Cahier XVII
À Gandoughurat
Le 14 juin
Manzi et la
langue française
Au sud de
Gandoughurat, les maisons sont bâties au bord de l'abîme.
Des pilotis permettent à quelques-unes de le surplomber encore
davantage. Des rues, des escaliers, des parapets longent le vide, et
permettent parfois d'y descendre.
C'est par là
que Manzi s'est installé, près de l'une des deux
forteresses qui marquaient les limites de l'ancienne ville. Elles
furent bâties au douzième siècle sur deux
éminences qui dominent la gorge.
Une troisième
citadelle fut achevée bien plus tard, au dixième ou
onzième siècle de l'Hégire, dominant la ville et
marquant définitivement sa limite supérieure. Fondues
dans la roche, ses murailles paraissent excessivement hautes d'où
qu'on les voie, et la font paraître plus grande qu'elle n'est.
Manzi et moi ne
nous sommes pas cachés notre plaisir de nous revoir. Il parle
maintenant un très bon français, peut-être un peu
trop tenu, et perlé de tournures désuètes.
Il me fait mesurer
ainsi comment les langues finissent par s'user. Avec le temps, du jeu
s'introduit entre la littérature, qui demeure, et la façon
de parler, qui change.
Naturellement, la
façon de prononcer une langue peut évoluer dans le
temps, comme dans l'espace, et des mots anciens disparaître
pendant que s'en créent de nouveaux, sans introduire le
moindre jeu tant que la prononciation évolue symétriquement
à l'écriture, et que la syntaxe ne change pas. Sinon,
l'oral et l'écrit tendent à se séparer comme
deux langues distinctes. « Elles deviennent alors beaucoup
plus difficiles à apprendre, » m'explique Manzi.
« Non
pas seulement plus difficile parce qu'on aurait à en apprendre
deux au lieu d'une, » précise-t-il. « En
réalité, elle demeure toujours la même, mais on
ne sait appuyer parole et écriture l'une sur l'autre. Parler
le français ne nous donne pas vraiment les bons plis pour
l'écrire, et pratiquer les lettres ne nous aide pas si bien à
parler. »
C'est la même
chose pour l'anglais et nous nous y sommes habitués,
conclut-il. « Pas pour le palanzi ? — Non,
pas pour le palanzi. C'est pourquoi ici, dès qu'on sait parler
et qu'on a appris à lire, on est déjà capable
d'écrire dans un style soutenu, comme dans la France du
dix-huitième siècle. »
Oui,
c'est le symptôme qu'on identifie en ressuscitant le vieux mot
latin d'illettrisme. Il avait été remplacé à
la renaissance par celui d'analphabétisme,
venu de l'italien. Illettré,
maintenant, n'a plus le même sens. Il désigne celui qui
entend mal ce qu'il lit, et ne sait pas écrire correctement ce
qu'il dit. Il est clair que si le symptôme ne résulte
pas de carences d'alphabétisation, mais d'un éloignement
croissant entre la langue écrite et une langue orale, la
proportion des illettrés ne fera que croître. Pour
l'instant, il semble qu'en palanzi ce soit le contraire : dès
qu'on n'est plus un analphabète, on est un lettré.
Le 15 juin
Manzi et Dinkha
Je m'attendais à
ce que Dinkha et Manzi fraternisent davantage. Leur relation n'excède
pas les limites de la politesse depuis que je les ai présentés.
Cela tient-il à des conjonctions astrales au jour de leur
naissance, à des différences d'éducation ou
d'orientation intellectuelle, à quelque vieil antagonisme
entre coteries ou clans dont les détails m'échappent ?
Qu'en sais-je ? Ils sont pourtant capables d'entretenir des
conversations qui ne manquent pas d'intérêt.
Ils se
contraignent à les tenir en français. Même le
partage de cette langue si rare par ici, ne les rend pourtant pas
particulièrement chaleureux.
La place de la
Grande Mosquée est au bord du précipice, entre
l'appartement de Manzi et la citadelle de l'est. Elle en est protégée
par un parapet de part et d'autre duquel deux escaliers descendent
vers le gouffre. Nous y avons pris le thé.
Il y a beaucoup de
mosquées à Gandoughurat. Leurs minarets, la hauteur des
murailles de la citadelle supérieure, ses tours surmontées
de bulbes et de flèches, les cimes de l'Idris au fond, donnent
à la ville une étrange impression de verticalité.
La langue de
Jarry et la Constitution Européenne
« Vous
êtes-vous rendus compte, nous y a dit Dinkha, que toute la
puissance de l'univers repose sur les électrons libres ?
