Cahier XXIII
La haute vallées de l'Oumrouat
Le 12 juillet
Les cavaliers de
l'Oumrouat
Je ne suis pas sûr
que la façon dont j'ai condensé hier les propos d'Ishou
ne les fausse pas quelque peu. Il n'est pas facile de rendre compte
d'idées qu'on ne partage pas vraiment. Ce qui me gène
le plus, je crois, c'est qu'il prend comme un tout homogène ce
que j'ai appris, comme tout bon occidental, à dissocier
soigneusement : ce que nous appellerions « les
sciences positives » d'un côté, et « la
tradition ésotérique » de l'autre.
J'ai décidé
d'aller déjeuner au restaurant où j'ai rencontré
Ishou hier. J'ai proposé à Razzi, le père de
Ziddhâ, de venir m'y rejoindre. Je sais qu'il travaille à
la mine ces jours-ci. Je me suis installé à une table
cette fois, où j'ai posé mon portable avec une batterie
bien rechargée pendant la nuit.
Vu d'Asie,
Einstein et Steiner, c'est peut-être un peu la même chose
? Non. Je crois que c'est plutôt le contraire : dans tous
les coins de la planète, on connaît la science moderne
et les savants occidentaux ; tout le monde utilise leurs
concepts, leurs mesures et les produits de leurs découvertes.
C'est bien plutôt de l'ésotérisme qu'ils
recouvriraient dont personne, à commencer par les occidentaux
eux-mêmes, n'a la moindre idée.
Un nuage de
poussière attire mon regard dans la plaine terreuse, qui
sépare la rivière des installations minières sur
les contreforts de la montagne. Ce sont des cavaliers dont je
commence à entendre les cris par la fenêtre ouverte.
Ils se rapprochent
vivement du pont, mais pas en ligne droite. Ils semblent poursuivre
quelque chose que je ne distingue pas.
Ça y est.
Ils surgissent sur le terre-plein, entre le bâtiment de bois et
la route, dans la poussière et le fracas des cris et des
sabots. L'un d'eux jette brutalement sur le parvis de planche qui
résonne d'un bruit sourd, le corps d'un mouton mort.
Les mineurs ne
viennent pas déjeuner à pieds. Les chevaux sont encore
très utilisés dans la vallée de l'Oumrouat ;
de petits chevaux puissants et nerveux, qu'ils attachent maintenant à
un abreuvoir surmonté d'un râtelier et couvert d'un toit
de planches, que j'avais d'abord pris pour un lavoir.
Celui qui est
parvenu à ramener le mouton que les autres lui disputaient, a
gagné son repas.
Les salopettes
sont couvertes de poussière. Les hommes sont chaussés
de grosses bottes ou de godillots de chantier. Certains ont gardé
leurs casques bruns et terreux, d'autres portent des chapeaux divers
ou encore des turbans, sous lesquels ils ont placé des
foulards qui leur tombent sur la nuque et qui volaient au vent
pendant leur course.
Un grand barbu
plus âgé que les autres paraît être leur
chef. C'est Razzi.
Les Travailleurs
du Vide Parfait
« Alors »
me demande Razzi, avec qui j'ai continué mon dialogue
intérieur après que nous nous soyons donnés de
nos nouvelles, « existe-t-il ou n'existe-t-il pas un
ésotérisme occidental et moderne ? »
La question
l'intéresse finalement, et donne à la modernité
qu'il croyait bien connaître une couleur exotique inattendue.
