Cahier XX
Le Dzogchen dans le Marmat
Le 26 juin
Samantabhadra
Quand nous
pensons à Samantabhadra, il nous vient l'image d'un être
humain nu et bleu. Il n'est pas cela. Samantabhadra n'a aucune forme.
Samantabhadra signifie le tathâgatagarba *,
notre ultime état naturel.
Si
Samantabhadra n'a pas de forme, pourquoi le représente-t-on ?
Cette forme sert à figurer le sens de Samantabhadra. Le bleu,
si l'on y rajoute du blanc ou du noir reste fondamentalement bleu. Il
symbolise le caractère inchangeant de Samantabhadra, notre
nature immuable.
Le fait qu'il
soit nu, sans habits ni ornement indique qu'il est complètement
libre de tout obscurcissement et de toute impureté. Le fait
qu'on le représente en position de lotus accouplé à
son épouse blanche, symbolisant les apparences ultimes,
signifie l'unité de l'apparence et de la vacuité, ou
encore l'unité des moyens et de la connaissance.
[...]
Samanta
correspond à kuntou en tibétain, et Bhadra à
zangpo. Kun veut dire « tout ». Cela signifie
tous les phénomènes, tous les événements,
les choses du samsâra et du nirvâna. Quand on perçoit
naturellement le monde comme le mandala, l'expression perceptuelle de
la Sagesse, cela signifie que le monde est pur. Tel est le sens de
zangpo, « bon ».
* Voir mon premier
voyage cahier
32
.
« Samantabhadra
pourrait donc se traduire en français par tout
bon, »
conclut Manzi après que Ziddhâ ait fini de me lire en
anglais ces paroles du Vénérable Khempo Thoubten.
« Samantabhadra est le dharmakâya,
le corps
de loi
de tous les bouddhas, poursuit-elle. Dans la vallée de
l'Oumrouat, les musulmans l'ont assimilé à l'Insâm
Al Kâmil de la théosophie Chiite. »
« C'est
aussi bien le surhomme
zoroastrien qui a tant plu à Nietzsche ; mais pas celui
qui viendrait après l'homme, celui qui est éternellement
advenant en chacun ; celui que les Chrétiens ont voulu
voir éternellement advenu dans le Prophète Î'shâ
(Jésus). » M'explique-t-elle. « Le corps
de rétribution
est le bouddha Vajrasattva, qui enseigna les tantras, et le corps
de métamorphose
est le bouddha historique, Gautama Sakyamuni, qui a enseigné
les soutras. »
Ziddhâ
J'ai eu la
surprise en remontant du village où j'étais allé
acheter du tabac de retrouver Ziddhâ qui s'affairait à
la cuisine en compagnie de Manzi. Ne m'ont-ils rien dit de sa venue
de crainte que je me sauve ? Je me rends bien compte que depuis
mon arrivée dans la région, tout laisserait croire que
j'évite sa compagnie. Rien n'est plus faux pourtant.
« Excuse-moi
d'émettre quelques réserves sur ton syncrétisme,
lui dis-je, je ne suis pas certain que le Bouddhisme tantrique et le
Chiisme ismaélien, pas plus que la Zarathoustra de Nietzsche
et, pourquoi pas, l'évolutionnisme lamarckien, disent
exactement les mêmes choses. »
« Évidemment,
Jean-Pierre, me répond-elle avec un sourire légèrement
condescendant. Ce ne sont que des systèmes de représentation
qui par eux-mêmes ne disent rien — du moins tant
qu'on ne s'en sert pas. »
Le 27 juin
Manzi nous a
quittés
Manzi nous a
quittés en nous laissant les clés. Ils se sont bien
entendus tous les deux afin que je me retrouve seul avec Ziddhâ.
Je ne leur en veux pas, j'ai connu des traquenards plus désagréables.
