Cahier XVI
Vers Gandoughurat
Le 7 juin
Comment, à
partir de ce qui dépend de soi, contraindre ce qui n'en dépend
pas ?
J'ai
fini par passer maître dans la guerre de mouvements, utilisant
des unités rapides, légèrement armées,
qui frappent et disparaissent. Je parle naturellement du jeu des
Quatre
Empires.
Des
unités équipées d'armes légères
sont capables de se débander sans pertes notables quand la
bataille tourne mal, et, dans le cas contraire, de poursuivre
l'ennemi jusqu'à sa destruction ou sa reddition
complète. Leur faible puissance destructrice est vite
compensée par l'aguerrissement des troupes. À chaque
combat, en effet, les unités gagnent en efficacité, ce
qui se traduit par l'ajout de médailles sous leurs icônes.
Il y a donc un grand avantage à ne pas perdre d'unités
entières pour bénéficier de cet aguerrissement.
L'inconvénient
d'une telle stratégie est qu'on doit se résoudre
parfois à céder des territoires, et les ressources
qu'ils contiennent. C'est pourquoi la plupart des joueurs conseillent
le contraire. Qu'importe, je préfère privilégier
la rapidité sur la puissance de feu.
Oui,
tout ça est bien beau, encore faut-il que le reste suive :
que les routes soient tracées et des ports construits,
les mines creusées, les terres irriguées... Le
commerce, la politique, l'industrie doivent accompagner la force qui
en définitive les sert, et surtout l'alphabétisation et
la recherche. La production et la consommation de papier sont des
indicateurs important du jeu des Quatre
Empires.
Voilà au
fond le fil rouge du jeu, et c'est cela qui fait tout son intérêt :
comment, à partir de ce qui dépend de soi, contraindre
ce qui n'en dépend pas ?
Le 8 juin
L'homme est ce
qui se tient au-delà de l'algorithme
Parfois, en
parlant de politique et d'histoire, je crains de donner l'impression
que je prends les hommes pour de petits malins. Non, l'homme n'est
pas malin ; sur ce point, la rupture avec nos cousins primates
est consommée. Les hommes agissent plutôt comme des
hallucinés.
Cela, je peux le
discerner très nettement par le petit bout de la lorgnette
dans un jeu électronique. Comment puis-je gagner ? En
étant malin, en étant rationnel ? Je crains de
demeurer alors en état d'infériorité devant
l'intelligence artificielle.
L'intelligence
artificielle, elle, est maligne. Elle ne se casse pas la tête :
elle fonctionne sur une petite quantité de commandes et
d'algorithmes simples, qui se combinent pour émerger dans des
stratégies, pas très brillantes ni très fines,
mais qui gagnent toujours sur ma capacité d'inférer.
Précisément, ces commandes et ces algorithmes
n'infèrent rien ; ils font des boucles. L'intelligence
artificielle n'infère pas, et elle imagine encore moins, elle
calcule seulement.
Puis-je calculer
mieux qu'un ordinateur ? Vais-je percer avec les yeux de
l'intelligence, à travers l'interface sensible qui les
déguise, les algorithmes qui commandent le jeu ?
Je vais faire
l'exact contraire : je vais croire au jeu. Je vais littéralement
le rêver. L'interface sonore m'y aide fortement. Je vais
laisser lever en moi les émotions... et ça marche.
Il y a plus
troublant encore : mon comportement entraîne celui des
autres joueurs virtuels. Les empires sont contraints de me suivre. Si
je jouais en ligne avec d'autres personnes, nous pourrions nous
entendre, passer certains accords. Et bien, avec un peu
d'entraînement, je peux parvenir au même résultat
sans interlocuteur en face.
Le 9 juin
Penser, c'est
manipuler des signes.
« Penser,
c'est manipuler des signes. » Je fais volontiers mienne
cette assertion de Charles Sanders Pierce. Encore devrais-je en
chasser tout malentendu.
Il ne faudrait pas
croire que tout signe soit linguistique, et en déduire que
toute pensée ait besoin d'un langage. Tout langage fonctionne
essentiellement sur des automatismes, et l'automatisme n'a justement
pas besoin d'être pensé.