« Ce n'est pas comme cela qu'on poserait la question en
Europe. » C'est plutôt ainsi : « Y
aurait-il à la source de la modernité un ésotérisme
traditionnel, un occultisme ? » Il la trouve moins
passionnante alors, mais attend ma réponse : « Non. »
« Je
crois plutôt à une construction tardive, dis-je, et
assez artificielle. La pensée moderne s'est voulue sans
origine, sans attache, issue d'une table rase. Hélas,
lorsqu'on débarrasse une table, il ne se passe pas longtemps
avant qu'elle ne soit de nouveau encombrée. Encyclopédie
et réforme de l'enseignement supérieur furent autant de
tentatives d'y faire le ménage. La pensée moderne
devenait ainsi de moins en moins une méthode universelle, et
de plus en plus une somme encyclopédique et universitaire. La
tête bien faite, qu'on préférait à celle
bien pleine, était à nouveau invitée à se
remplir. La modernité suivait alors la même pente que
toutes les révolutions épistémologiques
antérieures. »
« Cet
ésotérisme, continué-je, me paraît être
l'ombre portée de cette culture universitaire, dans la
pénombre de laquelle se mélangent des fondements
oubliés, des emprunts exogènes, ses points aveugles et
ses lignes tangentes. Cette ombre se présente comme
l'altérité, unique et universelle elle aussi, de la
culture dominante, à la fois affirmation et contestation de
son universalité. »
« Elle
en est peut-être aussi, ajouté-je, le symptôme
d'un manque d'intuitivité dans les sciences positives. »
Razzi a d'autres
soucis. La mine manque d'électricité. La nuit tombée,
les pannes sont fréquentes, et elles peuvent être
dangereuses malgré l'usage de générateurs
d'appoint.
On ne peut plus
beaucoup toucher aux cours d'eau. On risquerait d'en faire trop
varier le niveau et de menacer la reproduction des poissons. Les
assemblées générales ont donc pensé à
des éoliennes, et décidé de faire appel aux
Travailleurs du Vide parfait. Si la technique du moulin à vent
est bien vieille, celle des éoliennes électriques est
très subtile, et ils sont les seuls à la maîtriser
parfaitement. « En garderaient-ils le secret ? »
Interrogé-je.
« Pas
du tout, me dit-il. Ils ne demandent qu'à l'enseigner à
qui en veut. Mais on doit, pour cela, apprendre d'eux d'abord comment
chasser toute pensée de son esprit. On doit aussi acquérir
le maniement du sabre, de l'arc et de quantités de choses,
sans lesquelles, assurent-ils, rien n'est possible. »
« Pour
faire de l'électricité, affirment-ils, l'esprit doit
d'abord rencontrer l'électron au sein de la vacuité où
il est libre. »
— Qu'est-ce
donc exactement que ces Travailleurs du Vide Parfait ? Une
secte, un syndicat ?
— C'est
un ordre guerrier de travailleurs, répond-il. Sa fondation, à
l'évidence légendaire, remonte à l'époque
de la conversion des Huns au Bouddhisme, à la Poignée
de l'Arc.
— La
poignée de l'arc ?
— L'Arc
du Grand Véhicule : les doctrines du Grand Véhicule
(Maha Yana) se sont répandues en Asie en suivant un arc de
cercle qui contournait les grands plateaux himalayens, de Bodhgâya,
là où Gautama devint bouddha, en Inde orientale,
jusqu'à la Chine du sud. Ici se trouve à peu près
le milieu de cet arc, et la pointe de la flèche était
l'Altaï, d'où sont partis les Huns.
— Ton
arc n'est pas très droit, Razzi. On est plus loin de Canton
ici que de Bodhgâya.
— Tu
mesures l'espace sans tenir compte du vide, Jean-Pierre, me répond
Razzi, avec humour je suppose.
« En
réalité, continue-t-il, les Travailleurs du vide
parfait ont repris une vitalité à l'époque qui a
précédé et suivie la Révolution des
Conseils. Ils ont immédiatement rejoint la fédération
de Abou'l Houghman, laïcisant du même coup un mouvement
qui prenait un peu trop les couleurs de l'Islam. »
— Tu
m'as dit que c'était un ordre guerrier.
« Oui,
et il en est toujours parti parmi eux, se battre en Mongolie contre
les régiments du général Séménov
et du baron Von Ungern (voir À Bolgobol cahier
28),
en Crimée, d'où ils ont ramené les deux célèbres
Indiens volontaires des IWW, en Chine, en Corée, au Viet
Nam... C'est ce qui leur a toujours permis de faire évoluer
leurs techniques de combat. »
« Je
devrais plutôt dire d'annihilation de l'ennemi, corrige-t-il.