Sans liberté des électrons, pas d'existence. »
« Toute
la consistance du réel repose en définitive sur des
mouvements d'électrons indéterminables, si ce n'est
indéterminés. » Dinkha est arrivé à
ces intéressantes remarques après que Manzi m'ait
interrogé sur le Traité Constitutionnel Européen,
je ne me souviens plus par quel cheminement
Manzi en a lu le
texte, et a comparé les versions françaises et
anglaises. Comme beaucoup de monde, il trouve que cette constitution
a quelque chose de très français, mais pas dans son
contenu social : dans son style. « Sa langue est
marquée génétiquement par celle de Jarry, »
affirme-t-il.
Les grands
principes du préambule sont pour lui un collage improbable
d'universalité déclarée et d'un particularisme
identitaire, d'idéal laïque et de références
à une tradition spirituelle… qui rappellent le Père
Ubu et le Docteur Fostrol. Puis ils se dissolvent en une poussière
de mesures dont la forme évoque plus le plan quinquennal que
la pensée constitutionnelle.
Avec sa femme et
ses collègues, ils ont même écrit un petit
programme qui juxtapose aléatoirement des phrases du préambule
et des articles de la partie trois, provoquant toujours un furieux
effet comique.
J'avais moi-même
été frappé l'an dernier en découvrant le
texte, par cet humour absurde spontané, qui aurait laissé
croire qu'il avait été écrit par quelque
pataphysicien situationniste.
« En
fait, cette constitution est une critique radicale et ironique de la
pensée constitutionnelle, et même du contrat social. Ce
qui est proprement stupéfiant, c'est qu'elle a été
faite involontairement. » Dès que je l'ai lue, j'ai
été certain que, d'une manière ou d'une autre,
elle ne serait jamais adoptée.
Le
seul argument pour voter une telle constitution
aurait été d'admettre qu'elle n'était qu'un
traité, voire un simple règlement
de copropriété
dirent certains, et qu'on lui avait donné la forme d'une
constitution, pour en faire le symbole de l'entente cordiale entre
les peuples d'Europe — autant dire pour
le fun.
Chacun devrait pourtant savoir que l'esprit constitutionnel est la
dernière des choses avec laquelle l'Occidental moderne soit
prêt à plaisanter. Et puis, pour le fun
ou non, le traité allait réellement avoir la valeur
politique d'une constitution.
Si
l'on avait écrit une constitution et un traité,
présentés séparément au suffrage
universel, tout aurait été plus net. La bonne question
est : Pourquoi ne sut-on pas le faire ? Pour la première
fois dans l'Histoire, on a vu un pouvoir rédiger sa propre
critique et nourrir contre lui-même la subversion. Pourquoi ?
C'est à
partir de là que la conversation s'est orientée sur les
systèmes déterminés et les programmes.
Le 16 juin
Gandoughurat est
torride l'après-midi
Gandoughurat est
glacée au levé du soleil, torride l'après-midi.
Gandoughurat est
une ville lumineuse, comme presque toutes celles du Marmat, mais
austère. Les habitations paraissent repliées sur
elles-mêmes, avec leurs curieuses fenêtres. Larges, elles
sont fermées par des volets de bois plein, qui s'ouvrent en
leur milieu d'une fenêtre plus petite. Les portes des
immeubles, elles aussi, sont étroites, au creux de grands
portiques en ogives.
Les endroits où
l'on peut prendre un thé en plein air, comme sur la place de
la Grande Mosquée, sont rares. Les lieux publics, les
magasins, n'engagent pas à y mettre les pieds, tant on n'en
voit rien de l'extérieur.
Les hommes sont
coiffés de larges bérets ou de turbans noirs, et
portent longs les cheveux et la barbe. Ils passent dans les rues,
silencieux et rapides, l'air plus méditatifs qu'occupés,
avec quelque chose de hautain, si ce n'est de farouche, tripotant
parfois un rosaire entre leurs doigts.
On ne les sent pas
disposés à plaisanter, aussi est-on surpris de
découvrir que les quelques feux tricolores du centre ville
sont décorés de binoches grossièrement dessinées
au marqueur, souriantes pour le vert, tristes pour le rouge, qui
s'éclairent tour à tour.
Le 17 juin
Gandoughurat est
glacée au levé du soleil
J'ai
emprunté à Manzi le livre qu'il vient de recevoir :
George
Berkeley, Three Dialogues between Hylas and Philonous, Editited by
Jonathan Dancy, Oxford Philosophical Texts, 1998.
J'ai commencé
hier soir à lire la préface de Berkeley, puis celle de
Jonathan Dancy pour cette édition. J'ai ensuite scanné
le texte sur la machine de Manzi, pour l'analyser davantage.