Le 10 juin
Vivre sans temps
mort, jouir sans entrave
« Fais
tes bagages, je t'emmène avec moi, » m'a
proposé Dinkha. Il fait une tournée dans diverses
installations industrielles éparpillées dans le pays.
« As-tu
remarqué ? me dit-il dans la voiture. La nature humaine
est perverse. Nous nous habituons à tout, nous faisons une
routine du malheur comme du bonheur. Quand la survie n'est pas
menacée, nous nous endormons, et nous ne savons donner notre
pleine mesure que dans les crises. »
« Mais
la vie est toujours précaire, » plaisanté-je.
« Je ne suis pas sûr de ce que tu dis là. »
Ajouté-je avant d'allumer ma pipe. « Je pourrais te
citer bien des exemples où volontés et enthousiasmes ne
se sont nourris d'aucune crainte, et d'autres où le
découragement et l'inquiétude ont fait baisser les
bras. »
« Tu as
peut-être raison, » convient Dinkha. « Le
problème est plutôt que, pour travailler, nous avons
besoin de régularités, d'ordre et de méthode, en
un mot de routines. Nous avons besoin aussi d'actions machinales, qui
ne fassent pas sans cesse appel à l'imagination et à
l'audace. Le travail machinal et routinier
finit par tout changer, changer le monde et se changer lui-même.
Sa routine et ses automatismes se brisent finalement sur son
produit. »
« Voilà
résumé tout le drame de la condition humaine, »
plaisanté-je en chassant la fumée de ma bouche, qui se
répand en volutes dans l'habitacle, avant d'être
emportée par les vitres ouvertes. « Presque toutes
les civilisations ont péri faute d'avoir su bousculer leurs
connaissances et leurs méthodes, quand celles-ci ne leur
permettraient plus de continuer au-delà des changements où
elles les avaient conduites. »
— Je me
souviens, dit Dinkha rêveur, dans ma jeunesse, les Français
disaient une parole de sagesse : « Vivre sans temps
mort, jouir sans entrave ».
— Certains
trouvent cette idée stupide aujourd'hui.
— Tiens !
Aiment-ils les temps morts ou les entraves ?
— Sans
doute ne sont ils pas des créateurs mais seulement des
acheteurs. Alors pour eux, « ni temps mort ni entrave »
se réduit vite à l'ivresse, la débauche et la
dépense, expliqué-je, ce qui est bien évidemment
épuisant.
« Il en
est pour qui cette route en lacets sous les mélèzes ne
serait qu'un temps mort, que rallongent encore la chaussée
mouillée et la brume qui te font rouler lentement. »
Ajouté-je en inspirant sans entrave l'air qui frappe ma joue,
chargé l'odeur d'humus et de résine.
Le 11 juin
Comment penser
comment on manipule des signes sans y penser ?
J'ai reçu
un courriel de Manzi qui commente mon journal. Il a fait d'étonnants
progrès en français depuis deux ans. J'aimerais bien le
rencontrer pour constater ce qu'il en est à l'oral.
From: manzi - To:
jdepetris
Date: 11 Jun 2005
Subject: Signes et
pensée
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Salut j-p,
« Penser,
c'est manipuler des signes sans y penser ». Voilà
comment je pourrais résumer ce que tu as écrit
avant-hier. C'est ce qui rend particulièrement difficile de
penser comment on manipule des signes sans y penser.
Cela suppose
une mise en abîme, devant laquelle la vieille analytique
aristotélicienne trouve sa limite. Sohravardî a
manifestement marché sur cet abîme.
Pour autant sa
philosophie n'est pas matérialiste. Quoique... : on ne
trouve pas une réelle discontinuité entre hayûlî
(matière, du grec hylé) et jabr.
C'est encore
Berkeley, en Occident, qui en est le plus proche. J'ai commandé
une édition en anglais de ses Trois Dialogues entre Hylas et
Philonoüs, qui ont eu une telle incidence sur la pensée
d'André Breton.
