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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XXIII
La haute vallées de l'Oumrouat

 

 

 

 

 

Le 12 juillet

Les cavaliers de l'Oumrouat

Je ne suis pas sûr que la façon dont j'ai condensé hier les propos d'Ishou ne les fausse pas quelque peu. Il n'est pas facile de rendre compte d'idées qu'on ne partage pas vraiment. Ce qui me gène le plus, je crois, c'est qu'il prend comme un tout homogène ce que j'ai appris, comme tout bon occidental, à dissocier soigneusement : ce que nous appellerions « les sciences positives » d'un côté, et « la tradition ésotérique » de l'autre.

J'ai décidé d'aller déjeuner au restaurant où j'ai rencontré Ishou hier. J'ai proposé à Razzi, le père de Ziddhâ, de venir m'y rejoindre. Je sais qu'il travaille à la mine ces jours-ci. Je me suis installé à une table cette fois, où j'ai posé mon portable avec une batterie bien rechargée pendant la nuit.

Vu d'Asie, Einstein et Steiner, c'est peut-être un peu la même chose ? Non. Je crois que c'est plutôt le contraire : dans tous les coins de la planète, on connaît la science moderne et les savants occidentaux ; tout le monde utilise leurs concepts, leurs mesures et les produits de leurs découvertes. C'est bien plutôt de l'ésotérisme qu'ils recouvriraient dont personne, à commencer par les occidentaux eux-mêmes, n'a la moindre idée.


Un nuage de poussière attire mon regard dans la plaine terreuse, qui sépare la rivière des installations minières sur les contreforts de la montagne. Ce sont des cavaliers dont je commence à entendre les cris par la fenêtre ouverte.

Ils se rapprochent vivement du pont, mais pas en ligne droite. Ils semblent poursuivre quelque chose que je ne distingue pas.


Ça y est. Ils surgissent sur le terre-plein, entre le bâtiment de bois et la route, dans la poussière et le fracas des cris et des sabots. L'un d'eux jette brutalement sur le parvis de planche qui résonne d'un bruit sourd, le corps d'un mouton mort.

Les mineurs ne viennent pas déjeuner à pieds. Les chevaux sont encore très utilisés dans la vallée de l'Oumrouat ; de petits chevaux puissants et nerveux, qu'ils attachent maintenant à un abreuvoir surmonté d'un râtelier et couvert d'un toit de planches, que j'avais d'abord pris pour un lavoir.

Celui qui est parvenu à ramener le mouton que les autres lui disputaient, a gagné son repas.


Les salopettes sont couvertes de poussière. Les hommes sont chaussés de grosses bottes ou de godillots de chantier. Certains ont gardé leurs casques bruns et terreux, d'autres portent des chapeaux divers ou encore des turbans, sous lesquels ils ont placé des foulards qui leur tombent sur la nuque et qui volaient au vent pendant leur course.

Un grand barbu plus âgé que les autres paraît être leur chef. C'est Razzi.


Les Travailleurs du Vide Parfait

« Alors » me demande Razzi, avec qui j'ai continué mon dialogue intérieur après que nous nous soyons donnés de nos nouvelles, « existe-t-il ou n'existe-t-il pas un ésotérisme occidental et moderne ? » 

La question l'intéresse finalement, et donne à la modernité qu'il croyait bien connaître une couleur exotique inattendue. « Ce n'est pas comme cela qu'on poserait la question en Europe. » C'est plutôt ainsi : « Y aurait-il à la source de la modernité un ésotérisme traditionnel, un occultisme ? » Il la trouve moins passionnante alors, mais attend ma réponse : « Non. »

« Je crois plutôt à une construction tardive, dis-je, et assez artificielle. La pensée moderne s'est voulue sans origine, sans attache, issue d'une table rase. Hélas, lorsqu'on débarrasse une table, il ne se passe pas longtemps avant qu'elle ne soit de nouveau encombrée. Encyclopédie et réforme de l'enseignement supérieur furent autant de tentatives d'y faire le ménage. La pensée moderne devenait ainsi de moins en moins une méthode universelle, et de plus en plus une somme encyclopédique et universitaire. La tête bien faite, qu'on préférait à celle bien pleine, était à nouveau invitée à se remplir. La modernité suivait alors la même pente que toutes les révolutions épistémologiques antérieures. »

« Cet ésotérisme, continué-je, me paraît être l'ombre portée de cette culture universitaire, dans la pénombre de laquelle se mélangent des fondements oubliés, des emprunts exogènes, ses points aveugles et ses lignes tangentes. Cette ombre se présente comme l'altérité, unique et universelle elle aussi, de la culture dominante, à la fois affirmation et contestation de son universalité. »

« Elle en est peut-être aussi, ajouté-je, le symptôme d'un manque d'intuitivité dans les sciences positives. »


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Razzi a d'autres soucis. La mine manque d'électricité. La nuit tombée, les pannes sont fréquentes, et elles peuvent être dangereuses malgré l'usage de générateurs d'appoint.

