Cahier XV
Journal de mon journal
Le 30 mai
Devant le bureau
de Dinkha
J'utilise beaucoup
le bureau de Dinkha, en aplomb de la rivière. On y est si bien
dans la journée, maintenant que la température devient
estivale.
La plupart du
temps, je m'installe dehors sur une table que j'ai empruntée,
pour ne pas gêner son jeune ami qui utilise l'ordinateur.
La fraîcheur
monte du torrent, plus vive encore d'avoir traversé la
profondeur de l'espace que creusent les chants d'oiseaux.
(Je m'amuse à
me boucher les oreilles pour tenter d'y discerner une différence.
Sans son, oui, l'air est moins frais.)
Le 3 juin
Nouveau
croisement de courriels avec Pierre-Laurent Faure
Cette fois-ci,
c'est moi qui ai reçu le message de Pierre-Laurent pendant que
j'étais en train de lui écrire. Ce message ne contenait
qu'un facétieux copier-coller des dernières lignes du
cinquième cahier de mon journal :
Pierre-Laurent
pourra toujours s'amuser de voir combien je suis en train de faire ce
dont je parle en le faisant en ce moment même.
Au fait, quel
moment ?
J'étais en
train de l'entretenir de mon inquiétude en face de
l'instabilité persistante dans les nouvelles républiques
indépendantes du Turkestan, notamment, ces derniers jours, au
Kirghizstan. L'attitude à la fois obstinée et à
courte vue de l'Occident me laisse craindre quelque fuite en avant
irréversible.
Mes craintes sur
l'Asie Centrale se sont beaucoup confondues ces derniers temps avec
celles concernant le référendum en France sur le Traité
Constitutionnel européen. L'effondrement de la Yougoslavie et
la guerre civile avaient suivi de près le succès du
Traité de Maastricht, il y a une dizaine d'années, et
je craignais des conséquences proportionnelles. La victoire du
Non m'a rassuré — quoique rien ne soit encore
gagné.
Ça m'a fait
marquer le pas dans la rédaction de mon journal.
À propos
de mon journal
Je néglige
mon journal ces jours-ci, et quand je daigne m'y consacrer, il semble
que ce soit plus pour me distraire de ce que je vois ici que pour le
raconter, le commenter, l'énoncer, le creuser, le ruminer.
Serait-il possible que ce que je vis, vois ou apprends depuis une
semaine que je me suis installé à Mâhaltareq, ne
m'intéresse pas vraiment ? Ou plutôt n'ai-je tout
simplement pas envie de le partager ?
Je sens peut-être
trop de regards lire en ce moment même par dessus mon épaule.
(Au fait quel moment ?)
Le 4 juin
J'ai continué
à pratiquer le jeu des Quatre Empires
J'ai
continué à pratiquer le jeu des Quatre Empires. Voilà
bien la raison majeure qui m'a fait négliger mon journal.
Je
peux me demander s'il est bien raisonnable de venir jusqu'ici passer
tout ce temps à une occupation à laquelle je pourrais
aussi bien me livrer chez moi à Marseille. Tout bien pesé,
je crois pourtant que si : pas plus qu'on ne lit, on ne joue de
la même façon selon où l'on se trouve. Comme on
fait en lisant, on se nourrit, en jouant, des impressions sensibles
du monde environnant. Inversement, notre lecture affine l'acuité
de nos sens. De ce point de vue, celui des
Quatre Empires
est un bon jeu.
À force de
lire des cartes de mondes fictifs — des ressources
minières, des voies de communication, des mouvements
stratégiques, des divisions administratives, de la production
industrielle, du développement urbain, des ressources
humaines... — et de consulter des registres qui les
quantifient, je finis par voir les montagnes et les vallées
qui m'entourent, plus intensément. En regardant par la
fenêtre, il me semble voir jusqu'aux couches géodésiques
l'étendue des vallées que me cachent les cimes. Et
quand je lis les cartes, il me semble entendre les blés plier
sous le vent et les faucheurs chanter.
Pour autant, j'ai
bien du mal encore à maîtriser le jeu. J'ai recommencé
deux parties en choisissant l'option industrielle. Je viens cette
fois de prendre celle de la stratégie. Peut-être
est-elle moins difficile.
La vie en
communauté que je mène ne me déplaît pas.
La présence des autres s'y révèle finalement
moins pesante que celles des voisins dans un copropriété.
