Home
Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

»

Cahier XVII
À Gandoughurat

 

 

 

 

 

Le 14 juin

Manzi et la langue française

Au sud de Gandoughurat, les maisons sont bâties au bord de l'abîme. Des pilotis permettent à quelques-unes de le surplomber encore davantage. Des rues, des escaliers, des parapets longent le vide, et permettent parfois d'y descendre.

C'est par là que Manzi s'est installé, près de l'une des deux forteresses qui marquaient les limites de l'ancienne ville. Elles furent bâties au douzième siècle sur deux éminences qui dominent la gorge.

Une troisième citadelle fut achevée bien plus tard, au dixième ou onzième siècle de l'Hégire, dominant la ville et marquant définitivement sa limite supérieure. Fondues dans la roche, ses murailles paraissent excessivement hautes d'où qu'on les voie, et la font paraître plus grande qu'elle n'est.


Manzi et moi ne nous sommes pas cachés notre plaisir de nous revoir. Il parle maintenant un très bon français, peut-être un peu trop tenu, et perlé de tournures désuètes.

Il me fait mesurer ainsi comment les langues finissent par s'user. Avec le temps, du jeu s'introduit entre la littérature, qui demeure, et la façon de parler, qui change.

Naturellement, la façon de prononcer une langue peut évoluer dans le temps, comme dans l'espace, et des mots anciens disparaître pendant que s'en créent de nouveaux, sans introduire le moindre jeu tant que la prononciation évolue symétriquement à l'écriture, et que la syntaxe ne change pas. Sinon, l'oral et l'écrit tendent à se séparer comme deux langues distinctes. « Elles deviennent alors beaucoup plus difficiles à apprendre, » m'explique Manzi.

« Non pas seulement plus difficile parce qu'on aurait à en apprendre deux au lieu d'une, » précise-t-il. « En réalité, elle demeure toujours la même, mais on ne sait appuyer parole et écriture l'une sur l'autre. Parler le français ne nous donne pas vraiment les bons plis pour l'écrire, et pratiquer les lettres ne nous aide pas si bien à parler. »

C'est la même chose pour l'anglais et nous nous y sommes habitués, conclut-il. « Pas pour le palanzi ? — Non, pas pour le palanzi. C'est pourquoi ici, dès qu'on sait parler et qu'on a appris à lire, on est déjà capable d'écrire dans un style soutenu, comme dans la France du dix-huitième siècle. »

Oui, c'est le symptôme qu'on identifie en ressuscitant le vieux mot latin d'illettrisme. Il avait été remplacé à la renaissance par celui d'analphabétisme, venu de l'italien. Illettré, maintenant, n'a plus le même sens. Il désigne celui qui entend mal ce qu'il lit, et ne sait pas écrire correctement ce qu'il dit. Il est clair que si le symptôme ne résulte pas de carences d'alphabétisation, mais d'un éloignement croissant entre la langue écrite et une langue orale, la proportion des illettrés ne fera que croître. Pour l'instant, il semble qu'en palanzi ce soit le contraire : dès qu'on n'est plus un analphabète, on est un lettré.


Le 15 juin

Manzi et Dinkha

Je m'attendais à ce que Dinkha et Manzi fraternisent davantage. Leur relation n'excède pas les limites de la politesse depuis que je les ai présentés. Cela tient-il à des conjonctions astrales au jour de leur naissance, à des différences d'éducation ou d'orientation intellectuelle, à quelque vieil antagonisme entre coteries ou clans dont les détails m'échappent ? Qu'en sais-je ? Ils sont pourtant capables d'entretenir des conversations qui ne manquent pas d'intérêt.

Ils se contraignent à les tenir en français. Même le partage de cette langue si rare par ici, ne les rend pourtant pas particulièrement chaleureux.


La place de la Grande Mosquée est au bord du précipice, entre l'appartement de Manzi et la citadelle de l'est. Elle en est protégée par un parapet de part et d'autre duquel deux escaliers descendent vers le gouffre. Nous y avons pris le thé.

Il y a beaucoup de mosquées à Gandoughurat. Leurs minarets, la hauteur des murailles de la citadelle supérieure, ses tours surmontées de bulbes et de flèches, les cimes de l'Idris au fond, donnent à la ville une étrange impression de verticalité.


