Cahier XVIII
Les aubes de Gandoughurat
Le 18 juin
Je vais ce matin
encore promener de l'autre côté de la gorge, bien
couvert sous ma veste de peau de mouton.
Miel, céréales
et fruits secs : on en fait de petits gâteaux carrés
qui, au petit-déjeuner sont un peu ici ce que sont nos
croissants.
On trouve aussi
beaucoup de pâte de coing. Elle est présentée à
la vente sur des plaques métalliques, taillée en
lamelles.
Les coings ne sont
pas encore mûrs. Demeurent quelques fleurs sur les cognassiers
qui sont nombreux de l'autre côté de la gorge. Quelques
fruits déjà ont la forme de petits citrons de
l'épaisseur d'un doigt, sur les arbres exposés les
premiers à la lumière de l'aube. Ils sont couverts d'un
court et dru duvet qui donne envie de les caresser.
La lumière
de l'aube
Ce qui est
réellement beau le matin, ce ne sont pas les chants d'oiseaux,
ni les couleurs ni les senteurs des plantes, ni le rouge qui se
déploie dans le ciel, ce sont ces bandes de brumes qui se
répandent, et la nébulosité qui estompe les
teintes selon leur distance, filtrant la lumière horizontale
du jour.
La réelle
beauté de l'aube, c'est l'espace et la lumière ;
la lumière qui dévoile l'espace et le rend saisissable.
Le travail que fait habituellement l'entendement humain pour évaluer
les tailles et les distances à partir des données
sensibles, celui, par exemple, du peintre ou du cartographe, se fait
seul en quelque sorte. Nébulosité et lumière
opèrent ensemble un travail d'abstraction : exactement
celui que fait un programme d'image vectorielle en trois dimensions,
lorsqu'on lui commande de rendre l'espace, supprimant couleurs et
textures.
Le monde imite
l'esprit ? Quelle curieuse image. Je ne peux à aucun
moment croire que ce ne soit pas mon esprit qui voit, qui accomplit
avec toutes ces données des sens un travail cognitif. Je dois
même me rendre compte que ce sont moins des données des
sens que des produits de l'esprit.
C'est cela
justement qui est si merveilleusement beau à l'aube. À
sa lumière, je suis bien obligé de voir que c'est avec
le monde lui-même que travaille mon esprit.
Profondeur et
limpidité
Les
Trois
Dialogues entre Hylas et Philonous
sont beaucoup plus profonds que les Principes
de la Connaissance Humaine.
Dans ses Principes,
on a l'impression de courir derrière Berkeley, dont chaque
inférence est comme un long pas rapide sur un chemin raide.
Puis il s'arrête et nous retient, le souffle encore court, à
le regarder tourner lentement sur lui-même.
Qu'on
le lise à haute voix pour s'en convaincre. Le souffle va vite
manquer dans certaines périodes. Puis le rythme change,
devient celui d'un lent tourbillon où l'intérêt
se lasse. Dans les Dialogues,
la profondeur est limpide, elle est comme celle de la lumière
de l'aube.
L'évêque
Berkeley
— Belle
image, convient Manzi que j'ai rejoint pour déjeuner. La
situation du texte est pourtant plus saisissante encore à mes
yeux que ses qualités.
— Sa
situation ?
— Berkeley
est à la croisée de multiples chemins. As-tu songé
à sa postérité plus ou moins légitime ?
— Sa
paternité de l'Empirisme ?
— Oui,
tous ceux qui se réclament de l'empirisme sont explicitement
ses descendants : pragmatisme, empiriocriticisme, empirisme
logique... Le sont aussi implicitement Feuerbach et ses successeurs
Marxistes, aussi bien qu'André Breton.
— Tu
me fais remarquer ici quelque chose de singulier. L'essentiel des
arguments des Dialogues
paraissent ressurgir brutalement cent dix ans après, autour
des années 1840, mais comme retournés pour fonder un
matérialisme athée, alors que chez Berkeley ils étayent
un idéalisme où Dieu est tout.
Nous mangeons sur
la terrasse au bord du gouffre. Bien que la température se
soit beaucoup élevée depuis ce matin, il dégage
sur ses abords une relative fraîcheur. La falaise en face de
nous n'a pas encore été touchée par les rayons
du soleil.
