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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XVIII
Les aubes de Gandoughurat

 

 

 

 

 

Le 18 juin

Je vais ce matin encore promener de l'autre côté de la gorge, bien couvert sous ma veste de peau de mouton.


Miel, céréales et fruits secs : on en fait de petits gâteaux carrés qui, au petit-déjeuner sont un peu ici ce que sont nos croissants.


On trouve aussi beaucoup de pâte de coing. Elle est présentée à la vente sur des plaques métalliques, taillée en lamelles.

Les coings ne sont pas encore mûrs. Demeurent quelques fleurs sur les cognassiers qui sont nombreux de l'autre côté de la gorge. Quelques fruits déjà ont la forme de petits citrons de l'épaisseur d'un doigt, sur les arbres exposés les premiers à la lumière de l'aube. Ils sont couverts d'un court et dru duvet qui donne envie de les caresser.


La lumière de l'aube

Ce qui est réellement beau le matin, ce ne sont pas les chants d'oiseaux, ni les couleurs ni les senteurs des plantes, ni le rouge qui se déploie dans le ciel, ce sont ces bandes de brumes qui se répandent, et la nébulosité qui estompe les teintes selon leur distance, filtrant la lumière horizontale du jour.

La réelle beauté de l'aube, c'est l'espace et la lumière ; la lumière qui dévoile l'espace et le rend saisissable. Le travail que fait habituellement l'entendement humain pour évaluer les tailles et les distances à partir des données sensibles, celui, par exemple, du peintre ou du cartographe, se fait seul en quelque sorte. Nébulosité et lumière opèrent ensemble un travail d'abstraction : exactement celui que fait un programme d'image vectorielle en trois dimensions, lorsqu'on lui commande de rendre l'espace, supprimant couleurs et textures.

Le monde imite l'esprit ? Quelle curieuse image. Je ne peux à aucun moment croire que ce ne soit pas mon esprit qui voit, qui accomplit avec toutes ces données des sens un travail cognitif. Je dois même me rendre compte que ce sont moins des données des sens que des produits de l'esprit.

C'est cela justement qui est si merveilleusement beau à l'aube. À sa lumière, je suis bien obligé de voir que c'est avec le monde lui-même que travaille mon esprit.


Profondeur et limpidité

Les Trois Dialogues entre Hylas et Philonous sont beaucoup plus profonds que les Principes de la Connaissance Humaine. Dans ses Principes, on a l'impression de courir derrière Berkeley, dont chaque inférence est comme un long pas rapide sur un chemin raide. Puis il s'arrête et nous retient, le souffle encore court, à le regarder tourner lentement sur lui-même.

Qu'on le lise à haute voix pour s'en convaincre. Le souffle va vite manquer dans certaines périodes. Puis le rythme change, devient celui d'un lent tourbillon où l'intérêt se lasse. Dans les Dialogues, la profondeur est limpide, elle est comme celle de la lumière de l'aube.


L'évêque Berkeley

— Belle image, convient Manzi que j'ai rejoint pour déjeuner. La situation du texte est pourtant plus saisissante encore à mes yeux que ses qualités.

— Sa situation ?

— Berkeley est à la croisée de multiples chemins. As-tu songé à sa postérité plus ou moins légitime ?

— Sa paternité de l'Empirisme ?

— Oui, tous ceux qui se réclament de l'empirisme sont explicitement ses descendants : pragmatisme, empiriocriticisme, empirisme logique... Le sont aussi implicitement Feuerbach et ses successeurs Marxistes, aussi bien qu'André Breton.

— Tu me fais remarquer ici quelque chose de singulier. L'essentiel des arguments des Dialogues paraissent ressurgir brutalement cent dix ans après, autour des années 1840, mais comme retournés pour fonder un matérialisme athée, alors que chez Berkeley ils étayent un idéalisme où Dieu est tout.


Nous mangeons sur la terrasse au bord du gouffre. Bien que la température se soit beaucoup élevée depuis ce matin, il dégage sur ses abords une relative fraîcheur. La falaise en face de nous n'a pas encore été touchée par les rayons du soleil.

— D'autre part, Berkeley est la synthèse la plus achevée de la philosophie occidentale moderne, celle de Descartes, de Spinoza, de Leibniz, de Locke et de Newton, tout en étant, comme je te l'écrivais, l'Européen le plus proche de Sohravardî, reprend Manzi. Sa philosophie, sa spiritualité, en sont très parentes, mais après avoir subi une translation dans une autre cosmogonie : celle de la mécanique galiléenne, celle, proprement, de la science moderne.

