II
EBAUCHES D'UNE MÉTHODE
5. Ebauches d'une méthode
5.1. Phonétique
5.1.1. Chaque langue contient un nombre
déterminé de phonèmes (environ 36 pour le
Français). Il peut y avoir une certaine latitude pour les
prononcer, mais ils doivent impérativement être
distingués les uns des autres. (Voir Edward Sapir :
La Notion de structure phonétique, dans Linguistique, Minuit 1968.
Nouvelle édition folio essai.)
Qu'importe en Français si l'on prononce le
'r' comme à Perpignan, à Paris ou à Strasbourg ;
mais en Arabe, ce seront des phonèmes différents qui
produiront des mots différents ( ). Un francophone aura le plus
grand mal à reproduire ces phonèmes, le même mal,
pour un arabophone, à produire et distinguer les sons 'o',
'ou', 'on', 'in', 'eu', 'un'... et surtout 'u'.
Un Chinois aura le plus grand mal à
produire un son s'approchant du 'r', et plus encore à
l'associer à une autre consonne (abrit, trop...). Rien de
semblable n'existe dans sa langue, et si le pinyn transcrit par rén, sa prononciation est plus proche
de "jènn".
*
5.1.2. Les phonèmes sont les
véritables signes distinctifs de la langue. Pour comprendre
une langue, ils doivent être parfaitement distingués, et
distinguables, les uns des autres.
"Bien prononcer" est secondaire ; dans la mesure
où l'on peut distinguer le son 'p' du son 'b', par exemple, la
prononciation ne posera pas de problème de
compréhension. On s'habitue très vite à un
accent ; ce n'est pas lui qui nous gène pour comprendre, tant
que les phonèmes sont tous identifiables. L'Allemand de Berlin
est tout aussi correct que celui de Vienne, et l'Anglais d'Oxford
autant que celui de Princeton.
A Marseille, nous allongeons les 'eu', mais cette
voyelle allongée n'a pas une autre fonction dans la
construction de morphèmes que l'avalement complet de la
voyelle qui se pratique à Paris.
*
5.1.3. La lecture à haute voix nous
amène donc à des séances de phonétique,
et même de phonologie comparative.
L'écriture est bien sûr un
précieux aide mémoire pour retenir la
phonétique. Or le Français est sur ce point une langue
diabolique. Comment reconnaître le même phonème
sous des graphies aussi extravagantes que : o, ot, os, ots, au, aut,
aud, aux, auts, auds, ault, aults, auld, aulds, eau, eaux,...
&emdash; Comment ça s'écrit?
Cette question si grave pour l'écolier nourri au parler
français, est tout dépendante, pour qui le
Français n'est pas la langue maternelle, de cette plus
cruciale question : Comment ça se prononce?
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5.2. Morphologie
Si lire revient à identifier des grammes et
des phonèmes, lire n'est pas nécessairement comprendre
ce qu'on lit. Tout Français saura lire "fluctuat nec
mergitur", ou "carpe diem" -c'est à dire le vocaliser-, mais
n'en comprendra pas nécessairement le sens. Ce n'est pourtant
pas rien.
Qu'est-ce que comprendre le sens?
"La terre est ronde": ce n'est certainement pas la
terre qui reste accrochée à mes semelles qui est ronde;
ni la terre avec laquelle on fait un vase, même si le vase peut
être arrondi. Pas question donc de comprendre (la terre, la poussière), mais
plutôt ;
moi, je préférerais .
Cela peut changer bien des choses que l'on
pense ou
,
car chacun de ces mots, dans leurs langues
respectives, traîne avec lui toute une famille d'autres mots,
et donc d'idées.
Terre donne terrain, territoire, enterrer,
terrasser, atterré, terrassier... est de la famille de (savant), et parent de
(travail),
(ouvrier),
(fabrique)...
On imagine alors la différence entre les
traînes de sens que suscitent une énonciation et celle
de sa traduction dans une autre langue, et les différentes
associations d'idées qui en découlent. C'est ce qui
rend si difficile le travail des traducteurs.
On demandait à un réfugié
allemand s'il était heureux aux USA. Il répondit: "I am
happy, aber ich bin nicht freudig."
*
5.2.1. Les mots forment des familles. Ils se
démultiplient par préfixation ou suffixation de
morphèmes. Même si un mot peut être
considéré comme l'exact équivalent d'un autre
dans une autre langue, ce dernier ne s'insérera pas dans la
même famille et ne générera pas la même
suite d'idées.