— D'autre
part, Berkeley est la synthèse la plus achevée de la
philosophie occidentale moderne, celle de Descartes, de Spinoza, de
Leibniz, de Locke et de Newton, tout en étant, comme je te
l'écrivais, l'Européen le plus proche de Sohravardî,
reprend Manzi. Sa philosophie, sa spiritualité, en sont très
parentes, mais après avoir subi une translation dans une autre
cosmogonie : celle de la mécanique galiléenne,
celle, proprement, de la science moderne.
— En
somme, tu me dis qu'il est à la croisée de la mécanique
galiléenne et de la mécanique quantique, marquant une
continuité entre ce qui a précédé l'une,
et ce qui succède à l'autre.
— On
peut le résumer ainsi.
— Et
dire que c'était un évêque !
Le 19 juin
Descente jusqu'au
torrent
Promenade jusqu'au
torrent cet après-midi. Les escaliers sont larges et nombreux
jusqu'aux premiers paliers, avec leurs hangars et leurs granges. Puis
ils deviennent rares et étroits, taillés dans le roc,
descendant toujours plus profondément. On en voit d'autres
aussi sur la paroi d'en face. Des cordes servent de main courante.
Par endroits, des passerelles ou des escaliers de métal sont
rivés à la roche.
Au fond est la
rivière, plutôt basse. L'eau semble pure, et le lieu
naturel, malgré la ville au-dessus. Une large part du débit
est détournée bien en amont par un barrage.
On rencontre du
monde en bas : des pêcheurs, des promeneurs, et même
des baigneurs. De petits barrages de pierres ont agrandi des lames un
peu larges. L'eau n'est pas froide, pas trop du moins.
C'est le premier
jour de l'année où je nage. Le bassin retenu par des
pierres n'est pas bien long. Je remarque que plus j'avance vers les
rochers d'où l'eau ruisselle, plus le courant me retient,
jusqu'au moment où, les atteignant presque, l'écume
fraîche bouillonnant autour de moi, je fais du surplace, ou
même suis entraîné dès que mes bras
faiblissent.
Je me retourne sur
le dos, battant des pieds, et regarde le ciel où s'ébattent
les corneilles dans la déchirure des falaises. Voilà
qui me donnera la force de remonter.
Le 20 juin
Les cavaliers
Leurs chevaux sont
rapides et nerveux. Ils sont petits et robustes. Aujourd'hui les
cavaliers se sont rassemblés au-dessus de Gandoughurat pour un
tournoi. Ils vont faire démonstration d'adresse et de force.
Les hommes sont
vêtus de pelisses de mouton et chaussés de bottes aux
pointes légèrement recourbées. Ils sont armés
de leur sabre et de leur arc.
Il est très
difficile de bander un arc sur un cheval lancé au galop.
Combien il l'est plus encore de glisser son corps sur le côté
de manière à l'abriter complètement derrière
celui de la monture en même temps, et d'atteindre dans cette
position une cible rapide — un lapin en l'occurrence.
Le sabre du Marmat
se tient à deux mains. « Il est à la fois
notre arme et notre bouclier, » aiment-ils dire. Sa lame
très longue et légèrement galbée est
conçue pour être maniée à cheval.
Les cavaliers
s'attaquent à un rosier. Ils doivent couper une rose, une
seule, et rien d'autre, au grand galop.
Lorsqu'un cavalier
y parvient, les juges, après avoir vérifié si
elle est bien coupée, lui tendent la fleur sous les
acclamations. Elles redoublent quand, sans descendre de cheval, il va
l'offrir à une femme de l'assistance. Alors, un héraut
accompagné de musiciens chante un poème de Sâdî.
Les paradoxes de
la perception
Sur la route qui
montait de la ville, Dinkha tenait le volant, et je me retournais
souvent pour parler à Manzi.
Le minaret de la
grande mosquée émergeait à peine des toits au
sortir de la ville ; puis il s'en dégageait tandis que
nous montions. Il finissait par apparaître entier, dominant
l'enchevêtrement des toits d'ardoises.
Curieusement, à
l'encontre des lois de la perspective, en se hissant ainsi au-dessus
des autres constructions, il paraissait grandir avec la distance.
La lampe à
lumière froide
Dinkha nous
parlait de la lumière froide. Le principe en est simple :
il est à la fois celui de la lampe à incandescence et
du réfrigérateur.
Depuis que sont
connus les principes de la thermodynamique, chacun sait qu'il est
facile de faire du froid : il suffit de capter la chaleur. Le
problème est que celle-ci doit bien passer quelque part. Aussi
les réfrigérateurs chauffent-ils par derrière.
Bref, faire du froid produit plus encore de chaleur. L'idée
est alors de transformer cette chaleur en lumière. On cherche
donc à produire une lampe rafraîchissante.