On ne peut plus beaucoup toucher aux cours d'eau. On risquerait d'en faire trop varier le niveau et de menacer la reproduction des poissons. Les assemblées générales ont donc pensé à des éoliennes, et décidé de faire appel aux Travailleurs du Vide parfait. Si la technique du moulin à vent est bien vieille, celle des éoliennes électriques est très subtile, et ils sont les seuls à la maîtriser parfaitement. « En garderaient-ils le secret ? » Interrogé-je.

« Pas du tout, me dit-il. Ils ne demandent qu'à l'enseigner à qui en veut. Mais on doit, pour cela, apprendre d'eux d'abord comment chasser toute pensée de son esprit. On doit aussi acquérir le maniement du sabre, de l'arc et de quantités de choses, sans lesquelles, assurent-ils, rien n'est possible. »

« Pour faire de l'électricité, affirment-ils, l'esprit doit d'abord rencontrer l'électron au sein de la vacuité où il est libre. »


— Qu'est-ce donc exactement que ces Travailleurs du Vide Parfait ? Une secte, un syndicat ?

— C'est un ordre guerrier de travailleurs, répond-il. Sa fondation, à l'évidence légendaire, remonte à l'époque de la conversion des Huns au Bouddhisme, à la Poignée de l'Arc.

— La poignée de l'arc ?

— L'Arc du Grand Véhicule : les doctrines du Grand Véhicule (Maha Yana) se sont répandues en Asie en suivant un arc de cercle qui contournait les grands plateaux himalayens, de Bodhgâya, là où Gautama devint bouddha, en Inde orientale, jusqu'à la Chine du sud. Ici se trouve à peu près le milieu de cet arc, et la pointe de la flèche était l'Altaï, d'où sont partis les Huns.

— Ton arc n'est pas très droit, Razzi. On est plus loin de Canton ici que de Bodhgâya.

— Tu mesures l'espace sans tenir compte du vide, Jean-Pierre, me répond Razzi, avec humour je suppose.


« En réalité, continue-t-il, les Travailleurs du vide parfait ont repris une vitalité à l'époque qui a précédé et suivie la Révolution des Conseils. Ils ont immédiatement rejoint la fédération de Abou'l Houghman, laïcisant du même coup un mouvement qui prenait un peu trop les couleurs de l'Islam. »

— Tu m'as dit que c'était un ordre guerrier.

« Oui, et il en est toujours parti parmi eux, se battre en Mongolie contre les régiments du général Séménov et du baron Von Ungern (voir À Bolgobol cahier 28), en Crimée, d'où ils ont ramené les deux célèbres Indiens volontaires des IWW, en Chine, en Corée, au Viet Nam... C'est ce qui leur a toujours permis de faire évoluer leurs techniques de combat. »

« Je devrais plutôt dire d'annihilation de l'ennemi, corrige-t-il. Pour eux, le combat n'est rien, seulement le moyen d'annihiler l'ennemi. Pour cela, on doit découvrir en quoi il est déjà du néant. »

« C'est ce qu'ils recherchent avec le maniement du sabre, continue-t-il : le vide qui s'ouvre devant la lame. Le Révérend Pardramanda, il y a quelques années, s'est transpercé devant nous sa main gauche avec une flèche sans verser une goûte de sang. »


Le 13 juillet

La globalisation au XIIIème siècle

Au treizième siècle, en même temps que fut détruite la communauté des Assassins, les écoles du Tchan (Djanâ) fuirent la Chine du Sud, où les monastères étaient devenus des citadelles, à l'instar d'Alamut. Elles se réfugièrent au Japon, où la tradition prit le nom de Zen (dzèn). Les Ismaéliens se dispersèrent dans les régions montagneuses.

D'autres maîtres Tchan suivirent le chemin opposé, vers les confins de l'Empire et au-delà. Dans le même temps, les écoles du Dzogchen, persécutées elles aussi, disparurent des régions du Pamir. Ainsi les uns et les autres finirent par se rejoindre dans le Marmat. C'est ainsi que se rencontrèrent des doctrines si exogènes, venues de l'Anatolie, de l'Indukuch et du Quantoung.

Est-ce que je suis sûr de ce que j'avance ? Non, évidemment. L'Histoire est bidonnée depuis l'origine, tissus de calomnies et de discours laudatifs, rapidement détruits et remplacés par des faux disant l'exact contraire.

Il n'est qu'à interroger les mensonges de la presse contemporaine, pour imaginer ce qu'il en résulte dans la suite des siècles.

On a des textes, heureusement, écrits par des auteurs qui savaient donner à leurs paroles un sens assez définitif, quoique peu prolixes sur les événements contingents, pour que nous puissions y lire, même sur de mauvaises traductions, comment l'avenir se fait. Depuis des siècles dans le Marmat, on connaît Dôgen, Longchenpa, Khayyâm ou Jâbir.


Si l'on y regarde de près, la plupart des grandes doctrines se sont acclimatées très loin des régions où elles sont apparues. C'est le cas du Christianisme romain en Europe, ou encore de la philosophie athénienne, du Bouddhisme au Japon, ou au Tibet. Elles s'enracinent, se transforment, et deviennent le cœur même de l'organisme où elles ont été transplantées. Leurs traces parfois disparaissent du lieu même où elles sont apparues.