Dans la vallée
de l'Oumrouat, d'où Ziddhâ est originaire, les
communautés musulmanes et bouddhistes cohabitent toujours ;
les premières dans les parties basses de la vallée, les
secondes, dans les régions les plus hautes. Depuis le douzième
siècle qu'ils vivent ensemble paisiblement, ils ont bien dû
finir par se comprendre.
Même au
cours de la courte guerre de religion que provoqua la réforme
de Abd Al Haqq (voir mon premier voyage), les Musulmans de la basse
vallée ont plutôt servi de tampon protecteur pour les
localités bouddhistes.
Une synthèse
du Mahayana et du Tantrisme
Les communautés
de l'Oumrouat ont développé une synthèse
originale du Mahayana et du tantrisme.
« Je
crois, m'a dit Ziddhâ, que ta connaissance de la culture
chinoise et japonaise te gène pour comprendre que le
Bouddhisme est d'abord une réforme du Bhramanisme. Cette
réforme fut d'autant plus radicale qu'elle s'inscrivit dans la
durée. Elle fut un procès séculaire d'épuration
de la mythologie et des dogmes bhramaniques, dont étaient
abstraits en même temps une métaphysique et un empirisme
épistémologique. »
« Métaphysique
et pratique pouvaient alors épouser des rites, des croyances
et des doctrines exogènes ; ce qui provoqua en
contrepartie des replis identitaires dans les régions où
le Bouddhisme prit naissance. Cette épuration se fit
principalement à travers les sutras, cette littérature
en pali, dont on ne conserve aujourd'hui pour l'essentiel que les
traductions en chinois et en tibétain. »
La poésie
des sutras
« Tu as
certainement lu des sutras, me demande-t-elle, et tu as dû
remarquer qu'ils ne sont ni théoriques ni doctrinaux. Ils sont
plutôt poétiques. Tu y chercherais en vain un système,
et tout ce qui t'en paraîtrait l'ébauche ne ferait que
t'égarer. »
« Précisément,
c'est l'expérience poétique qu'ils proposent qui épure
la vieille religion védique de sa mythologie et de ses
dogmes. »
C'est
en effet l'impression que j'avais eue en lisant une traduction du
chinois du Sutra
de la Terre Pure.
Le 28 juin
Le Tibet
Si l'on veut
comprendre la géographie et l'histoire, on doit d'abord laver
son esprit de toute idée de frontière politique. On
comprendra mieux alors qu'Ankara n'a que peu de rapport avec la
civilisation turque, pas plus que Rome n'est une capitale de
l'Amérique latine.
Le Tibet est un
immense massif montagneux et souvent désertique qui s'étend
du versant nord de la chaîne himalayenne jusqu'aux confins du
désert du Takla-Makan et à la Mongolie. C'est un
territoire considérable, bien plus étendu que celui de
la République autonome actuelle. Il n'y a pas de frontière
bien nette entre le monde tibétain et mongol, dont il fut une
suzeraineté à partir du douzième siècle.
Réuni à la Chine depuis l'Empire Yuan, il devint le
principal centre religieux sous l'Empire Ming.
Vers 1871,
l'affaiblissement de la Chine dû aux guerres contre les
puissances coloniales et les révoltes intérieures des
Taiping laissa le Tibet dans une autonomie de fait, entre les mains
de familles féodales qui contrôlaient l'institution
religieuse. Les troupes anglaises y pénétrèrent
en 1904, craignant principalement l'expansion russe en Asie centrale.
Ils tentèrent d'entraîner le pays dans le sillage de
leur Empire des Indes.
Pendant toutes les
périodes de troubles du vingtième siècle où
la Chine fut attaquée par la Russie et le Japon, où fut
constituée la République de Sun Yat-sen et où
naquit la première résistance communiste, le treizième
Dalaï Lama se réfugia en Mongolie.
