Cahier XIX
Le monde du travail
Le 22 juin
Le travail de
Dinkha
J'ai enfin compris
que Dinkha occupe une fonction comparable à celle de
consultant d'entreprise. Comme eux, il cherche à enrichir les
tâches et rationaliser le procès de production. La
comparaison s'arrête là. « Pour les
socialistes, nous explique-t-il, qu'importe que les trains soient à
l'heure du moment que le réseau ferré est socialisé ;
pour l'économie de marché, qu'importe que les trains
roulent du moment que les chemins de fer sont rentables ; pour
moi, l'important est d'optimiser les transports au moindre effort. »
Naturellement, ses
avis ne sont que consultatifs. Les décisions appartiennent aux
conseils, qui font appel à lui et le payent. « En
somme, lui demande Manzi, tu leur vends l'heure qu'ils ont à
leur montre ? »
Il rit :
« Les conseils payent très cher mes services, mais
cet argent sert à financer des centres de recherche, comme
celui dans lequel tu m'as accompagné l'autre jour, ou comme
ici, à Gandoughurat, sur la lumière froide. »
« Tout
ce projet a été monté par un groupe d'amis
autour d'une table à la place des Darlabats. Nous voulions
créer un laboratoire de recherche indépendant. »
Les Intellectual
Workers of the World
« Non,
me répond Dinkha, Manzi et moi ne sommes pas proprement des
adversaires politiques. Nous participons seulement à des
formations syndicales qui ont des divergences de fond. »
Il existe dans la
région de Bolgobol, m'apprend-il, un groupuscule qui prétend
se faire passer pour une organisation internationale. La poignée
de secrétaires de conseils et d'universitaires qui le
composent, par leur talent inné de manipuler le paradoxe
jusqu'à la provocation, parvient à lui donner un
minimum de visibilité. Manzi serait l'un d'entre eux.
« Les
Intellectual
Workers of the World
(les Travailleurs Intellectuels du Monde) se veulent une scission des
Indusrial
Workers of the World
(les Travailleurs Industriels du Monde <http://www.iww.org/>).
En fait, ils n'ont jamais eu le moindre contact avec la célèbre
organisation ouvrière d'Amérique du Nord, si ce n'est
peut-être à travers deux Indiens,
dockers de la région des Grands Lacs, volontaires dans l'Armée
Insurrectionnelle d'Ukraine, et qui s'étaient enfuis de Crimée
en 1923 pour se retrouver on ne sait comment dans les environs de
Bolgobol. De toute façon, ils ne firent jamais partie des
Intellectual
Workers of the World. »
« Ce
groupuscule, continue-t-il, prend appui sur quelques manuscrits
introuvables de Marx pour se donner autorité quand il affirme
que le capital n'est plus au stade de l'accumulation industrielle
mais technologique. »
« Ah
oui, le coupé-je, le livre cinq des
Fondements de la critique de l'Économie Politique.
Marx y ébauche l'idée que la possession formelle des
équipements industriels peut être inutile lorsque la
technique devient elle-même le véritable moyen de
production. Il suffit alors de posséder les brevets
d'exploitation. C'est bien là où nous en sommes,
non ? »
« Tu
vois Dinkha, plaisante Manzi, combien tes médisances tombent à
plat dès que tu t'adresses à un interlocuteur
politisé. »
Le marché
du travail
Le travail de
Dinkha est comparable à celui de consultant d'entreprise
— comparable et pourtant opposé pour l'essentiel.
Les conseils le payent surtout pour attirer les travailleurs, et pas
pour les licencier. Ils doivent, pour cela, offrir des tâches
qualifiantes, formatrices, stimulantes, et bien payées. La
concurrence pour la main d'œuvre est rude dans l'industrie. Les
travailleurs tendent à quitter leur travail dès qu'ils
ont obtenu ce qu'ils veulent, pour s'occuper de leurs affaires
privées, ou aller travailler ailleurs.