Rien n'a d'origine, de fondement, sinon perdu. Le Monothéisme ne vient sans doute pas de la péninsule arabique, mais d'Égypte certainement, ou de plus au sud, d'Abyssinie, à moins que ce ne soit plus au nord, de Babylonie, d'Anatolie ou des massifs du Caucase.

D'où viennent les idées des hommes ? Je soupçonne qu'elles ne « viennent » pas. Elles vont. Le fondement est toujours devant nous.


Le 14 juillet

La linguistique du chaos

Des amis m'ont demandé par courriel de leur faire « un état des lieux — très court et surtout constitué de liens ou de copies de matériaux internet — sur l'évolution des choses en matière de source libre (GPL, LAL, Creative Commons, etc). » En m'en occupant j'ai découvert sur le site de Libroscope <https://www.libroscope.org/>, qui contient pas mal d'articles critiques, dont certains sur les CC, un texte de Hakim Bey, La linguistique du chaos, qui recèle une proposition de génie.

Hakim Bey propose « que certains problèmes linguistiques puissent être résolus en considérant le langage comme un système dynamique complexe, un champ chaotique ».

Il prend appui sur deux réponses qui s'opposent à la linguistique de Saussure. L'une est anti-linguistique, « attaquant la langue comme représentation et comme médiation », celle de Dada, de Rimbaud, ou de Nietzsche écrivant : « je crains que nous ne nous libérions jamais de Dieu, tant que nous continuerons de croire à la grammaire ».

L'autre est celle de Chomsky, avec son idée d'une grammaire universelle, générative, articulation cachée sous toutes les grammaires possibles, comme mes remarques du 6 juin sur le texte de Francine Laugier en donnent une idée à la fin de mon quinzième cahier.


Hakim Bey revient à partir de là à Saussure, et à ses notes posthumes sur les anagrammes latines. Il semblerait que la langue entre en résonance (je le comprends au sens de Poincaré), dès qu'elle se met à jouer. Elle échappe à la dynamique du signe et du signifié, et produit une métalinguistique interne et non plus issue d'un impératif catégorique externe.

« Je me pose la question, écrit-il : si ces données étaient digérées par un ordinateur, parviendrions-nous à modéliser le langage en terme de systèmes dynamiques complexes ? Alors les grammaires ne seraient pas innées, mais émergeraient du chaos comme des « ordres supérieurs » évoluant spontanément — au sens de l'« évolution créatrice » de Prygogine. Les grammaires pourraient être des « attracteurs étranges », comme le motif caché qui est la « cause » de l'anagramme — des motifs qui sont réels mais n'ayant d'« existence » que par la manifestation de sous-motifs. Si le sens est insaisissable, c'est peut-être parce que la conscience elle-même, et donc le langage, est fractale. »

Cette conception est pour lui bien plus anarchiste que celle de l'anarchiste Chomsky. Le langage dépasse la représentation et la médiation, non pas parce qu'il serait inné, « mais parce qu'il est chaos ».


L'infini fractal

Je me suis vite souvenu d'avoir déjà lu ce texte il y a quelques années. C'est l'Annexe I de son ouvrage TAZ Zone Autonome Provisoire, que l'on peut trouver en français sur le site des Éditions de l'Éclat <http://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html>. Je l'ai encore dans l'arborescence de ma bibliothèque numérique.

Je suis surpris que ce texte ne m'ait pas davantage frappé quand je l'ai lu après avoir écrit ma nouvelle, Les Langues à attracteurs logiques du Devron <http://jdepetris.free.fr/Livres/planet_blue/devron.html>. J'y avais en effet inventé une langue dont la grammaire se référait explicitement aux « attracteurs étranges » de la mécanique des fluides, pour aiguiller les mouvements de la pensée. Bien que l'idée m'en soit venue en lisant Poincaré, je n'ignorais pas le rôle que tiennent des attracteurs dans les mathématiques du chaos.

Les thèses de Hakim Bey éclairent aussi maintenant mes réflexions d'hier soir.


Les concepts de chaos et d'émergence sont proprement révolutionnaires, c'est à dire « catastrophiques » au sens mathématique. On ne semble pas mesurer à quel point ils sont entièrement contradictoires avec ce que l'on croit identifier dans les Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication, avec son idéologie du village global. À l'opposé de tout ce qui peut évoquer l'idée d'une société, d'une communauté quelconque, d'une appartenance, c'est à dire d'un ensemble relativement clos, ces concepts débouchent sur l'idée d'un infini fractal.


Pour une Révolution de l'Entendement Humain

Je crois comme Hakim Bey que toutes les expériences des avant-gardes du siècle dernier allaient en ce sens ou étaient stériles : écriture automatique, lettrisme, poésie sonore et spatiale... « elles concourraient non pas à découvrir ou à détruire le sens, mais à le créer. »

Il y a là de quoi renouveler, de quoi régénérer la perspective surréaliste de l'automatisme ; de quoi dépasser cette intuition confuse, cette conscience trouble, pour ne pas dire oraculaire, que l'automatisme serait le pivot d'une révolution qui n'est déjà plus à naître.

 

 

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