Le Tibet
contemporain
« Les
Tibétains chassent les Chinois en 1912 avec l'aide des
Britanniques (sic), mais le Tibet est occupé par la République
populaire de Chine en 1950 et le Dalaï-Lama doit partir en exil
en 1959. » Dit l'Encyclopédie Larousse dans son
style inimitable.
La situation de la
République Autonome du Tibet (en chinois Xizang) est
aujourd'hui paradoxale à plus d'un titre. D'une part, elle ne
recouvre qu'une part du Tibet historique, de l'autre, son territoire
excède celui de l'autorité traditionnelle de Lhassa.
L'Occident veut soutenir une indépendance qu'aucun Tibétain
ne réclame, même pas le gouvernement en exil.
L'autonomie réclamée est déjà reconnue
par la République Chinoise, et ce sont encore les rapports du
Parti Communiste qui prouvent le mieux, en le déplorant,
qu'elle est encore trop formelle.
S'il existe
toujours un gouvernement en exil, qui est d'ailleurs plutôt un
gouvernement d'exilés puisqu'il ne réclame pas
l'indépendance, et des tensions internes, c'est que le
problème est ailleurs. On pourrait comparer la situation du
Dalai Lama et de Lhassa envers la Chine à celle du Pape et des
états pontificaux envers Europe — si ce n'est que
le Bouddhisme Tibétain n'eut jamais en Chine le statut de
religion officielle. Depuis le septième siècle,
l'histoire de cet état théocratique à géométrie
variable a été aussi riche en conflits et en intrigues
que celui de Rome, malgré sa très légendaire
sérénité.
La Géographie
L'espace
géographique tibétain s'étend sur quelque
3 500 000 kilomètres carrés, à
une altitude moyenne de 4 000 mètres. Il comprend
tout un ensemble montagneux, parmi les plus importants du globe
— nœud du Pamir et du Karakoram à l'ouest,
monts Tanglha et chaînes méridiennes du sud-est, système
des Kunlun au nord et arc himalayen au sud.
Le haut Tibet ou
Changthang (plaine du Nord) s'étend sur quelque
800 000 kilomètres carrés, des Kunlun au
Transhimalaya (que les Chinois appellent chaîne des Gangdisi).
Les altitudes ne sont jamais inférieures à
4 000 mètres. Ce haut plateau tibétain est
une succession de chaînes sédimentaires plissées
(calcaires du Trias au Crétacé, notamment) s'élevant
jusqu'à 6 000 mètres. Ses formes sont
massives, aux pentes empâtées de débris et de
coulées de solifluxion. Entre ces chaînes, alignées
d'ouest en est, s'ouvrent des vallées à 4 500-4 800 m
d'altitude, aboutissant à des lacs isolés, sans
écoulement exoréique ; le plus vaste d'entre eux
est le Nam Tso, ou Tengri Nor (lac Céleste), dont la surface
est de 2 000 kilomètres carrés. Le total
annuel des précipitations n'y dépasse guère
100 mm et la température moyenne annuelle est de l'ordre
de -5 °C. La radiation solaire du bref été
produit de grands contrastes thermiques, de plus de 20 °C le
jour jusqu'à -10 °C la nuit). Pendant l'hiver, la
rigueur des températures est accrue par des vents d'ouest
incessants. La végétation se réduit à une
couverture discontinue de mousses et de lichens, remplacés par
les armoises et le carex dans les dépressions méridionales.
Le Tibet oriental
(région de Tchamdo) est constitué de vallées
d'orientation méridienne creusées par quelques-uns des
grands fleuves asiatiques. Ceux-ci s'enfoncent jusqu'à
1 000 mètres entre des lanières de hauts
plateaux qui ont de 3 500 à 5 000 mètres
d'altitude et qui sont dominés par des chaînes
cristallines parallèles dépassant 6 000 mètres.
