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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XVI
Vers Gandoughurat

 

 

 

 

 

Le 7 juin

Comment, à partir de ce qui dépend de soi, contraindre ce qui n'en dépend pas ?

J'ai fini par passer maître dans la guerre de mouvements, utilisant des unités rapides, légèrement armées, qui frappent et disparaissent. Je parle naturellement du jeu des Quatre Empires.

Des unités équipées d'armes légères sont capables de se débander sans pertes notables quand la bataille tourne mal, et, dans le cas contraire, de poursuivre l'ennemi jusqu'à sa destruction ou sa reddition complète. Leur faible puissance destructrice est vite compensée par l'aguerrissement des troupes. À chaque combat, en effet, les unités gagnent en efficacité, ce qui se traduit par l'ajout de médailles sous leurs icônes. Il y a donc un grand avantage à ne pas perdre d'unités entières pour bénéficier de cet aguerrissement.

L'inconvénient d'une telle stratégie est qu'on doit se résoudre parfois à céder des territoires, et les ressources qu'ils contiennent. C'est pourquoi la plupart des joueurs conseillent le contraire. Qu'importe, je préfère privilégier la rapidité sur la puissance de feu.


Oui, tout ça est bien beau, encore faut-il que le reste suive : que les routes soient tracées et des ports construits, les mines creusées, les terres irriguées... Le commerce, la politique, l'industrie doivent accompagner la force qui en définitive les sert, et surtout l'alphabétisation et la recherche. La production et la consommation de papier sont des indicateurs important du jeu des Quatre Empires.

Voilà au fond le fil rouge du jeu, et c'est cela qui fait tout son intérêt : comment, à partir de ce qui dépend de soi, contraindre ce qui n'en dépend pas ?


Le 8 juin

L'homme est ce qui se tient au-delà de l'algorithme

Parfois, en parlant de politique et d'histoire, je crains de donner l'impression que je prends les hommes pour de petits malins. Non, l'homme n'est pas malin ; sur ce point, la rupture avec nos cousins primates est consommée. Les hommes agissent plutôt comme des hallucinés.


Cela, je peux le discerner très nettement par le petit bout de la lorgnette dans un jeu électronique. Comment puis-je gagner ? En étant malin, en étant rationnel ? Je crains de demeurer alors en état d'infériorité devant l'intelligence artificielle.

L'intelligence artificielle, elle, est maligne. Elle ne se casse pas la tête : elle fonctionne sur une petite quantité de commandes et d'algorithmes simples, qui se combinent pour émerger dans des stratégies, pas très brillantes ni très fines, mais qui gagnent toujours sur ma capacité d'inférer. Précisément, ces commandes et ces algorithmes n'infèrent rien ; ils font des boucles. L'intelligence artificielle n'infère pas, et elle imagine encore moins, elle calcule seulement.

Puis-je calculer mieux qu'un ordinateur ? Vais-je percer avec les yeux de l'intelligence, à travers l'interface sensible qui les déguise, les algorithmes qui commandent le jeu ?

Je vais faire l'exact contraire : je vais croire au jeu. Je vais littéralement le rêver. L'interface sonore m'y aide fortement. Je vais laisser lever en moi les émotions... et ça marche.


Il y a plus troublant encore : mon comportement entraîne celui des autres joueurs virtuels. Les empires sont contraints de me suivre. Si je jouais en ligne avec d'autres personnes, nous pourrions nous entendre, passer certains accords. Et bien, avec un peu d'entraînement, je peux parvenir au même résultat sans interlocuteur en face.

Le 9 juin

Penser, c'est manipuler des signes.

« Penser, c'est manipuler des signes. » Je fais volontiers mienne cette assertion de Charles Sanders Pierce. Encore devrais-je en chasser tout malentendu.

Il ne faudrait pas croire que tout signe soit linguistique, et en déduire que toute pensée ait besoin d'un langage. Tout langage fonctionne essentiellement sur des automatismes, et l'automatisme n'a justement pas besoin d'être pensé.