Manzi
Manzi m'attend à
Gandoughurat, où Dinkha doit se rendre.
J'ai reçu
aussi un courriel amusant d'un inconnu
Delivered-To:
jdepetris@silex.fr - Date: 10 Jun 2005 17:29:44
Subject: Bolgobol
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Bonjour,
Je suis tombé
sur votre carnet de voyage tout a fait par hasard en cherchant une
réponse à une question de nature grammaticale. [...] Il
arrive à point nommé dans mon parcours. [...] J'ai eu
maintes fois l'occasion de m'émerveiller de cette coïncidence
qui fait survenir les nourritures de l'esprit au moment précis
où la faim se fait sentir. [...]
J'ai aussi une
question : j'ai cherché en vain le site des moines
guerriers pour télécharger le jeu de sumo minimaliste.
Pourriez-vous m'aider ?
A. C.
Le 12 juin
L'industrie du
Gourpa
L'industrie du
Gourpa est plus impressionnante qu'elle ne le laisse immédiatement
paraître. C'est qu'on a peu ici le goût du gigantisme.
L'usine de
Gorandsâ ne paye pas beaucoup de mine de l'extérieur ;
on pourrait facilement poursuivre sa route sans la voir. De
l'intérieur non plus, où elle donne le spectacle d'un
certain délabrement. Elle est pourtant récente, et
s'agrandit encore le long de la rivière.
C'est un ensemble
de petites unités, bâtiments, hangars, construits à
la diable, que parcourent des tuyauteries et des câbles dans un
apparent désordre. Entre des constructions, certains
entretiennent même de petits jardins potagers — ce
qui dénote au moins que rien ici n'est toxique.
L'essentiel de
l'installation, il est vrai, est partiellement creusé sous la
roche ; on ne le découvre qu'après. Elle cache un
gigantesque bassin rond, où l'eau, vert turquoise sous
l'éclairage artificiel, tourne lentement. Que produit-on dans
cette usine ? C'est un centre expérimental, et j'ai
promis à Dinkha de rester discret. En tout cas, quand on
commence à comprendre comment tout ceci fonctionne, on est
très impressionné.
Tout ce qu'on
trouve sur le territoire du Gourpa paraît vétuste au
premier abord. On ne voit pas d'immenses tours, comme dans toutes les
villes du monde aujourd'hui, on ne roule pas sur de larges
autoroutes. On se croirait parfois revenu plus d'un demi-siècle
en arrière. Qu'on ne s'y trompe pas. On tend à se
désintéresser maintenant de la mécanique
classique, de ses voitures, de ses trains et de ses avions, au profit
de la mécanique quantique et de ses nanotechnologies.
Le 13 juin
Gandoughurat
Gandoughurat est
une petite ville accrochée au flanc du Mont Idris. Je me
demande bien ce qui peut y attirer à la fois Dinkha et Manzi.
Je ne crois pas que ce soit la beauté de ces fleurs blanches
qui parsèment les champs. Minuscules, elles s'agglutinent
horizontalement au bout de tiges robustes et couvertes de petites
fibrilles vertes qui ressemblent à un pelage, avec des
feuilles si découpées qu'elles paraissent déchiquetées.
La ville s'étire
sur la largeur de la pente, au-dessus du gouffre d'Al Gadhor qui
brise brutalement son extension vers le sud.
Je n'avais jamais
vu autant de corneilles. Les gorges sont leur domaine. Elles nichent
au sommet ensoleillé des falaises. De là, elles se
répandent sur la ville en criant. Parfois, des vols entiers
s'abattent pour se percher sur les arbres d'une place.
La
corneille est, avec le mouton, l'animal emblématique de
Gandoughurat. Bien avant d'arriver, on voit partout des troupeaux, on
croise des camions qui en transportent, et on trouve des bergeries
jusque dans la périphérie de la ville. Même en
plein centre, où les voitures sont rares, on peut voir passer
des moutons.
La
veste en peau de mouton retournée est traditionnelle. J'en ai
acheté une.
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