La langue de Jarry et la Constitution Européenne

« Vous êtes-vous rendus compte, nous y a dit Dinkha, que toute la puissance de l'univers repose sur les électrons libres ? Sans liberté des électrons, pas d'existence. »

« Toute la consistance du réel repose en définitive sur des mouvements d'électrons indéterminables, si ce n'est indéterminés. » Dinkha est arrivé à ces intéressantes remarques après que Manzi m'ait interrogé sur le Traité Constitutionnel Européen, je ne me souviens plus par quel cheminement

Manzi en a lu le texte, et a comparé les versions françaises et anglaises. Comme beaucoup de monde, il trouve que cette constitution a quelque chose de très français, mais pas dans son contenu social : dans son style. « Sa langue est marquée génétiquement par celle de Jarry, » affirme-t-il.

Les grands principes du préambule sont pour lui un collage improbable d'universalité déclarée et d'un particularisme identitaire, d'idéal laïque et de références à une tradition spirituelle… qui rappellent le Père Ubu et le Docteur Fostrol. Puis ils se dissolvent en une poussière de mesures dont la forme évoque plus le plan quinquennal que la pensée constitutionnelle.

Avec sa femme et ses collègues, ils ont même écrit un petit programme qui juxtapose aléatoirement des phrases du préambule et des articles de la partie trois, provoquant toujours un furieux effet comique.


J'avais moi-même été frappé l'an dernier en découvrant le texte, par cet humour absurde spontané, qui aurait laissé croire qu'il avait été écrit par quelque pataphysicien situationniste.

« En fait, cette constitution est une critique radicale et ironique de la pensée constitutionnelle, et même du contrat social. Ce qui est proprement stupéfiant, c'est qu'elle a été faite involontairement. » Dès que je l'ai lue, j'ai été certain que, d'une manière ou d'une autre, elle ne serait jamais adoptée.


Le seul argument pour voter une telle constitution aurait été d'admettre qu'elle n'était qu'un traité, voire un simple règlement de copropriété dirent certains, et qu'on lui avait donné la forme d'une constitution, pour en faire le symbole de l'entente cordiale entre les peuples d'Europe — autant dire pour le fun. Chacun devrait pourtant savoir que l'esprit constitutionnel est la dernière des choses avec laquelle l'Occidental moderne soit prêt à plaisanter. Et puis, pour le fun ou non, le traité allait réellement avoir la valeur politique d'une constitution.

Si l'on avait écrit une constitution et un traité, présentés séparément au suffrage universel, tout aurait été plus net. La bonne question est : Pourquoi ne sut-on pas le faire ? Pour la première fois dans l'Histoire, on a vu un pouvoir rédiger sa propre critique et nourrir contre lui-même la subversion. Pourquoi ?

C'est à partir de là que la conversation s'est orientée sur les systèmes déterminés et les programmes.


Le 16 juin

Gandoughurat est torride l'après-midi

Gandoughurat est glacée au levé du soleil, torride l'après-midi.

Gandoughurat est une ville lumineuse, comme presque toutes celles du Marmat, mais austère. Les habitations paraissent repliées sur elles-mêmes, avec leurs curieuses fenêtres. Larges, elles sont fermées par des volets de bois plein, qui s'ouvrent en leur milieu d'une fenêtre plus petite. Les portes des immeubles, elles aussi, sont étroites, au creux de grands portiques en ogives.

Les endroits où l'on peut prendre un thé en plein air, comme sur la place de la Grande Mosquée, sont rares. Les lieux publics, les magasins, n'engagent pas à y mettre les pieds, tant on n'en voit rien de l'extérieur.

Les hommes sont coiffés de larges bérets ou de turbans noirs, et portent longs les cheveux et la barbe. Ils passent dans les rues, silencieux et rapides, l'air plus méditatifs qu'occupés, avec quelque chose de hautain, si ce n'est de farouche, tripotant parfois un rosaire entre leurs doigts.

On ne les sent pas disposés à plaisanter, aussi est-on surpris de découvrir que les quelques feux tricolores du centre ville sont décorés de binoches grossièrement dessinées au marqueur, souriantes pour le vert, tristes pour le rouge, qui s'éclairent tour à tour.


Le 17 juin

Gandoughurat est glacée au levé du soleil

J'ai emprunté à Manzi le livre qu'il vient de recevoir : George Berkeley, Three Dialogues between Hylas and Philonous, Editited by Jonathan Dancy, Oxford Philosophical Texts, 1998.

J'ai commencé hier soir à lire la préface de Berkeley, puis celle de Jonathan Dancy pour cette édition. J'ai ensuite scanné le texte sur la machine de Manzi, pour l'analyser davantage.