On ne la perçoit que lorsqu'on en a besoin.
Étranger,
et même un peu intrus, je me suis spontanément attelé
à des tâches communes sans qu'on ait eu à me le
suggérer, et je semble avoir satisfait aux curiosités
sans que je me sois senti interrogé.
Le 5 juin
Le Livre des
temples de la Lumière
« Je
ne comprends pas comment tu peux lire ça, » me
lance Dinkha. Je lis Le
Livre des temples de la Lumière
de Sohravardî. Je l'ai récupéré en ligne
et je l'ai imprimé au Conseil. Ce que je ne comprends pas,
moi, c'est que Dinkha s'en étonne.
Je
rencontre presque aussi souvent Dinkha ici que lorsque je logeais
chez lui. Parfois, pour changer d'air, nous allons prendre un
verre ensemble sur la place, à l'autre bout de la rue
principale. Il apprécie manifestement de pouvoir parler en
français, et moi aussi d'ailleurs, bien que nous recourions
parfois à l'anglais et à l'arabe.
Pour
lui, ces ouvrages sont faits de vieilles doctrines, fondées
sur une cosmogonie dépassée : une hiérarchie
de mondes concentriques, du ciel de l'Intelligence
Active
(l'entéléchie
d'Aristote ?), le Jabarut,
jusqu'au monde sub-lunaire. On y voit comment l'Islam, en Asie, s'est
construit sur la Gnose chrétienne. On comprend aussi comment
celle-ci s'est bâtie à l'aide du syncrétisme
actif de l'hellénisme post-alexandrin, avec la philosophie
grecque, les doctrines de Zarathoustra, la gnose juive, et bien un
petit zeste de bouddhisme épuré de ses sources
brahmaniques.
Tout ceci ne
manque pas de paraître quelque peu délirant au lecteur
contemporain, et pourtant non totalement dépourvu de
consistance. Cette cosmologie a fonctionné pendant des siècles
après tout, d'Aristote qui ne l'avait certainement pas
inventée, à Galilée.
Est-elle vraiment
plus délirante que la nôtre ? Elle est fausse
assurément. En quel sens cependant la nôtre serait-elle
vraie ?
Quotidiennement,
nous pouvons faire des expériences qu'explique bien la
nouvelle science, et qui prouvent la fausseté de l'ancienne :
en voiture, nous sentons la pression au démarrage qui nous
tire en arrière, et qui cesse dès que la vitesse
devient stable. Selon l'ancienne, elle devrait continuer à
nous coller au siège.
Je ne peux plus
croire à ces antiques doctrines assurément. Rien ne
m'empêche pour autant d'imaginer le monde ainsi, de me « voir »
dans un tel univers. Quand Mercure, au soleil couchant, s'apprête
à passer derrière les cimes, plutôt qu'une
planète comparable à la terre, je peux y voir le signe
d'un orbe, celui du ciel de 'otâred (Mercure), où les
formes s'impriment dans la matière. Ça change beaucoup
de chose. Ça donne au monde une beauté autre, mais
comparable.
Que
comprendra-t-on dans dix ou vingt siècles de notre propre
cosmologie, quand auront disparu nos outils et nos techniques qui
donnent leur consistance aux mesures et aux concepts qu'elles
quantifient ? Quel sens auront encore des mots comme « onde »
ou « électron » ? Quels sens
ont-ils même réellement pour nous ?
En attendant, nous
pouvons toujours y croire, même si nous manquent encore les
équations pour ramener la gravité au champ magnétique.
Le
Grand
bar Moderne
de Mâhaltareq est très « occidental » :
il a des tables et des chaises aux pieds métalliques, et de
grandes baies vitrées. Nous aimons nous installer sur la
terrasse qui domine la place, surélevée de quelques
marches, à l'ombre de la bâche. Je viens parfois y lire
seul des textes que j'imprime, comme celui dont nous parlons.
« Vois-tu,
Dinkha, Sohravadî n'a pas inventé ces théories et
ces concepts, pas plus que toi ou moi la science moderne. Il y prend
seulement appui. Et qu'énonce-t-il alors que d'autres n'ont
pas dit ? »
Ce
n'est pas le premier ouvrage de Sohravardî que je découvre.
J'ai déjà lu de lui des récits, des contes — on
dirait aujourd'hui « des nouvelles » :
L'Archange
Empourpré,
Les
Ailes de Gabriel.