Le 10 juin

Vivre sans temps mort, jouir sans entrave

« Fais tes bagages, je t'emmène avec moi, » m'a proposé Dinkha. Il fait une tournée dans diverses installations industrielles éparpillées dans le pays.


« As-tu remarqué ? me dit-il dans la voiture. La nature humaine est perverse. Nous nous habituons à tout, nous faisons une routine du malheur comme du bonheur. Quand la survie n'est pas menacée, nous nous endormons, et nous ne savons donner notre pleine mesure que dans les crises. »

« Mais la vie est toujours précaire, » plaisanté-je. « Je ne suis pas sûr de ce que tu dis là. » Ajouté-je avant d'allumer ma pipe. « Je pourrais te citer bien des exemples où volontés et enthousiasmes ne se sont nourris d'aucune crainte, et d'autres où le découragement et l'inquiétude ont fait baisser les bras. »


« Tu as peut-être raison, » convient Dinkha. « Le problème est plutôt que, pour travailler, nous avons besoin de régularités, d'ordre et de méthode, en un mot de routines. Nous avons besoin aussi d'actions machinales, qui ne fassent pas sans cesse appel à l'imagination et à l'audace. Le travail machinal et routinier finit par tout changer, changer le monde et se changer lui-même. Sa routine et ses automatismes se brisent finalement sur son produit. »

« Voilà résumé tout le drame de la condition humaine, » plaisanté-je en chassant la fumée de ma bouche, qui se répand en volutes dans l'habitacle, avant d'être emportée par les vitres ouvertes. « Presque toutes les civilisations ont péri faute d'avoir su bousculer leurs connaissances et leurs méthodes, quand celles-ci ne leur permettraient plus de continuer au-delà des changements où elles les avaient conduites. »


— Je me souviens, dit Dinkha rêveur, dans ma jeunesse, les Français disaient une parole de sagesse : « Vivre sans temps mort, jouir sans entrave ».

— Certains trouvent cette idée stupide aujourd'hui.

— Tiens ! Aiment-ils les temps morts ou les entraves ?

— Sans doute ne sont ils pas des créateurs mais seulement des acheteurs. Alors pour eux, « ni temps mort ni entrave » se réduit vite à l'ivresse, la débauche et la dépense, expliqué-je, ce qui est bien évidemment épuisant.

« Il en est pour qui cette route en lacets sous les mélèzes ne serait qu'un temps mort, que rallongent encore la chaussée mouillée et la brume qui te font rouler lentement. » Ajouté-je en inspirant sans entrave l'air qui frappe ma joue, chargé l'odeur d'humus et de résine.


Le 11 juin

Comment penser comment on manipule des signes sans y penser ?

J'ai reçu un courriel de Manzi qui commente mon journal. Il a fait d'étonnants progrès en français depuis deux ans. J'aimerais bien le rencontrer pour constater ce qu'il en est à l'oral.

 

From: manzi - To: jdepetris

Date: 11 Jun 2005

Subject: Signes et pensée

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Salut j-p,

« Penser, c'est manipuler des signes sans y penser ». Voilà comment je pourrais résumer ce que tu as écrit avant-hier. C'est ce qui rend particulièrement difficile de penser comment on manipule des signes sans y penser.

Cela suppose une mise en abîme, devant laquelle la vieille analytique aristotélicienne trouve sa limite. Sohravardî a manifestement marché sur cet abîme.

Pour autant sa philosophie n'est pas matérialiste. Quoique... : on ne trouve pas une réelle discontinuité entre hayûlî (matière, du grec hylé) et jabr.

C'est encore Berkeley, en Occident, qui en est le plus proche. J'ai commandé une édition en anglais de ses Trois Dialogues entre Hylas et Philonoüs, qui ont eu une telle incidence sur la pensée d'André Breton.

