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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XIX
Le monde du travail

 

 

 

 

 

Le 22 juin

Le travail de Dinkha

J'ai enfin compris que Dinkha occupe une fonction comparable à celle de consultant d'entreprise. Comme eux, il cherche à enrichir les tâches et rationaliser le procès de production. La comparaison s'arrête là. « Pour les socialistes, nous explique-t-il, qu'importe que les trains soient à l'heure du moment que le réseau ferré est socialisé ; pour l'économie de marché, qu'importe que les trains roulent du moment que les chemins de fer sont rentables ; pour moi, l'important est d'optimiser les transports au moindre effort. »

Naturellement, ses avis ne sont que consultatifs. Les décisions appartiennent aux conseils, qui font appel à lui et le payent. « En somme, lui demande Manzi, tu leur vends l'heure qu'ils ont à leur montre ? »


Il rit : « Les conseils payent très cher mes services, mais cet argent sert à financer des centres de recherche, comme celui dans lequel tu m'as accompagné l'autre jour, ou comme ici, à Gandoughurat, sur la lumière froide. »

« Tout ce projet a été monté par un groupe d'amis autour d'une table à la place des Darlabats. Nous voulions créer un laboratoire de recherche indépendant. »


Les Intellectual Workers of the World

« Non, me répond Dinkha, Manzi et moi ne sommes pas proprement des adversaires politiques. Nous participons seulement à des formations syndicales qui ont des divergences de fond. »

Il existe dans la région de Bolgobol, m'apprend-il, un groupuscule qui prétend se faire passer pour une organisation internationale. La poignée de secrétaires de conseils et d'universitaires qui le composent, par leur talent inné de manipuler le paradoxe jusqu'à la provocation, parvient à lui donner un minimum de visibilité. Manzi serait l'un d'entre eux.


« Les Intellectual Workers of the World (les Travailleurs Intellectuels du Monde) se veulent une scission des Indusrial Workers of the World (les Travailleurs Industriels du Monde <http://www.iww.org/>). En fait, ils n'ont jamais eu le moindre contact avec la célèbre organisation ouvrière d'Amérique du Nord, si ce n'est peut-être à travers deux Indiens, dockers de la région des Grands Lacs, volontaires dans l'Armée Insurrectionnelle d'Ukraine, et qui s'étaient enfuis de Crimée en 1923 pour se retrouver on ne sait comment dans les environs de Bolgobol. De toute façon, ils ne firent jamais partie des Intellectual Workers of the World. »

« Ce groupuscule, continue-t-il, prend appui sur quelques manuscrits introuvables de Marx pour se donner autorité quand il affirme que le capital n'est plus au stade de l'accumulation industrielle mais technologique. »

« Ah oui, le coupé-je, le livre cinq des Fondements de la critique de l'Économie Politique. Marx y ébauche l'idée que la possession formelle des équipements industriels peut être inutile lorsque la technique devient elle-même le véritable moyen de production. Il suffit alors de posséder les brevets d'exploitation. C'est bien là où nous en sommes, non ? »

« Tu vois Dinkha, plaisante Manzi, combien tes médisances tombent à plat dès que tu t'adresses à un interlocuteur politisé. »


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Le marché du travail

Le travail de Dinkha est comparable à celui de consultant d'entreprise — comparable et pourtant opposé pour l'essentiel. Les conseils le payent surtout pour attirer les travailleurs, et pas pour les licencier. Ils doivent, pour cela, offrir des tâches qualifiantes, formatrices, stimulantes, et bien payées. La concurrence pour la main d'œuvre est rude dans l'industrie. Les travailleurs tendent à quitter leur travail dès qu'ils ont obtenu ce qu'ils veulent, pour s'occuper de leurs affaires privées, ou aller travailler ailleurs.