Pour eux, le combat n'est rien, seulement le moyen d'annihiler
l'ennemi. Pour cela, on doit découvrir en quoi il est déjà
du néant. »
« C'est
ce qu'ils recherchent avec le maniement du sabre, continue-t-il :
le vide qui s'ouvre devant la lame. Le Révérend
Pardramanda, il y a quelques années, s'est transpercé
devant nous sa main gauche avec une flèche sans verser une
goûte de sang. »
Le 13 juillet
La globalisation
au XIIIème siècle
Au
treizième siècle, en même temps que fut détruite
la communauté des Assassins, les écoles du Tchan
(Djanâ)
fuirent la Chine du Sud, où les monastères étaient
devenus des citadelles, à l'instar d'Alamut. Elles se
réfugièrent au Japon, où la tradition prit le
nom de Zen (dzèn). Les Ismaéliens se dispersèrent
dans les régions montagneuses.
D'autres maîtres
Tchan suivirent le chemin opposé, vers les confins de l'Empire
et au-delà. Dans le même temps, les écoles du
Dzogchen, persécutées elles aussi, disparurent des
régions du Pamir. Ainsi les uns et les autres finirent par se
rejoindre dans le Marmat. C'est ainsi que se rencontrèrent des
doctrines si exogènes, venues de l'Anatolie, de l'Indukuch et
du Quantoung.
Est-ce que je suis
sûr de ce que j'avance ? Non, évidemment.
L'Histoire est bidonnée depuis l'origine, tissus de calomnies
et de discours laudatifs, rapidement détruits et remplacés
par des faux disant l'exact contraire.
Il n'est qu'à
interroger les mensonges de la presse contemporaine, pour imaginer ce
qu'il en résulte dans la suite des siècles.
On a des textes,
heureusement, écrits par des auteurs qui savaient donner à
leurs paroles un sens assez définitif, quoique peu prolixes
sur les événements contingents, pour que nous puissions
y lire, même sur de mauvaises traductions, comment l'avenir se
fait. Depuis des siècles dans le Marmat, on connaît
Dôgen, Longchenpa, Khayyâm ou Jâbir.
Si l'on y regarde
de près, la plupart des grandes doctrines se sont acclimatées
très loin des régions où elles sont apparues.
C'est le cas du Christianisme romain en Europe, ou encore de la
philosophie athénienne, du Bouddhisme au Japon, ou au Tibet.
Elles s'enracinent, se transforment, et deviennent le cœur même
de l'organisme où elles ont été transplantées.
Leurs traces parfois disparaissent du lieu même où elles
sont apparues.
Rien n'a
d'origine, de fondement, sinon perdu. Le Monothéisme ne vient
sans doute pas de la péninsule arabique, mais d'Égypte
certainement, ou de plus au sud, d'Abyssinie, à moins que ce
ne soit plus au nord, de Babylonie, d'Anatolie ou des massifs du
Caucase.
D'où
viennent les idées des hommes ? Je soupçonne
qu'elles ne « viennent » pas. Elles vont. Le
fondement est toujours devant nous.
Le 14 juillet
La linguistique
du chaos
Des
amis m'ont demandé par courriel de leur faire « un
état des lieux — très court et surtout
constitué de liens ou de copies de matériaux internet —
sur l'évolution des choses en matière de source libre
(GPL, LAL, Creative Commons, etc). » En m'en occupant j'ai
découvert sur le site de Libroscope
<https://www.libroscope.org/>, qui contient pas mal d'articles
critiques, dont certains sur les CC, un texte de Hakim Bey, La
linguistique du chaos,
qui recèle une proposition de génie.
Hakim
Bey propose « que certains problèmes linguistiques
puissent être résolus en considérant le langage
comme un système dynamique complexe, un champ
chaotique ».
Il
prend appui sur deux réponses qui s'opposent à la
linguistique de Saussure. L'une est anti-linguistique, « attaquant
la langue comme représentation et comme médiation »,
celle de Dada, de Rimbaud, ou de Nietzsche écrivant :
« je crains que nous ne nous libérions jamais de
Dieu, tant que nous continuerons de croire à la grammaire ».
