Home
Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

»

Cahier XV
Journal de mon journal

 

 

 

 

 

Le 30 mai

Devant le bureau de Dinkha

J'utilise beaucoup le bureau de Dinkha, en aplomb de la rivière. On y est si bien dans la journée, maintenant que la température devient estivale.

La plupart du temps, je m'installe dehors sur une table que j'ai empruntée, pour ne pas gêner son jeune ami qui utilise l'ordinateur.

La fraîcheur monte du torrent, plus vive encore d'avoir traversé la profondeur de l'espace que creusent les chants d'oiseaux.

(Je m'amuse à me boucher les oreilles pour tenter d'y discerner une différence. Sans son, oui, l'air est moins frais.)


Le 3 juin

Nouveau croisement de courriels avec Pierre-Laurent Faure

Cette fois-ci, c'est moi qui ai reçu le message de Pierre-Laurent pendant que j'étais en train de lui écrire. Ce message ne contenait qu'un facétieux copier-coller des dernières lignes du cinquième cahier de mon journal :

Pierre-Laurent pourra toujours s'amuser de voir combien je suis en train de faire ce dont je parle en le faisant en ce moment même.

Au fait, quel moment ?


J'étais en train de l'entretenir de mon inquiétude en face de l'instabilité persistante dans les nouvelles républiques indépendantes du Turkestan, notamment, ces derniers jours, au Kirghizstan. L'attitude à la fois obstinée et à courte vue de l'Occident me laisse craindre quelque fuite en avant irréversible.

Mes craintes sur l'Asie Centrale se sont beaucoup confondues ces derniers temps avec celles concernant le référendum en France sur le Traité Constitutionnel européen. L'effondrement de la Yougoslavie et la guerre civile avaient suivi de près le succès du Traité de Maastricht, il y a une dizaine d'années, et je craignais des conséquences proportionnelles. La victoire du Non m'a rassuré — quoique rien ne soit encore gagné.

Ça m'a fait marquer le pas dans la rédaction de mon journal.


À propos de mon journal

Je néglige mon journal ces jours-ci, et quand je daigne m'y consacrer, il semble que ce soit plus pour me distraire de ce que je vois ici que pour le raconter, le commenter, l'énoncer, le creuser, le ruminer. Serait-il possible que ce que je vis, vois ou apprends depuis une semaine que je me suis installé à Mâhaltareq, ne m'intéresse pas vraiment ? Ou plutôt n'ai-je tout simplement pas envie de le partager ?

Je sens peut-être trop de regards lire en ce moment même par dessus mon épaule. (Au fait quel moment ?)


Le 4 juin

J'ai continué à pratiquer le jeu des Quatre Empires

J'ai continué à pratiquer le jeu des Quatre Empires. Voilà bien la raison majeure qui m'a fait négliger mon journal.

Je peux me demander s'il est bien raisonnable de venir jusqu'ici passer tout ce temps à une occupation à laquelle je pourrais aussi bien me livrer chez moi à Marseille. Tout bien pesé, je crois pourtant que si : pas plus qu'on ne lit, on ne joue de la même façon selon où l'on se trouve. Comme on fait en lisant, on se nourrit, en jouant, des impressions sensibles du monde environnant. Inversement, notre lecture affine l'acuité de nos sens. De ce point de vue, celui des Quatre Empires est un bon jeu.


À force de lire des cartes de mondes fictifs — des ressources minières, des voies de communication, des mouvements stratégiques, des divisions administratives, de la production industrielle, du développement urbain, des ressources humaines... — et de consulter des registres qui les quantifient, je finis par voir les montagnes et les vallées qui m'entourent, plus intensément. En regardant par la fenêtre, il me semble voir jusqu'aux couches géodésiques l'étendue des vallées que me cachent les cimes. Et quand je lis les cartes, il me semble entendre les blés plier sous le vent et les faucheurs chanter.

Pour autant, j'ai bien du mal encore à maîtriser le jeu. J'ai recommencé deux parties en choisissant l'option industrielle. Je viens cette fois de prendre celle de la stratégie. Peut-être est-elle moins difficile.


La vie en communauté que je mène ne me déplaît pas. La présence des autres s'y révèle finalement moins pesante que celles des voisins dans un copropriété. On ne la perçoit que lorsqu'on en a besoin.