— En somme, tu me dis qu'il est à la croisée de la mécanique galiléenne et de la mécanique quantique, marquant une continuité entre ce qui a précédé l'une, et ce qui succède à l'autre.

— On peut le résumer ainsi.

— Et dire que c'était un évêque !


Le 19 juin

Descente jusqu'au torrent

Promenade jusqu'au torrent cet après-midi. Les escaliers sont larges et nombreux jusqu'aux premiers paliers, avec leurs hangars et leurs granges. Puis ils deviennent rares et étroits, taillés dans le roc, descendant toujours plus profondément. On en voit d'autres aussi sur la paroi d'en face. Des cordes servent de main courante. Par endroits, des passerelles ou des escaliers de métal sont rivés à la roche.

Au fond est la rivière, plutôt basse. L'eau semble pure, et le lieu naturel, malgré la ville au-dessus. Une large part du débit est détournée bien en amont par un barrage.


gorges.jpg

On rencontre du monde en bas : des pêcheurs, des promeneurs, et même des baigneurs. De petits barrages de pierres ont agrandi des lames un peu larges. L'eau n'est pas froide, pas trop du moins.

C'est le premier jour de l'année où je nage. Le bassin retenu par des pierres n'est pas bien long. Je remarque que plus j'avance vers les rochers d'où l'eau ruisselle, plus le courant me retient, jusqu'au moment où, les atteignant presque, l'écume fraîche bouillonnant autour de moi, je fais du surplace, ou même suis entraîné dès que mes bras faiblissent.

Je me retourne sur le dos, battant des pieds, et regarde le ciel où s'ébattent les corneilles dans la déchirure des falaises. Voilà qui me donnera la force de remonter.


Le 20 juin

Les cavaliers

Leurs chevaux sont rapides et nerveux. Ils sont petits et robustes. Aujourd'hui les cavaliers se sont rassemblés au-dessus de Gandoughurat pour un tournoi. Ils vont faire démonstration d'adresse et de force.

Les hommes sont vêtus de pelisses de mouton et chaussés de bottes aux pointes légèrement recourbées. Ils sont armés de leur sabre et de leur arc.


Il est très difficile de bander un arc sur un cheval lancé au galop. Combien il l'est plus encore de glisser son corps sur le côté de manière à l'abriter complètement derrière celui de la monture en même temps, et d'atteindre dans cette position une cible rapide — un lapin en l'occurrence.


Le sabre du Marmat se tient à deux mains. « Il est à la fois notre arme et notre bouclier, » aiment-ils dire. Sa lame très longue et légèrement galbée est conçue pour être maniée à cheval.

Les cavaliers s'attaquent à un rosier. Ils doivent couper une rose, une seule, et rien d'autre, au grand galop.


Lorsqu'un cavalier y parvient, les juges, après avoir vérifié si elle est bien coupée, lui tendent la fleur sous les acclamations. Elles redoublent quand, sans descendre de cheval, il va l'offrir à une femme de l'assistance. Alors, un héraut accompagné de musiciens chante un poème de Sâdî.


Les paradoxes de la perception

Sur la route qui montait de la ville, Dinkha tenait le volant, et je me retournais souvent pour parler à Manzi.

Le minaret de la grande mosquée émergeait à peine des toits au sortir de la ville ; puis il s'en dégageait tandis que nous montions. Il finissait par apparaître entier, dominant l'enchevêtrement des toits d'ardoises.

Curieusement, à l'encontre des lois de la perspective, en se hissant ainsi au-dessus des autres constructions, il paraissait grandir avec la distance.


La lampe à lumière froide

Dinkha nous parlait de la lumière froide. Le principe en est simple : il est à la fois celui de la lampe à incandescence et du réfrigérateur.

Depuis que sont connus les principes de la thermodynamique, chacun sait qu'il est facile de faire du froid : il suffit de capter la chaleur. Le problème est que celle-ci doit bien passer quelque part. Aussi les réfrigérateurs chauffent-ils par derrière. Bref, faire du froid produit plus encore de chaleur. L'idée est alors de transformer cette chaleur en lumière. On cherche donc à produire une lampe rafraîchissante.