« En fait, poursuit Dinkha, ce n'est pas une mauvaise chose. Les gens préfèrent prendre une truelle pour réparer un mur qu'appeler un maçon, ou bricoler leur ordinateur et leur système d'exploitation, plutôt que les renouveler. Ils s'entraident et multiplient les échanges non commerciaux. Même si ce n'est pas proprement ce qu'on pourrait appeler une « socialisation de la production », et si ça favorise encore moins les impôts et le commerce, la richesse non quantifiable mais bien réelle qui en résulte n'est pas négligeable. » 


Le 23 juin

Manzi m'invite à Borg Ar Panzi

Un vent frais descend des cimes ce matin, bien plus sec que ces derniers jours. Je vais devoir prendre congé de Dinkha. C'est dommage, nous nous entendions bien.

Manzi m'invite chez lui, à Borg Ar Panzi, son village natal, où nous avions déjà passé quelques jours ensemble lors de mon premier voyage.


Le 24 juin

Pas très loin au nord de Bolgobol

Depuis des kilomètres, la route est bien entretenue. Elle n'est pas très large. Elle ressemble à une départementale de chez moi. Manzi paraît prendre un plaisir particulier à tourner le volant et à compenser à chaque virage la force centripète par un léger coup d'accélérateur.

Il ne conduit pas vite. Il n'a pas dû depuis que nous sommes partis avoir poussé une seule pointe à plus de cinquante. On n'a pas dû trouver non plus une seule ligne droite de plus de deux cents mètres.


Moi non plus, je ne conduis pas vite lorsque je suis accompagné. Si je suis seul, au contraire, je me fais un jeu de la vitesse.

À dire vrai, je n'aime pas beaucoup conduire. C'est une activité qui à la fois m'occupe trop et pas assez l'esprit ; trop pour qu'il puisse se distraire dans la contemplation de l'espace que je parcours, et pas assez pour capter toute mon attention. L'idéal est d'avoir quelqu'un à qui parler, ou une excellente émission de radio à écouter.

Je n'ai consulté aucune carte et j'ai du mal à me figurer exactement où nous sommes : pas très loin au nord de Bolgobol, par où nous ne passerons pas.


Nous nous sommes arrêtés pour déjeuner près d'une fontaine construite au bord de la route. Au creux de ce qui ressemble à un petit oratoire de pierre, pas plus grand qu'une guérite, l'eau coule, fraîche, par la bouche d'un darlabat, cette sorte de faune venu de l'antiquité. Elle tombe dans un long bassin de pierre d'une dizaine de mètre parallèle à la route, conçu de toute évidence pour abreuver des chevaux.

Nous sommes au milieu d'une vaste clairière que traverse la route, cernée par des taillis de résineux. L'herbe y est drue et parsemée de fleurs sauvages.


L'eau coule dans un ruisseau qui longe la route, à moitié recouvert d'une voûte de framboisiers.

De grosse mouches tournoient autour de la fontaine, pas vraiment agaçantes car elles ne s'intéressent pas beaucoup à nous. Elles produisent un bourdonnement qui s'accommode plutôt bien avec le lieu.


Le 25 juin

 

La nuit tombait lorsque nous sommes arrivés hier soir à Borg Ar Panzi (voir mon premier journal de voyage cahier I). Je suis descendu de voiture pour ouvrir le portail.

La maison n'était pas froide et sentait encore le feu de bois. Nous avons sorti la table et pris un dîner froid en regardant s'allumer les étoiles. Le climat est déjà bien plus doux ici qu'à Gandoughurat, à Algarod et même qu'à Dargo Pal.


Le syndicalisme dans le Gourpa

Je n'avais toujours pas compris ce qu'est le syndicalisme dans la République du Gourpa. Le Syndicat est le regroupement de toutes les unions de travailleurs. Un tel regroupement n'a aucune réalité, aucune existence en tant que tel. La plupart du temps, quand quelqu'un ici dit « le syndicat », ou « mon syndicat », il parle de son union locale.

Ces syndicats ne sont, en fait, que des associations très souples de travailleurs, d'ingénieurs et de chercheurs qui tiennent à peu près le rôle que jouent chez nous les entreprises. Qu'est-ce que cela signifie pratiquement ? Les unions de travailleurs décident des travaux qui doivent être réalisés, des marchandises à produire et des services à organiser. Ils décident des modalités du travail, de sa valeur et de ses finalités. Ils assurent en particulier la formation et les recherches des ouvriers, des ingénieurs, des scientifiques mêmes, qu'ils regroupent.