Manzi


berkeley.jpg


Manzi m'attend à Gandoughurat, où Dinkha doit se rendre.

 

J'ai reçu aussi un courriel amusant d'un inconnu

Delivered-To: jdepetris@silex.fr - Date: 10 Jun 2005 17:29:44

Subject: Bolgobol

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Bonjour,

Je suis tombé sur votre carnet de voyage tout a fait par hasard en cherchant une réponse à une question de nature grammaticale. [...] Il arrive à point nommé dans mon parcours. [...] J'ai eu maintes fois l'occasion de m'émerveiller de cette coïncidence qui fait survenir les nourritures de l'esprit au moment précis où la faim se fait sentir. [...]

J'ai aussi une question : j'ai cherché en vain le site des moines guerriers pour télécharger le jeu de sumo minimaliste. Pourriez-vous m'aider ?

A. C.


Le 12 juin

L'industrie du Gourpa

L'industrie du Gourpa est plus impressionnante qu'elle ne le laisse immédiatement paraître. C'est qu'on a peu ici le goût du gigantisme.

L'usine de Gorandsâ ne paye pas beaucoup de mine de l'extérieur ; on pourrait facilement poursuivre sa route sans la voir. De l'intérieur non plus, où elle donne le spectacle d'un certain délabrement. Elle est pourtant récente, et s'agrandit encore le long de la rivière.

C'est un ensemble de petites unités, bâtiments, hangars, construits à la diable, que parcourent des tuyauteries et des câbles dans un apparent désordre. Entre des constructions, certains entretiennent même de petits jardins potagers — ce qui dénote au moins que rien ici n'est toxique.

L'essentiel de l'installation, il est vrai, est partiellement creusé sous la roche ; on ne le découvre qu'après. Elle cache un gigantesque bassin rond, où l'eau, vert turquoise sous l'éclairage artificiel, tourne lentement. Que produit-on dans cette usine ? C'est un centre expérimental, et j'ai promis à Dinkha de rester discret. En tout cas, quand on commence à comprendre comment tout ceci fonctionne, on est très impressionné.


Tout ce qu'on trouve sur le territoire du Gourpa paraît vétuste au premier abord. On ne voit pas d'immenses tours, comme dans toutes les villes du monde aujourd'hui, on ne roule pas sur de larges autoroutes. On se croirait parfois revenu plus d'un demi-siècle en arrière. Qu'on ne s'y trompe pas. On tend à se désintéresser maintenant de la mécanique classique, de ses voitures, de ses trains et de ses avions, au profit de la mécanique quantique et de ses nanotechnologies.


Le 13 juin

Gandoughurat

Gandoughurat est une petite ville accrochée au flanc du Mont Idris. Je me demande bien ce qui peut y attirer à la fois Dinkha et Manzi. Je ne crois pas que ce soit la beauté de ces fleurs blanches qui parsèment les champs. Minuscules, elles s'agglutinent horizontalement au bout de tiges robustes et couvertes de petites fibrilles vertes qui ressemblent à un pelage, avec des feuilles si découpées qu'elles paraissent déchiquetées.

La ville s'étire sur la largeur de la pente, au-dessus du gouffre d'Al Gadhor qui brise brutalement son extension vers le sud.


Je n'avais jamais vu autant de corneilles. Les gorges sont leur domaine. Elles nichent au sommet ensoleillé des falaises. De là, elles se répandent sur la ville en criant. Parfois, des vols entiers s'abattent pour se percher sur les arbres d'une place.

La corneille est, avec le mouton, l'animal emblématique de Gandoughurat. Bien avant d'arriver, on voit partout des troupeaux, on croise des camions qui en transportent, et on trouve des bergeries jusque dans la périphérie de la ville. Même en plein centre, où les voitures sont rares, on peut voir passer des moutons.

La veste en peau de mouton retournée est traditionnelle. J'en ai acheté une.

 

 

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