Le procédé est-il au point ? Pas encore. La lampe ne produit pour l'instant qu'une faible lumière vert pâle pour un dispositif encore encombrant qui, à défaut de rafraîchir vraiment ne chauffe pas.

Pas de quoi désespérer toutefois : l'éclairage électrique n'a pas été satisfaisant du jour au lendemain.

Cette technique peut se révéler déterminante pour les progrès de l'informatique, quand on sait que la puissance des processeurs est principalement limitée par leur échauffement.


Le 21 juin

Dialogue matinal

J'ai pris l'habitude de prendre le petit-déjeuner avec Manzi sur son balcon au-dessus du gouffre.

« Vous m'agacez, Dinkha et toi, m'avoue ce matin Manzi. À vous lire, on croirait que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ne vois-tu pas que les puissances impérialistes sont prêtes à tout pour instaurer à l'échelle de la planète les vieilles institutions féodales de l'Europe chrétienne ? Ne vois-tu pas qu'elles trouvent partout dans le monde des serviteurs tremblants ? Crois-tu aux balivernes de Dinkha ? Tu crois que les mains d'œuvre corvéables à merci vont s'instruire ? Crois-tu que le Parti Communiste Chinois prépare et attende impatiemment le moment de l'expropriation des exploiteurs et de l'abolition du salariat, plutôt que de se dire pourvu que ça dure ? » Etc.


Sur les monts en face se sont massés de gros nuages lourds. Ils sont littéralement couchés au bord de l'arête rocheuse. On dirait qu'ils nous guettent avant de fondre sur nous comme des indiens dans les westerns de mon enfance.

Peut-être rendent-ils Manzi nerveux à son insu. Je comprends mieux sa relative froideur envers Dinkha. Ce n'est pas parce que les divisions politiques ici ne sont pas les mêmes que chez moi qu'il n'y en a pas.

« Je t'entends bien Manzi, placé-je enfin, mais je n'écris qu'un modeste journal de voyage. Je n'y dis pas plus ce que tu me reproches que l'inverse. »

Les nuages en face de nous ne bougent pas. Ni ils ne s'élèvent, ni ils ne se laissent glisser vers nous. Je comprends bien que ma réponse ne satisfait pas vraiment Manzi. « En somme, lui demandé-je, tu me reproches d'être optimiste ? »


Il s'est arrêté de mâcher son biscuit au miel et retient visiblement une série de réponses toutes faites qui lui viennent à l'esprit. Alors je précise ma pensée :

« Vois-tu Manzi, nous parlons entre nous du siècle de Descartes, en songeant aux principes de la science moderne et des lumières dont il fut l'inspirateur. Pour ses contemporains ce siècle fut pourtant tout sauf celui de Descartes. Il était plutôt celui de l'inquisition et de la Contre-Réforme. Au mieux, pour une petite élite lettrée, il fut le siècle de Malebranche. Toi, tu ne connais pas Malebranche, tu n'en as jamais entendu parler, ou alors par les successeurs de Descartes. » 


Manzi reste silencieux. Il nous sert un café pendant que je roule une cigarette, puis je continue : « Le siècle de Descartes fut plutôt ici en Asie centrale, celui de Mollâ Sadrâ. Pour qui exactement le fut-il ? Alors demande-toi ce que vaut ce présent qu'à ton avis je ne vois pas. Ce que tu appellerais cette "époque de la globalisation", l'est-elle au sens où l'on dirait "l'époque de Descartes", ou comme "l'époque de l'inquisition". »

Manzi a fini par suivre mon regard jusqu'aux nuages. Peut-être va-t-il me parler du temps qui se prépare. Non : « Ton idée ne me plaît pas, répond-il. C'est comme dire que des hommes seraient des têtards qui doivent naître par milliers pour que quelques-uns seulement deviennent des grenouilles. »

J'éclate de rire surpris de le voir en tirer si vite des conclusions lointaines. « Elle ne me plaît pas non plus Manzi. Une telle idée répugne à l'esprit humain. Nous ne faisons pas des enfants par milliers, même pas par demi-douzaines comme beaucoup de mammifères, et chaque homme est unique aux yeux de l'homme. Or justement, se préoccuper des masses est peut-être le chemin par lequel il vaudrait mieux ne pas commencer par s'engager. »

 

 

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