Le procédé
est-il au point ? Pas encore. La lampe ne produit pour l'instant
qu'une faible lumière vert pâle pour un dispositif
encore encombrant qui, à défaut de rafraîchir
vraiment ne chauffe pas.
Pas de quoi
désespérer toutefois : l'éclairage
électrique n'a pas été satisfaisant du jour au
lendemain.
Cette technique
peut se révéler déterminante pour les progrès
de l'informatique, quand on sait que la puissance des processeurs est
principalement limitée par leur échauffement.
Le 21 juin
Dialogue matinal
J'ai pris
l'habitude de prendre le petit-déjeuner avec Manzi sur son
balcon au-dessus du gouffre.
« Vous
m'agacez, Dinkha et toi, m'avoue ce matin Manzi. À vous lire,
on croirait que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ne
vois-tu pas que les puissances impérialistes sont prêtes
à tout pour instaurer à l'échelle de la planète
les vieilles institutions féodales de l'Europe chrétienne ?
Ne vois-tu pas qu'elles trouvent partout dans le monde des serviteurs
tremblants ? Crois-tu aux balivernes de Dinkha ? Tu crois
que les mains d'œuvre corvéables à merci vont
s'instruire ? Crois-tu que le Parti Communiste Chinois prépare
et attende impatiemment le moment de l'expropriation des exploiteurs
et de l'abolition du salariat, plutôt que de se dire pourvu
que ça dure ? »
Etc.
Sur
les monts en face se sont massés de gros nuages lourds. Ils
sont littéralement couchés au bord de l'arête
rocheuse. On dirait qu'ils nous guettent avant de fondre sur nous
comme des indiens dans les westerns
de mon enfance.
Peut-être
rendent-ils Manzi nerveux à son insu. Je comprends mieux sa
relative froideur envers Dinkha. Ce n'est pas parce que les divisions
politiques ici ne sont pas les mêmes que chez moi qu'il n'y en
a pas.
« Je
t'entends bien Manzi, placé-je enfin, mais je n'écris
qu'un modeste journal de voyage. Je n'y dis pas plus ce que tu me
reproches que l'inverse. »
Les nuages en face
de nous ne bougent pas. Ni ils ne s'élèvent, ni ils ne
se laissent glisser vers nous. Je comprends bien que ma réponse
ne satisfait pas vraiment Manzi. « En somme, lui
demandé-je, tu me reproches d'être optimiste ? »
Il s'est arrêté
de mâcher son biscuit au miel et retient visiblement une série
de réponses toutes faites qui lui viennent à l'esprit.
Alors je précise ma pensée :
« Vois-tu
Manzi, nous parlons entre nous du siècle
de Descartes,
en songeant aux principes de la science moderne et des lumières
dont il fut l'inspirateur. Pour ses contemporains ce siècle
fut pourtant tout sauf celui de Descartes. Il était plutôt
celui de l'inquisition et de la Contre-Réforme. Au mieux, pour
une petite élite lettrée, il fut le siècle de
Malebranche. Toi, tu ne connais pas Malebranche, tu n'en as jamais
entendu parler, ou alors par les successeurs de Descartes. »
Manzi
reste silencieux. Il nous sert un café pendant que je roule
une cigarette, puis je continue : « Le siècle
de Descartes
fut plutôt ici en Asie centrale, celui de Mollâ Sadrâ.
Pour qui exactement le fut-il ? Alors demande-toi ce que vaut ce
présent qu'à ton avis je ne vois pas. Ce que tu
appellerais cette "époque de la globalisation",
l'est-elle au sens où l'on dirait "l'époque de
Descartes", ou comme "l'époque de l'inquisition". »
Manzi a fini par
suivre mon regard jusqu'aux nuages. Peut-être va-t-il me parler
du temps qui se prépare. Non : « Ton idée
ne me plaît pas, répond-il. C'est comme dire que des
hommes seraient des têtards qui doivent naître par
milliers pour que quelques-uns seulement deviennent des
grenouilles. »
J'éclate
de rire surpris de le voir en tirer si vite des conclusions
lointaines. « Elle ne me plaît pas non plus Manzi.
Une telle idée répugne à l'esprit humain. Nous
ne faisons pas des enfants par milliers, même pas par
demi-douzaines comme beaucoup de mammifères, et chaque homme
est unique aux yeux de l'homme. Or justement, se préoccuper
des masses est peut-être le chemin par lequel il vaudrait mieux
ne pas commencer par s'engager. »
|