Home
Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

»

Cahier XX
Le Dzogchen dans le Marmat

 

 

 

 

 

Le 26 juin

Samantabhadra

Quand nous pensons à Samantabhadra, il nous vient l'image d'un être humain nu et bleu. Il n'est pas cela. Samantabhadra n'a aucune forme. Samantabhadra signifie le tathâgatagarba *, notre ultime état naturel.

Si Samantabhadra n'a pas de forme, pourquoi le représente-t-on ? Cette forme sert à figurer le sens de Samantabhadra. Le bleu, si l'on y rajoute du blanc ou du noir reste fondamentalement bleu. Il symbolise le caractère inchangeant de Samantabhadra, notre nature immuable.

Le fait qu'il soit nu, sans habits ni ornement indique qu'il est complètement libre de tout obscurcissement et de toute impureté. Le fait qu'on le représente en position de lotus accouplé à son épouse blanche, symbolisant les apparences ultimes, signifie l'unité de l'apparence et de la vacuité, ou encore l'unité des moyens et de la connaissance.

[...]

Samanta correspond à kuntou en tibétain, et Bhadra à zangpo. Kun veut dire « tout ». Cela signifie tous les phénomènes, tous les événements, les choses du samsâra et du nirvâna. Quand on perçoit naturellement le monde comme le mandala, l'expression perceptuelle de la Sagesse, cela signifie que le monde est pur. Tel est le sens de zangpo, « bon ».


* Voir mon premier voyage cahier 32 .


samantabadhra.jpg

« Samantabhadra pourrait donc se traduire en français par tout bon, » conclut Manzi après que Ziddhâ ait fini de me lire en anglais ces paroles du Vénérable Khempo Thoubten. « Samantabhadra est le dharmakâya, le corps de loi de tous les bouddhas, poursuit-elle. Dans la vallée de l'Oumrouat, les musulmans l'ont assimilé à l'Insâm Al Kâmil de la théosophie Chiite. »

« C'est aussi bien le surhomme zoroastrien qui a tant plu à Nietzsche ; mais pas celui qui viendrait après l'homme, celui qui est éternellement advenant en chacun ; celui que les Chrétiens ont voulu voir éternellement advenu dans le Prophète Î'shâ (Jésus). » M'explique-t-elle. « Le corps de rétribution est le bouddha Vajrasattva, qui enseigna les tantras, et le corps de métamorphose est le bouddha historique, Gautama Sakyamuni, qui a enseigné les soutras. »


Ziddhâ

J'ai eu la surprise en remontant du village où j'étais allé acheter du tabac de retrouver Ziddhâ qui s'affairait à la cuisine en compagnie de Manzi. Ne m'ont-ils rien dit de sa venue de crainte que je me sauve ? Je me rends bien compte que depuis mon arrivée dans la région, tout laisserait croire que j'évite sa compagnie. Rien n'est plus faux pourtant.

« Excuse-moi d'émettre quelques réserves sur ton syncrétisme, lui dis-je, je ne suis pas certain que le Bouddhisme tantrique et le Chiisme ismaélien, pas plus que la Zarathoustra de Nietzsche et, pourquoi pas, l'évolutionnisme lamarckien, disent exactement les mêmes choses. »

« Évidemment, Jean-Pierre, me répond-elle avec un sourire légèrement condescendant. Ce ne sont que des systèmes de représentation qui par eux-mêmes ne disent rien — du moins tant qu'on ne s'en sert pas. »


Le 27 juin

Manzi nous a quittés

Manzi nous a quittés en nous laissant les clés. Ils se sont bien entendus tous les deux afin que je me retrouve seul avec Ziddhâ. Je ne leur en veux pas, j'ai connu des traquenards plus désagréables.


Dans la vallée de l'Oumrouat, d'où Ziddhâ est originaire, les communautés musulmanes et bouddhistes cohabitent toujours ; les premières dans les parties basses de la vallée, les secondes, dans les régions les plus hautes. Depuis le douzième siècle qu'ils vivent ensemble paisiblement, ils ont bien dû finir par se comprendre.

Même au cours de la courte guerre de religion que provoqua la réforme de Abd Al Haqq (voir mon premier voyage), les Musulmans de la basse vallée ont plutôt servi de tampon protecteur pour les localités bouddhistes.

Une synthèse du Mahayana et du Tantrisme

Les communautés de l'Oumrouat ont développé une synthèse originale du Mahayana et du tantrisme.

« Je crois, m'a dit Ziddhâ, que ta connaissance de la culture chinoise et japonaise te gène pour comprendre que le Bouddhisme est d'abord une réforme du Bhramanisme. Cette réforme fut d'autant plus radicale qu'elle s'inscrivit dans la durée. Elle fut un procès séculaire d'épuration de la mythologie et des dogmes bhramaniques, dont étaient abstraits en même temps une métaphysique et un empirisme épistémologique. »

« Métaphysique et pratique pouvaient alors épouser des rites, des croyances et des doctrines exogènes ; ce qui provoqua en contrepartie des replis identitaires dans les régions où le Bouddhisme prit naissance. Cette épuration se fit principalement à travers les sutras, cette littérature en pali, dont on ne conserve aujourd'hui pour l'essentiel que les traductions en chinois et en tibétain. »


La poésie des sutras

« Tu as certainement lu des sutras, me demande-t-elle, et tu as dû remarquer qu'ils ne sont ni théoriques ni doctrinaux. Ils sont plutôt poétiques. Tu y chercherais en vain un système, et tout ce qui t'en paraîtrait l'ébauche ne ferait que t'égarer. »

« Précisément, c'est l'expérience poétique qu'ils proposent qui épure la vieille religion védique de sa mythologie et de ses dogmes. »

C'est en effet l'impression que j'avais eue en lisant une traduction du chinois du Sutra de la Terre Pure.