« En
fait, poursuit Dinkha, ce n'est pas une mauvaise chose. Les gens
préfèrent prendre une truelle pour réparer un
mur qu'appeler un maçon, ou bricoler leur ordinateur et leur
système d'exploitation, plutôt que les renouveler. Ils
s'entraident et multiplient les échanges non commerciaux. Même
si ce n'est pas proprement ce qu'on pourrait appeler une
« socialisation de la production », et si ça
favorise encore moins les impôts et le commerce, la richesse
non quantifiable mais bien réelle qui en résulte n'est
pas négligeable. »
Le 23 juin
Manzi m'invite à
Borg Ar Panzi
Un vent frais
descend des cimes ce matin, bien plus sec que ces derniers jours. Je
vais devoir prendre congé de Dinkha. C'est dommage, nous nous
entendions bien.
Manzi m'invite
chez lui, à Borg Ar Panzi, son village natal, où nous
avions déjà passé quelques jours ensemble lors
de mon premier voyage.
Le 24 juin
Pas très
loin au nord de Bolgobol
Depuis des
kilomètres, la route est bien entretenue. Elle n'est pas très
large. Elle ressemble à une départementale de chez moi.
Manzi paraît prendre un plaisir particulier à tourner le
volant et à compenser à chaque virage la force
centripète par un léger coup d'accélérateur.
Il ne conduit pas
vite. Il n'a pas dû depuis que nous sommes partis avoir poussé
une seule pointe à plus de cinquante. On n'a pas dû
trouver non plus une seule ligne droite de plus de deux cents mètres.
Moi non plus, je
ne conduis pas vite lorsque je suis accompagné. Si je suis
seul, au contraire, je me fais un jeu de la vitesse.
À dire
vrai, je n'aime pas beaucoup conduire. C'est une activité qui
à la fois m'occupe trop et pas assez l'esprit ; trop pour
qu'il puisse se distraire dans la contemplation de l'espace que je
parcours, et pas assez pour capter toute mon attention. L'idéal
est d'avoir quelqu'un à qui parler, ou une excellente émission
de radio à écouter.
Je n'ai consulté
aucune carte et j'ai du mal à me figurer exactement où
nous sommes : pas très loin au nord de Bolgobol, par où
nous ne passerons pas.
Nous nous sommes
arrêtés pour déjeuner près d'une fontaine
construite au bord de la route. Au creux de ce qui ressemble à
un petit oratoire de pierre, pas plus grand qu'une guérite,
l'eau coule, fraîche, par la bouche d'un darlabat, cette sorte
de faune venu de l'antiquité. Elle tombe dans un long bassin
de pierre d'une dizaine de mètre parallèle à la
route, conçu de toute évidence pour abreuver des
chevaux.
Nous sommes au
milieu d'une vaste clairière que traverse la route, cernée
par des taillis de résineux. L'herbe y est drue et parsemée
de fleurs sauvages.
L'eau coule dans
un ruisseau qui longe la route, à moitié recouvert
d'une voûte de framboisiers.
De grosse mouches
tournoient autour de la fontaine, pas vraiment agaçantes car
elles ne s'intéressent pas beaucoup à nous. Elles
produisent un bourdonnement qui s'accommode plutôt bien avec le
lieu.
Le 25 juin
La
nuit tombait lorsque nous sommes arrivés hier soir à
Borg Ar Panzi (voir mon premier journal de voyage cahier I).
Je suis descendu de voiture pour ouvrir le portail.
La
maison n'était pas froide et sentait encore le feu de bois.
Nous avons sorti la table et pris un dîner froid en regardant
s'allumer les étoiles. Le climat est déjà bien
plus doux ici qu'à Gandoughurat, à Algarod et même
qu'à Dargo Pal.
Le syndicalisme
dans le Gourpa
Je n'avais
toujours pas compris ce qu'est le syndicalisme dans la République
du Gourpa. Le Syndicat est le regroupement de toutes les unions de
travailleurs. Un tel regroupement n'a aucune réalité,
aucune existence en tant que tel. La plupart du temps, quand
quelqu'un ici dit « le syndicat », ou « mon
syndicat », il parle de son union locale.
Ces syndicats ne
sont, en fait, que des associations très souples de
travailleurs, d'ingénieurs et de chercheurs qui tiennent à
peu près le rôle que jouent chez nous les entreprises.
Qu'est-ce que cela signifie pratiquement ? Les unions de
travailleurs décident des travaux qui doivent être
réalisés, des marchandises à produire et des
services à organiser. Ils décident des modalités
du travail, de sa valeur et de ses finalités. Ils assurent en
particulier la formation et les recherches des ouvriers, des
ingénieurs, des scientifiques mêmes, qu'ils regroupent.