Se succèdent d'ouest en est les vallées de la Salouen,
du Mékong et du Yangzijiang que séparent les
alignements des Nushan et des Ningqingshan. Dans les fonds de
vallées, abrités et plus arides, poussent des savanes
buissonneuses, et les versants et massifs qui reçoivent les
restes de la mousson d'été chinoise sont couverts de
forêts où dominent les chênes, les cèdres
et les pins.
Le Tibet
méridional comprend la vallée du Cangbo, ou
Brahmapoutre supérieur, sillon tectonique qui s'ouvre à
3 500-4 000 mètres d'altitude entre les reliefs
des Gangdisi et de l'arc himalayen. Sa position protégée
et sa situation méridionale, le font jouir de conditions
climatiques exceptionnelles pour l'altitude : Lhasa, la
capitale, à 3 630 mètres, est moins froide
que Pékin en hiver et la température moyenne de juillet
atteint 15 °C. La mousson indienne apporte des pluies d'été.
Le Dzogchen
Eau et reflet de la lune sont indistincts dans la mare
Apparence et vacuité sont un dans la réalité
Ces
deux vers sont tirés de la
Liberté naturelle de l'esprit dans la Grande Perfection,
ouvrage versifié écrit en tibétain par
Longchempa (1308-1363). Longchempa est considéré comme
le codificateur des doctrines Nyingmapa au sein des enseignements
bouddhiques.
Le Dzogchen
apparut peut-être vers le septième siècle dans le
royaume de l'Oddiyâna, entre le Cachemire au sud et la Sogdiane
au nord, la Perse à l'ouest et le Tibet à l'est,
certainement dans les régions montagneuses des lacs du haut
Kirghizstan actuel, au pied du Mont Lénine (7 134 mètres)
dans le Pamir. Il se propagea au Tibet jusqu'au dix-septième
siècle, et dans les hautes régions du Marmat, seul
territoire où ses adeptes ne furent jamais persécutés
en tant que tels.
Dzogchen,
est le mot tibétain qui traduit le sanskrit Tathâgata
(la nature de bouddha), le busson
des japonais. Le Dzogchen n'est qu'une école parmi toutes
celles que généra le bouddhisme partout où il
s'établit. Celle-ci était profondément imprégnée
de tantrisme, et la Voie
donnait une part majeure à la pratique érotique.
Dans le Marmat,
l'école du Dzogchen se mêla intimement aux formes
locales de l'école Tchan de Lin-Tsi (le Rinzai des japonais),
et sa quête de l'Éveil à travers les pratiques
amoureuses y imprégna profondément le soufisme.
Le 29 juin
La pratique
L'air est beaucoup
moins sec et le soleil plus caressant à Borg Ar Panzi. Nous
nous sommes baignés dans les gorges, là où nous
n'avions pas osé le faire il y a deux ans, Manzi et moi — ce
n'était encore qu'avril.
L'eau était
délicieusement glacée ce matin, et un sable fin et déjà
chaud nous attendait au bord de la lame pour nous sécher.
Au cours de mes
deux premiers voyages, je n'avais pas remarqué cette
importance de l'érotisme dans la tradition du Marmat.
— C'est
exact, me répond Ziddhâ, elle est beaucoup moins visible
qu'au Tibet, où une symbolique sexuelle tient une grande place
dans les textes et les images, comme dans l'Inde brahmanique. Les
moines y restaient pourtant célibataires, et souvent
abstinents. Ici, c'est le contraire, les figurations sont plus
discrètes et la pratique plus importante.
— Comment-cela ?
l'interrogé-je en chassant les mouches qui me courent sur les
jambes.
— L'attraction
entre deux corps est très puissante. Elle réduit à
rien toutes les relations fondées sur la culture, la langue,
le mode de vie, et même sur l'affection, l'attachement et la
tendresse. Elle fracasse toutes les identifications du moi.
— En
quoi consistent exactement ces pratiques insisté-je ?
— En
quoi veux-tu qu'elles consistent ? Me répond-elle avec un
rire cristallin.
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