Étranger, et même un peu intrus, je me suis spontanément attelé à des tâches communes sans qu'on ait eu à me le suggérer, et je semble avoir satisfait aux curiosités sans que je me sois senti interrogé.


Le 5 juin

Le Livre des temples de la Lumière

« Je ne comprends pas comment tu peux lire ça, » me lance Dinkha. Je lis Le Livre des temples de la Lumière de Sohravardî. Je l'ai récupéré en ligne et je l'ai imprimé au Conseil. Ce que je ne comprends pas, moi, c'est que Dinkha s'en étonne.


Je rencontre presque aussi souvent Dinkha ici que lorsque je logeais chez lui. Parfois, pour changer d'air, nous allons prendre un verre ensemble sur la place, à l'autre bout de la rue principale. Il apprécie manifestement de pouvoir parler en français, et moi aussi d'ailleurs, bien que nous recourions parfois à l'anglais et à l'arabe.

Pour lui, ces ouvrages sont faits de vieilles doctrines, fondées sur une cosmogonie dépassée : une hiérarchie de mondes concentriques, du ciel de l'Intelligence Active (l'entéléchie d'Aristote ?), le Jabarut, jusqu'au monde sub-lunaire. On y voit comment l'Islam, en Asie, s'est construit sur la Gnose chrétienne. On comprend aussi comment celle-ci s'est bâtie à l'aide du syncrétisme actif de l'hellénisme post-alexandrin, avec la philosophie grecque, les doctrines de Zarathoustra, la gnose juive, et bien un petit zeste de bouddhisme épuré de ses sources brahmaniques.

Tout ceci ne manque pas de paraître quelque peu délirant au lecteur contemporain, et pourtant non totalement dépourvu de consistance. Cette cosmologie a fonctionné pendant des siècles après tout, d'Aristote qui ne l'avait certainement pas inventée, à Galilée.


Est-elle vraiment plus délirante que la nôtre ? Elle est fausse assurément. En quel sens cependant la nôtre serait-elle vraie ?

Quotidiennement, nous pouvons faire des expériences qu'explique bien la nouvelle science, et qui prouvent la fausseté de l'ancienne : en voiture, nous sentons la pression au démarrage qui nous tire en arrière, et qui cesse dès que la vitesse devient stable. Selon l'ancienne, elle devrait continuer à nous coller au siège.

Je ne peux plus croire à ces antiques doctrines assurément. Rien ne m'empêche pour autant d'imaginer le monde ainsi, de me « voir » dans un tel univers. Quand Mercure, au soleil couchant, s'apprête à passer derrière les cimes, plutôt qu'une planète comparable à la terre, je peux y voir le signe d'un orbe, celui du ciel de 'otâred (Mercure), où les formes s'impriment dans la matière. Ça change beaucoup de chose. Ça donne au monde une beauté autre, mais comparable.


Que comprendra-t-on dans dix ou vingt siècles de notre propre cosmologie, quand auront disparu nos outils et nos techniques qui donnent leur consistance aux mesures et aux concepts qu'elles quantifient ? Quel sens auront encore des mots comme « onde » ou « électron » ? Quels sens ont-ils même réellement pour nous ?

En attendant, nous pouvons toujours y croire, même si nous manquent encore les équations pour ramener la gravité au champ magnétique.

Le Grand bar Moderne de Mâhaltareq est très « occidental » : il a des tables et des chaises aux pieds métalliques, et de grandes baies vitrées. Nous aimons nous installer sur la terrasse qui domine la place, surélevée de quelques marches, à l'ombre de la bâche. Je viens parfois y lire seul des textes que j'imprime, comme celui dont nous parlons.

« Vois-tu, Dinkha, Sohravadî n'a pas inventé ces théories et ces concepts, pas plus que toi ou moi la science moderne. Il y prend seulement appui. Et qu'énonce-t-il alors que d'autres n'ont pas dit ? »


Ce n'est pas le premier ouvrage de Sohravardî que je découvre. J'ai déjà lu de lui des récits, des contes — on dirait aujourd'hui « des nouvelles » : L'Archange Empourpré, Les Ailes de Gabriel. J'y ai été moins sensible aux doctrines, qui pour l'essentiel m'échappaient, qu'à leurs vertus littéraires : l'art d'utiliser la fiction comme outil philosophique.