J'y ai été moins sensible aux doctrines, qui pour
l'essentiel m'échappaient, qu'à leurs vertus
littéraires : l'art d'utiliser la fiction comme outil
philosophique.
Je
crois qu'il a été le principal déclencheur des
nouvelles que j'ai recueillies sous le titre de Simples
contes d'une planète bleue
(<http://jdepetris.free.fr/Livres/planet_blue/>).
« D'ailleurs,
toutes les pensées qui se sont données corps et durée
sont nées délirantes. » Ajouté-je.
« C'est inévitable si tu réfléchis :
la consistance, la force de la pensée, ne va jamais sans
délire. »
— Comment
cela ? S'étonne Dinkha.
— À
cause du langage. Le délire n'est jamais que la pensée
qui se fraye un chemin à coup de hache dans une langue qui n'a
pas été construite pour elle.
La pensée
qui ne se laisse pas mouler dans des inférences grammaticales
doit coller au plus près de l'expérience, et l'énoncé
doit être intuitif, se rapprochant ainsi de la construction
onirique.
Le 6 juin
Francine Laugier
m'a envoyé un texte par courriel
Dans la cour,
sous le platane, l'ombre, quel apaisement ! Mais quand
reviendront les boulistes, je serai obligée de rester sous la
chaleur de la véranda. Comme ils sont beaux les martinets,
plus effilés que les hirondelles.
Midi sonne déjà
au clocher. Je ne sais encore si je rendrai visite à ma mère
cet été.
Quand je vois
Moussia, le jeune chien préféré du patron de la
buvette, être obligé de rester aux pieds, j'envie le
vieux chien Pataud qui se promène seul dans tout le quartier.
Je le croise
parfois sur la pelouse du jardin public, ne se laissant plus caresser
comme au bar, ne répondant pas à l'appel de son nom,
paraissant ne plus reconnaître personne.
Même avec
Dieu les croyants sont aux pieds. La solution pour Caïn ce n'est
pas de tuer Abel, c'est de trouver la liberté.
Francine
Laugier <http://jdepetris.free.fr/flaugier/>
Ma réponse
à Francine
Dans la cour,
sous le platane, l'ombre,
quel apaisement !
La première
phrase de ta lettre, Francine, ressemble à un haïku. Il
en a presque la métrique. — Presque ? Il a
onze syllabes, vas-tu me dire, et non dix-sept.
Aucune importance,
seul compte l'impair. Trois, cinq, cinq, vaut bien sept, sept, cinq.
Ça sonne sur les mêmes registres.
« L'ombre
sous le platane » aurait fait une syllabe de trop, et une
virgule après « l'ombre » alors aurait
été maladroite.
Quel apaisement !
sous le platane, l'ombre
dans la cour
L'inversion aurait
donné un air plus classique, mais par là même
moins saisissant.
Ce qui
littéralement me fascine ici, c'est ton usage inusité
de la virgule. « , l'ombre » : Le signe de
ponctuation se prononce, se vocalise du moins, en supprimant le « e »
muet et en le remplaçant par un silence, une coupure nette qui
conserve la métrique, et qui a valeur d'adverbe.
La
cour, l'arbre, l'ombre = L'ombre de l'arbre de la cour
Tournant
radicalement le dos à la grammaire française, tu en
inventes une autre qui, ô hasard ! est cousine du palanzi
et de quelques langues du nord de l'Asie (voir À Bolgobol, cahier XXVIII, 26 juillet).
On est surpris de découvrir que cette syntaxe métisse
se comprend intuitivement.
La
musique n'est pas sans rappeler non plus les silences qui ponctuent
celle de l'Asie.
Tu t'attendais
sans doute à ce que je m'attarde davantage sur ta dernière
phrase que sur la première. Et pourquoi n'interrogerait-on pas
la grammaire de l'une sur l'idée de l'autre ?
C'est ainsi qu'une
pensée neuve échappe au délire : en
reconstruisant sa syntaxe, plutôt qu'en taillant sa route avec
une qui ne lui convient pas. Voilà pourquoi, comme dit
Descartes, les poètes arrachent plus efficacement des
étincelles de vérité que les philosophes.
Tu
conclus sur une façon évidente, synthétique et
neuve — on l'attendait depuis la naissance de la modernité
— de se débarrasser de Dieu (le Jaloux), sans se poser à
un seul moment la fausse question de la croyance.
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