Je tombe toujours
sous le charme de cet anglais limpide du dix-septième et du
dix-huitième siècle. Et je suis encore une fois surpris
de le lire avec tellement plus d'aisance que celui de mes amis
anglophones d'aujourd'hui.
Je suis sorti ce
matin à l'aube avec les trois dialogues sous le bras. Je suis
enfin allé de l'autre côté de la gorge. Pour
cela, j'ai dû d'abord marcher dans le petit jour glacé
jusqu'au centre de la vieille ville, entre les deux forteresses. Là,
le gouffre est moins en à-pic. Il se divise même en
plusieurs paliers où quelques constructions s'accrochent. Mal
ensoleillées, ce ne sont pas des habitations, seulement des
granges et des hangars. Ils sont reliés à l'autre
falaise par des dispositifs de câbles et de poulies servant à
transiter du fourrage ou des produits agricoles, ensuite hissés
par le même moyen jusqu'au marché quelques cent mètres
plus haut.
On trouve aussi
une sorte de remonte-pente, simple banc de métal où
l'on se sangle pour se laisser monter au-dessus du vide. Le soleil
pointait à peine lorsque je suis parvenu sur le sommet opposé
du gouffre.
Three Dialogues
between Hylas and Philonous
Peut-il exister un
moment plus plaisant dans la journée, ou une plus merveilleuse
saison dans l'année ? Ce ciel pourpre, ces notes sauvages
mais douces des oiseaux, la floraison parfumée des arbres et
des champs...
Ces
lignes de Berkeley tombent fort à propos pour décrire
où je me trouve. Elles poursuivent les premières
répliques des Dialogues :
Philonous.
Bonjour, Hylas : je ne pensais pas vous trouver dehors de si bon
matin.
Hylas. C'est en
effet quelque chose d'inhabituel ; mais mes pensées
étaient tellement absorbées par un sujet dont j'avais
discouru hier soir, que me découvrant incapable de dormir, je
résolus de me lever et de faire un tour dans le jardin.
Philonous.
Excellente occasion de vous faire voir quel innocent et agréable
plaisir vous perdez chaque matin...
Je
suis prêt à l'admettre, le style de Berkeley n'a ni la
beauté ni l'ampleur de celui de Locke, ou encore de Newton,
plus grands poètes que bien de ceux qui sont reconnus tels.
« It is indeed something
unusual ; but... » Voilà qui pourrait être
construit plus élégamment. Comme dans tous ses
ouvrages, Berkeley emploie des « but » plus
souvent qu'à leur tour. Si j'utilise mon traitement de texte
pour avoir un indice de sa Lisibilité
de Flesch (Flesch
Reading Ease),
le résultat n'est pas très fameux. Ses phrases sont
souvent alambiquées. C'est donc d'une tout autre manière
que cet anglais est limpide.
Flesch Reading
ease
Rudolf
Flesch, né à Vienne, vint aux États Unis en
1938, où il reçut son Ph.D. à Columbia
University. Parmi ses nombreux livres, on compte : The
Art of Plain Talk
(L'art de parler simple), Say
What You Mean
(Dire ce qu'on veut dire), The
Art of Clear Thinking
(L'Art de penser clairement), et The
Art of Readable Writing
(L'Art de l'écriture lisible, publié par Harper and
Row). Mon traitement de texte, Nisus Writer, sait calculer l'indice
de Lisibilité de Flesch, selon la méthode exposée
dans The
Art of Readable Writing.
En voici les principes :
Il
y a deux aspects à la lisibilité : la facilité
de lecture et l'intérêt. Le premier est déterminé
par la structure des mots et des phrases ; le second, par
l'utilisation de « mots personnels » ou de
« phrases personnelles ». L'indice de Flesch
reading ease,
qui se trouve dans la fenêtre qui apparaît quand on ouvre
« Word Count » à partir du menu
« Tools », concerne le premier et il est
déterminé par les étapes suivantes.
Nisus Writer
compte les mots dans le document entier, puis compte la longueur
moyenne des phrases. Il compte ensuite les syllabes dans le document
entier. Ce décompte de syllabes utilise un algorithme spécial
qui, bien qu'il ne soit pas parfait, est suffisamment fin pour la
langue anglaise. Il divise le nombre de syllabes par le nombre de mot
et multiplie le résultat par 100 pour obtenir le nombre de
syllabes pour 100 mots.
Nisus
Writer multiplie enfin la longueur moyenne des phrases par 1,015,
puis multiplie le nombre de syllabes pour 100 mots par 846,
les additionne et soustrait la somme de 206.835. Le résultat
est le Reading
Ease Score.
L'échelle va de 0 à 100. Plus élevé est
l'indice, plus il est aisé de lire.
Combien
tout cela est typique de l'Amérique du Nord ! Non ?
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