les Anglais ont abandonné la coutume d'employer l'adverbe to avec le verbe to give (I give a book to Paul), ils durent respecter un ordre strict dans les termes: I give Paul a book. En Français, nous pouvons toujours dire "je donne un livre à Paul" aussi bien que "je donne à Paul un livre"; pas en Anglais. Une règle, en disparaissant, en génère automatiquement une autre.
    Que se passe-t-il lorsqu'on enfreint une loi linguistique? Cela dépend. Ou bien cette infraction n'est pas interprétable et, dans ce cas, c'est une faute. Ou bien elle est interprétable, et elle devient un effet de style.
    Je viens de lire: "Magnifique! C'est le premier qu'il faut crier très fort à propos de..." Il manque de toute évidence un mot. Il manque si bien que son absence m'est suggérée. Il ne me reste qu'à l'ajouter.
    "Tel père, tel fils." Il manque là encore un mot: le Français, en principe, n'admet pas de phrase nominale. L'absence d'un verbe ne gêne pourtant pas pour interpréter le sens. L'infraction à la règle -il n y a infraction que parce qu'il y a bien règle- ajoute une touche d'expressivité, d'insistance.
    En linguistique, la règle fonctionne aussi bien, et même plus utilement, quand on l'enfreint que quand on la respecte.
    Là encore, ces généralisation recouvrent des enjeux pratiques.

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    7.3.4.2. La règle linguistique, ce n'est au fond que la coutume qu'on applique sans y penser. Ce faisceau de coutumes fait cependant une trame solide. Si j'entends un petit enfant dire "il parle à tâtons", je penserai qu'il ne connaît pas le verbe "bredouiller". Si je le lis sous la plume d'un auteur, je conclurai qu'il a fait une image. Dans tous les cas, je ne percevrai une valeur supplémentaire que si je sais qu'il existe en Français le verbe "bredouiller" qui aurait aussi bien pu être employé à la place. Si j'ai à faire à un étranger qui ne connaît pas le verbe mais comprend "parle" et "à tâtons", mon expression aura exactement le même sens et la même valeur que si j'avais dit "il bredouille".
    Aucun Français ne trouve que la locution "chemin de fer" est une belle image. Il ne voit aucune image dans cette suite de mots, car justement, il n'y voit qu'un seul mot.



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II - EBAUCHES D'UNE MÉTHODE
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© 1998, J-P Depétris