L'autre
est celle de Chomsky, avec son idée d'une grammaire
universelle, générative,
articulation cachée sous toutes les grammaires possibles,
comme mes remarques du 6 juin sur le texte de Francine Laugier en
donnent une idée à la fin de mon quinzième cahier.
Hakim Bey revient
à partir de là à Saussure, et à ses notes
posthumes sur les anagrammes latines. Il semblerait que la langue
entre en résonance (je le comprends au sens de Poincaré),
dès qu'elle se met à jouer. Elle échappe à
la dynamique du signe et du signifié, et produit une
métalinguistique interne et non plus issue d'un impératif
catégorique externe.
« Je me
pose la question, écrit-il : si ces données
étaient digérées par un ordinateur,
parviendrions-nous à modéliser le langage en terme de
systèmes dynamiques complexes ? Alors les grammaires ne
seraient pas innées, mais émergeraient du chaos comme
des « ordres supérieurs » évoluant
spontanément — au sens de l'« évolution
créatrice » de Prygogine. Les grammaires pourraient
être des « attracteurs étranges »,
comme le motif caché qui est la « cause »
de l'anagramme — des motifs qui sont réels mais
n'ayant d'« existence » que par la
manifestation de sous-motifs. Si le sens est insaisissable, c'est
peut-être parce que la conscience elle-même, et donc le
langage, est fractale. »
Cette conception
est pour lui bien plus anarchiste que celle de l'anarchiste Chomsky.
Le langage dépasse la représentation et la médiation,
non pas parce qu'il serait inné, « mais parce qu'il
est chaos ».
L'infini fractal
Je
me suis vite souvenu d'avoir déjà lu ce texte il y a
quelques années. C'est l'Annexe I de son ouvrage TAZ
Zone Autonome Provisoire,
que l'on peut trouver en français sur le site des Éditions
de
l'Éclat <http://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html>.
Je l'ai encore dans l'arborescence de ma bibliothèque
numérique.
Je
suis surpris que ce texte ne m'ait pas davantage frappé quand
je l'ai lu après avoir écrit ma nouvelle, Les
Langues à attracteurs logiques du Devron <http://jdepetris.free.fr/Livres/planet_blue/devron.html>.
J'y avais en effet inventé une langue dont la grammaire se
référait explicitement aux « attracteurs
étranges » de la mécanique des fluides, pour
aiguiller les mouvements de la pensée. Bien que l'idée
m'en soit venue en lisant Poincaré, je n'ignorais pas le rôle
que tiennent des attracteurs dans les mathématiques du chaos.
Les thèses
de Hakim Bey éclairent aussi maintenant mes réflexions
d'hier soir.
Les
concepts de chaos et d'émergence sont proprement
révolutionnaires, c'est à dire « catastrophiques »
au sens mathématique. On ne semble pas mesurer à quel
point ils sont entièrement contradictoires avec ce que l'on
croit identifier dans les Nouvelles
Technologies de l'Information et de la Communication,
avec son idéologie du village
global.
À l'opposé de tout ce qui peut évoquer l'idée
d'une société, d'une communauté quelconque,
d'une appartenance, c'est à dire d'un ensemble relativement
clos, ces concepts débouchent sur l'idée d'un infini
fractal.
Pour une
Révolution de l'Entendement Humain
Je crois comme
Hakim Bey que toutes les expériences des avant-gardes du
siècle dernier allaient en ce sens ou étaient
stériles : écriture automatique, lettrisme, poésie
sonore et spatiale... « elles concourraient non pas à
découvrir ou à détruire le sens, mais à
le créer. »
Il
y a là de quoi renouveler, de quoi régénérer
la perspective surréaliste de l'automatisme ; de quoi
dépasser cette intuition confuse, cette conscience trouble,
pour ne pas dire oraculaire, que l'automatisme serait le pivot d'une
révolution qui n'est déjà plus à naître.
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