Je crois qu'il a été le principal déclencheur des nouvelles que j'ai recueillies sous le titre de Simples contes d'une planète bleue (<http://jdepetris.free.fr/Livres/planet_blue/>).

« D'ailleurs, toutes les pensées qui se sont données corps et durée sont nées délirantes. » Ajouté-je. « C'est inévitable si tu réfléchis : la consistance, la force de la pensée, ne va jamais sans délire. »


— Comment cela ? S'étonne Dinkha.

— À cause du langage. Le délire n'est jamais que la pensée qui se fraye un chemin à coup de hache dans une langue qui n'a pas été construite pour elle.

La pensée qui ne se laisse pas mouler dans des inférences grammaticales doit coller au plus près de l'expérience, et l'énoncé doit être intuitif, se rapprochant ainsi de la construction onirique.


miniature.jpg

 

Le 6 juin

Francine Laugier m'a envoyé un texte par courriel

Dans la cour, sous le platane, l'ombre, quel apaisement ! Mais quand reviendront les boulistes, je serai obligée de rester sous la chaleur de la véranda. Comme ils sont beaux les martinets, plus effilés que les hirondelles.

Midi sonne déjà au clocher. Je ne sais encore si je rendrai visite à ma mère cet été.

Quand je vois Moussia, le jeune chien préféré du patron de la buvette, être obligé de rester aux pieds, j'envie le vieux chien Pataud qui se promène seul dans tout le quartier.

Je le croise parfois sur la pelouse du jardin public, ne se laissant plus caresser comme au bar, ne répondant pas à l'appel de son nom, paraissant ne plus reconnaître personne.

Même avec Dieu les croyants sont aux pieds. La solution pour Caïn ce n'est pas de tuer Abel, c'est de trouver la liberté.

Francine Laugier <http://jdepetris.free.fr/flaugier/>


Ma réponse à Francine

Dans la cour,

sous le platane, l'ombre,

quel apaisement !

La première phrase de ta lettre, Francine, ressemble à un haïku. Il en a presque la métrique. — Presque ? Il a onze syllabes, vas-tu me dire, et non dix-sept.

Aucune importance, seul compte l'impair. Trois, cinq, cinq, vaut bien sept, sept, cinq. Ça sonne sur les mêmes registres.

« L'ombre sous le platane » aurait fait une syllabe de trop, et une virgule après « l'ombre » alors aurait été maladroite.


Quel apaisement !

sous le platane, l'ombre

dans la cour

L'inversion aurait donné un air plus classique, mais par là même moins saisissant.


Ce qui littéralement me fascine ici, c'est ton usage inusité de la virgule. « , l'ombre » : Le signe de ponctuation se prononce, se vocalise du moins, en supprimant le « e » muet et en le remplaçant par un silence, une coupure nette qui conserve la métrique, et qui a valeur d'adverbe.


La cour, l'arbre, l'ombre = L'ombre de l'arbre de la cour


Tournant radicalement le dos à la grammaire française, tu en inventes une autre qui, ô hasard ! est cousine du palanzi et de quelques langues du nord de l'Asie (voir À Bolgobol, cahier XXVIII, 26 juillet). On est surpris de découvrir que cette syntaxe métisse se comprend intuitivement.

La musique n'est pas sans rappeler non plus les silences qui ponctuent celle de l'Asie.


Tu t'attendais sans doute à ce que je m'attarde davantage sur ta dernière phrase que sur la première. Et pourquoi n'interrogerait-on pas la grammaire de l'une sur l'idée de l'autre ?

C'est ainsi qu'une pensée neuve échappe au délire : en reconstruisant sa syntaxe, plutôt qu'en taillant sa route avec une qui ne lui convient pas. Voilà pourquoi, comme dit Descartes, les poètes arrachent plus efficacement des étincelles de vérité que les philosophes.

Tu conclus sur une façon évidente, synthétique et neuve — on l'attendait depuis la naissance de la modernité — de se débarrasser de Dieu (le Jaloux), sans se poser à un seul moment la fausse question de la croyance.

 

 

»