Les unions font
perpétuellement appel les unes aux autres, se passent des
commandes et négocient entre elles, ainsi qu'avec les conseils
locaux. Le syndicat prospecte et monte des projets avec d'autres
unions ouvrières.
Rien n'interdit à
des Unions de scissionner ou de s'unifier, et elles ne s'en privent
pas. En principe, il n'est pas obligatoire d'être syndiqué
pour travailler, mais ça n'aurait pas beaucoup de sens si l'on
n'a pas une activité très indépendante. Même
dans ce cas, on n'y trouverait pas beaucoup d'avantages.
N'importe qui peut
créer un syndicat, du moment qu'il trouve assez de camarades
pour le faire avec lui. Ce sont d'ailleurs des organisations très
informelles qui prennent surtout la forme de centre de ressource.
Le syndicalisme
est un lieu de conflits
Le syndicalisme
dans le Gourpa est un lieu de conflits. Il n'est pas une institution
unificatrice. C'est le lieu où se nouent, se règlent et
se renouvellent les conflits.
Par cela, il en
désamorce bien d'autres, qui prendraient autrement des formes
politiques, religieuses, ethniques, linguistiques. Il leur offre des
prises concrètes pour intervenir pragmatiquement sur les
dissensions. En effet, les unions locales sont constituées de
groupes très homogènes : même origine, même
langue, mêmes pratiques culturelles et cultuelles, mêmes
idéaux politiques ou philosophiques...
Dans les locaux
d'un syndicat, vous allez être surpris de trouver un portrait
de l'Iman Hussein, dans un autre celui de Che Guevara, ou une gravure
du Bouddha Samantabhadra, le bouddha primordial, représenté
copulant avec Samantabhadrî, sa contrepartie féminine. À
Bolgobol, où l'on n'utilise que le palanzi, vous trouverez un
Syndicat des Travailleurs Ismaéliens de l'Électricité
où l'on ne parle que le dari. À partir de là,
des alliances inattendues sont nouées sur des perspectives
plus pragmatiques.
La ligne de
fracture majeure oppose les syndicats de métiers et les unions
locales. Les premiers sont des regroupements de travailleurs souvent
très qualifiés et dispersés géographiquement,
qui exercent le même métier et changent perpétuellement
de chantiers. Les seconds demeurent dans leurs installations minières
et industrielles. Ils regardent généralement les
premiers comme des prédateurs, bien qu'ils soient obligés
de faire appel à eux.
Le principal objet
de conflit entre les deux, touche, on le devine, aux façons
dont ils conçoivent le travail. Le travailleur qui a passé
sa vie dans une usine, en connaît tous les rouages et a eu
l'occasion d'affronter tous les problèmes, les incidents et
même les accidents. Celui qui aura passé toute sa vie
d'un chantier à l'autre n'en aura pas moins accumulé
des expériences et des connaissances les plus diverses. Il est
probable alors qu'en travaillant ensemble, les chocs d'autorité
soient inévitables.
Ils se focalisent
peu sur des conflits d'intérêts ou de pouvoir. Ils sont
essentiellement techniques. Ils touchent aux procédures et à
l'ergonomie.
Les conflits de
travail dans le Marmat
Des
conflits très violents peuvent ainsi apparaître autour
de l'installation d'un dispositif de pompage ou de refroidissement.
Il est parfois amusant de voir comment alors les différents
syndicats vont étayer leurs thèses, n'hésitant
pas à se référer au discours du Mahayana sur la
vacuité
ou au concept sohravardien de l'éternellement
advenant.
Manzi
m'a montré un tract de l'Union des Travailleurs du Vide
Parfait, qui ont installé les éoliennes dans la vallée
de l'Oumrouat. Il débute par un poème du patriarche
Jinshu, suivi par celui de Houeï Nêng qui lui répondait :
Jinshu:
Notre corps est comme l'arbre d'Éveil
L'esprit est comme le miroir précieux
Aussi devons-nous chaque jour l'épousseter.
Houeï Nêng :
Le miroir précieux est sans forme
Tout est vacuité
Où la poussière se déposerait ?
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