Moins une langue nous est familière, plus
nous sommes sensibles à ces traînes de sens, qui parfois
nous induisent en erreur. Si un Français rapproche
spontanément l'adjectif "circulaire" à "cercle", un
étranger l'associera aussi à "circuler". Il comprendra
plus difficilement qu'une lettre circulaire ne soit pas ronde et
qu'une pierre circulaire ne bouge pas. Les dictionnaires, à
part un peu le Littré, sont très mal adaptés
à surmonter ces difficultés.
Cependant une telle difficulté peut bien
être mise au service de l'apprentissage de la langue. Nous
sommes très sensibles, dans une langue
étrangère, à ces subtilités
étymologiques que l'habitude nous amène à ne
plus percevoir. Quel Français perçoit encore
"cloué à terre" dans "atterré", ou
"frappé du tonnerre" dans "étonné"? Nous sommes
bien plus attentifs à ces ramifications des mots et du sens
quand une langue ne nous est pas familière. Alors, autant
privilégier des phrases qui les mettent en valeur, qui usent
du sens des mots jusqu'aux racines &emdash; privilégier
donc des phrases poétiques de préférence
à un langage basique: "La chair est triste, hélas! et
j'ai lu tous les livres", plutôt que "Mon tailleur est
riche".
5.2.2. Le secret des mots se cache dans leurs
parties : les morphèmes. C'est vrai de toute langue. Sans ne
rien connaître du Chinois, nous chercherons le lien
entre (rèn)
et (dèn),
entre "homme" et "jour", la mesure de temps qu'est le jour.
C'est aussi la manière la plus efficace
d'enrichir son vocabulaire et de mémoriser en même temps
le mot, le sens, et sa graphie. L'effort nécessaire pour
retenir un terme peut être mis en Ïuvre pour toute sa
famille.
5.2.3. Les structures morphologiques sont
très différentes d'une langue à l'autre. En
Chinois, les grammes d'une famille autour de sa racine n'ont presque
aucun rapport avec la phonétique; elles tiennent à
quelques traits de pinceau ajoutés ou retranchés
à un idéogramme dont la prononciation se trouve
entièrement changée. De ce point de vue, Chinois
parlé et Chinois écrit sont comme deux langue
différentes qui se traduisent l'une l'autre.
En Arabe, au contraire, les racines sont
constituées de trois, parfois quatre consonnes qui sont comme
un solide squelette qui peut se nuancer de voyelles, de suffixes et
de préfixes.
La morphologie du Français est moins
rigoureuse, pour la principale raison que l'immense majorité
des mots ont été empruntés à d'autres
langues : le Latin, le Grec, l'Arabe, le Gothique, le Normand...
Très rares sont les mots d'origine francique (Sentier, tuyau,
boyau...).
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5.3. Syntaxe
On observera que la morphologie est un pan
important de la grammaire auquel la syntaxe fait pendant.
Nous avons vu d'abord la phonologie -comment les
phonèmes s'articulent pour former des morphèmes- puis
la morphologie -comment les morphèmes s'articulent pour former
des mots- reste encore à articuler des mots pour former des
propositions.
Là encore, grandes sont les
différences entre les langues. Dans les langues à
déclinaison, comme le Latin, l'Arabe ou l'Allemand, le
rôle que chaque mot joue envers les autres est marqué
par des déclinaisons. En fait, la syntaxe est impliquée
dans la morphologie, et l'ordre des mots dans la phrase n'a que peu
de rapport avec sa fonction grammaticale -ce qui ne veut pas dire
qu'il n'a aucune valeur.
Le Chinois ou le Japonais, au contraire, ignorent
les déclinaisons, et même les déterminations.
Rien ou presque n'indique le genre. signifie aussi bien voiture, une voiture, la
voiture, des voitures, les voitures. Alors que la conjugaison Arabe
ajoute aux trois personnes du singulier et du pluriel, le duel et le
genre (soit quatorze déclinainaisons au lieu de six), la
conjugaisons japonaise ignore autant les personnes que le nombre
(comme en Français le participe présent).
5.3.1. En apprenant le Japonais, on se demande
comment on peu parvenir à dire quoi que ce soit à
l'aide d'une telle langue. A l'usage on y parvient très vite,
comme si la Japonais avait une sorte de pouvoir de nous faire
énoncer notre idée bien plus vite qu'on ne la pense. En
Latin, au contraire, il nous semble nécessaire d'avoir une
idée bien nette de ce que nous voulons dire pour appliquer les
innombrables déclinaisons. Et il est vrai que, comme avec
l'Arabe ou l'Allemand, les nécessaires automatismes sont lents
à s'installer, alors qu'à seulement manipuler le
Japonais, on a l'impressions que les mots pensent spontanément
à notre place.
© 1998, J-P Depétris
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