Les unions font perpétuellement appel les unes aux autres, se passent des commandes et négocient entre elles, ainsi qu'avec les conseils locaux. Le syndicat prospecte et monte des projets avec d'autres unions ouvrières.


Rien n'interdit à des Unions de scissionner ou de s'unifier, et elles ne s'en privent pas. En principe, il n'est pas obligatoire d'être syndiqué pour travailler, mais ça n'aurait pas beaucoup de sens si l'on n'a pas une activité très indépendante. Même dans ce cas, on n'y trouverait pas beaucoup d'avantages.

N'importe qui peut créer un syndicat, du moment qu'il trouve assez de camarades pour le faire avec lui. Ce sont d'ailleurs des organisations très informelles qui prennent surtout la forme de centre de ressource.


Le syndicalisme est un lieu de conflits

Le syndicalisme dans le Gourpa est un lieu de conflits. Il n'est pas une institution unificatrice. C'est le lieu où se nouent, se règlent et se renouvellent les conflits.

Par cela, il en désamorce bien d'autres, qui prendraient autrement des formes politiques, religieuses, ethniques, linguistiques. Il leur offre des prises concrètes pour intervenir pragmatiquement sur les dissensions. En effet, les unions locales sont constituées de groupes très homogènes : même origine, même langue, mêmes pratiques culturelles et cultuelles, mêmes idéaux politiques ou philosophiques... 

Dans les locaux d'un syndicat, vous allez être surpris de trouver un portrait de l'Iman Hussein, dans un autre celui de Che Guevara, ou une gravure du Bouddha Samantabhadra, le bouddha primordial, représenté copulant avec Samantabhadrî, sa contrepartie féminine. À Bolgobol, où l'on n'utilise que le palanzi, vous trouverez un Syndicat des Travailleurs Ismaéliens de l'Électricité où l'on ne parle que le dari. À partir de là, des alliances inattendues sont nouées sur des perspectives plus pragmatiques.


La ligne de fracture majeure oppose les syndicats de métiers et les unions locales. Les premiers sont des regroupements de travailleurs souvent très qualifiés et dispersés géographiquement, qui exercent le même métier et changent perpétuellement de chantiers. Les seconds demeurent dans leurs installations minières et industrielles. Ils regardent généralement les premiers comme des prédateurs, bien qu'ils soient obligés de faire appel à eux.

Le principal objet de conflit entre les deux, touche, on le devine, aux façons dont ils conçoivent le travail. Le travailleur qui a passé sa vie dans une usine, en connaît tous les rouages et a eu l'occasion d'affronter tous les problèmes, les incidents et même les accidents. Celui qui aura passé toute sa vie d'un chantier à l'autre n'en aura pas moins accumulé des expériences et des connaissances les plus diverses. Il est probable alors qu'en travaillant ensemble, les chocs d'autorité soient inévitables.

Ils se focalisent peu sur des conflits d'intérêts ou de pouvoir. Ils sont essentiellement techniques. Ils touchent aux procédures et à l'ergonomie.


Les conflits de travail dans le Marmat

Des conflits très violents peuvent ainsi apparaître autour de l'installation d'un dispositif de pompage ou de refroidissement. Il est parfois amusant de voir comment alors les différents syndicats vont étayer leurs thèses, n'hésitant pas à se référer au discours du Mahayana sur la vacuité ou au concept sohravardien de l'éternellement advenant.


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Manzi m'a montré un tract de l'Union des Travailleurs du Vide Parfait, qui ont installé les éoliennes dans la vallée de l'Oumrouat. Il débute par un poème du patriarche Jinshu, suivi par celui de Houeï Nêng qui lui répondait :


Jinshu:

Notre corps est comme l'arbre d'Éveil

L'esprit est comme le miroir précieux

Aussi devons-nous chaque jour l'épousseter.


Houeï Nêng :

Le miroir précieux est sans forme

Tout est vacuité

Où la poussière se déposerait ?

 

 

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