Je tombe toujours sous le charme de cet anglais limpide du dix-septième et du dix-huitième siècle. Et je suis encore une fois surpris de le lire avec tellement plus d'aisance que celui de mes amis anglophones d'aujourd'hui.


Je suis sorti ce matin à l'aube avec les trois dialogues sous le bras. Je suis enfin allé de l'autre côté de la gorge. Pour cela, j'ai dû d'abord marcher dans le petit jour glacé jusqu'au centre de la vieille ville, entre les deux forteresses. Là, le gouffre est moins en à-pic. Il se divise même en plusieurs paliers où quelques constructions s'accrochent. Mal ensoleillées, ce ne sont pas des habitations, seulement des granges et des hangars. Ils sont reliés à l'autre falaise par des dispositifs de câbles et de poulies servant à transiter du fourrage ou des produits agricoles, ensuite hissés par le même moyen jusqu'au marché quelques cent mètres plus haut.

On trouve aussi une sorte de remonte-pente, simple banc de métal où l'on se sangle pour se laisser monter au-dessus du vide. Le soleil pointait à peine lorsque je suis parvenu sur le sommet opposé du gouffre.


aube.jpg

Three Dialogues between Hylas and Philonous

Peut-il exister un moment plus plaisant dans la journée, ou une plus merveilleuse saison dans l'année ? Ce ciel pourpre, ces notes sauvages mais douces des oiseaux, la floraison parfumée des arbres et des champs...

Ces lignes de Berkeley tombent fort à propos pour décrire où je me trouve. Elles poursuivent les premières répliques des Dialogues :

Philonous. Bonjour, Hylas : je ne pensais pas vous trouver dehors de si bon matin.

Hylas. C'est en effet quelque chose d'inhabituel ; mais mes pensées étaient tellement absorbées par un sujet dont j'avais discouru hier soir, que me découvrant incapable de dormir, je résolus de me lever et de faire un tour dans le jardin.

Philonous. Excellente occasion de vous faire voir quel innocent et agréable plaisir vous perdez chaque matin...


Je suis prêt à l'admettre, le style de Berkeley n'a ni la beauté ni l'ampleur de celui de Locke, ou encore de Newton, plus grands poètes que bien de ceux qui sont reconnus tels. « It is indeed something unusual ; but... » Voilà qui pourrait être construit plus élégamment. Comme dans tous ses ouvrages, Berkeley emploie des « but » plus souvent qu'à leur tour. Si j'utilise mon traitement de texte pour avoir un indice de sa Lisibilité de Flesch (Flesch Reading Ease), le résultat n'est pas très fameux. Ses phrases sont souvent alambiquées. C'est donc d'une tout autre manière que cet anglais est limpide.


Flesch Reading ease

Rudolf Flesch, né à Vienne, vint aux États Unis en 1938, où il reçut son Ph.D. à Columbia University. Parmi ses nombreux livres, on compte : The Art of Plain Talk (L'art de parler simple), Say What You Mean (Dire ce qu'on veut dire), The Art of Clear Thinking (L'Art de penser clairement), et The Art of Readable Writing (L'Art de l'écriture lisible, publié par Harper and Row). Mon traitement de texte, Nisus Writer, sait calculer l'indice de Lisibilité de Flesch, selon la méthode exposée dans The Art of Readable Writing. En voici les principes :

Il y a deux aspects à la lisibilité : la facilité de lecture et l'intérêt. Le premier est déterminé par la structure des mots et des phrases ; le second, par l'utilisation de « mots personnels » ou de « phrases personnelles ». L'indice de Flesch reading ease, qui se trouve dans la fenêtre qui apparaît quand on ouvre « Word Count » à partir du menu « Tools », concerne le premier et il est déterminé par les étapes suivantes.

Nisus Writer compte les mots dans le document entier, puis compte la longueur moyenne des phrases. Il compte ensuite les syllabes dans le document entier. Ce décompte de syllabes utilise un algorithme spécial qui, bien qu'il ne soit pas parfait, est suffisamment fin pour la langue anglaise. Il divise le nombre de syllabes par le nombre de mot et multiplie le résultat par 100 pour obtenir le nombre de syllabes pour 100 mots.

Nisus Writer multiplie enfin la longueur moyenne des phrases par 1,015, puis multiplie le nombre de syllabes pour 100 mots par 846, les additionne et soustrait la somme de 206.835. Le résultat est le Reading Ease Score. L'échelle va de 0 à 100. Plus élevé est l'indice, plus il est aisé de lire.

Combien tout cela est typique de l'Amérique du Nord ! Non ?

 

 

»