Le 28 juin

Le Tibet

Si l'on veut comprendre la géographie et l'histoire, on doit d'abord laver son esprit de toute idée de frontière politique. On comprendra mieux alors qu'Ankara n'a que peu de rapport avec la civilisation turque, pas plus que Rome n'est une capitale de l'Amérique latine.

Le Tibet est un immense massif montagneux et souvent désertique qui s'étend du versant nord de la chaîne himalayenne jusqu'aux confins du désert du Takla-Makan et à la Mongolie. C'est un territoire considérable, bien plus étendu que celui de la République autonome actuelle. Il n'y a pas de frontière bien nette entre le monde tibétain et mongol, dont il fut une suzeraineté à partir du douzième siècle. Réuni à la Chine depuis l'Empire Yuan, il devint le principal centre religieux sous l'Empire Ming.

Vers 1871, l'affaiblissement de la Chine dû aux guerres contre les puissances coloniales et les révoltes intérieures des Taiping laissa le Tibet dans une autonomie de fait, entre les mains de familles féodales qui contrôlaient l'institution religieuse. Les troupes anglaises y pénétrèrent en 1904, craignant principalement l'expansion russe en Asie centrale. Ils tentèrent d'entraîner le pays dans le sillage de leur Empire des Indes.

Pendant toutes les périodes de troubles du vingtième siècle où la Chine fut attaquée par la Russie et le Japon, où fut constituée la République de Sun Yat-sen et où naquit la première résistance communiste, le treizième Dalaï Lama se réfugia en Mongolie.


Le Tibet contemporain

« Les Tibétains chassent les Chinois en 1912 avec l'aide des Britanniques (sic), mais le Tibet est occupé par la République populaire de Chine en 1950 et le Dalaï-Lama doit partir en exil en 1959. » Dit l'Encyclopédie Larousse dans son style inimitable.

La situation de la République Autonome du Tibet (en chinois Xizang) est aujourd'hui paradoxale à plus d'un titre. D'une part, elle ne recouvre qu'une part du Tibet historique, de l'autre, son territoire excède celui de l'autorité traditionnelle de Lhassa. L'Occident veut soutenir une indépendance qu'aucun Tibétain ne réclame, même pas le gouvernement en exil. L'autonomie réclamée est déjà reconnue par la République Chinoise, et ce sont encore les rapports du Parti Communiste qui prouvent le mieux, en le déplorant, qu'elle est encore trop formelle.

S'il existe toujours un gouvernement en exil, qui est d'ailleurs plutôt un gouvernement d'exilés puisqu'il ne réclame pas l'indépendance, et des tensions internes, c'est que le problème est ailleurs. On pourrait comparer la situation du Dalai Lama et de Lhassa envers la Chine à celle du Pape et des états pontificaux envers Europe — si ce n'est que le Bouddhisme Tibétain n'eut jamais en Chine le statut de religion officielle. Depuis le septième siècle, l'histoire de cet état théocratique à géométrie variable a été aussi riche en conflits et en intrigues que celui de Rome, malgré sa très légendaire sérénité.


La Géographie

L'espace géographique tibétain s'étend sur quelque 3 500 000 kilomètres carrés, à une altitude moyenne de 4 000 mètres. Il comprend tout un ensemble montagneux, parmi les plus importants du globe — nœud du Pamir et du Karakoram à l'ouest, monts Tanglha et chaînes méridiennes du sud-est, système des Kunlun au nord et arc himalayen au sud.

Le haut Tibet ou Changthang (plaine du Nord) s'étend sur quelque 800 000 kilomètres carrés, des Kunlun au Transhimalaya (que les Chinois appellent chaîne des Gangdisi). Les altitudes ne sont jamais inférieures à 4 000 mètres. Ce haut plateau tibétain est une succession de chaînes sédimentaires plissées (calcaires du Trias au Crétacé, notamment) s'élevant jusqu'à 6 000 mètres. Ses formes sont massives, aux pentes empâtées de débris et de coulées de solifluxion. Entre ces chaînes, alignées d'ouest en est, s'ouvrent des vallées à 4 500-4 800 m d'altitude, aboutissant à des lacs isolés, sans écoulement exoréique ; le plus vaste d'entre eux est le Nam Tso, ou Tengri Nor (lac Céleste), dont la surface est de 2 000 kilomètres carrés. Le total annuel des précipitations n'y dépasse guère 100 mm et la température moyenne annuelle est de l'ordre de -5 °C. La radiation solaire du bref été produit de grands contrastes thermiques, de plus de 20 °C le jour jusqu'à -10 °C la nuit). Pendant l'hiver, la rigueur des températures est accrue par des vents d'ouest incessants. La végétation se réduit à une couverture discontinue de mousses et de lichens, remplacés par les armoises et le carex dans les dépressions méridionales.


Le Tibet oriental (région de Tchamdo) est constitué de vallées d'orientation méridienne creusées par quelques-uns des grands fleuves asiatiques. Ceux-ci s'enfoncent jusqu'à 1 000 mètres entre des lanières de hauts plateaux qui ont de 3 500 à 5 000 mètres d'altitude et qui sont dominés par des chaînes cristallines parallèles dépassant 6 000 mètres. Se succèdent d'ouest en est les vallées de la Salouen, du Mékong et du Yangzijiang que séparent les alignements des Nushan et des Ningqingshan. Dans les fonds de vallées, abrités et plus arides, poussent des savanes buissonneuses, et les versants et massifs qui reçoivent les restes de la mousson d'été chinoise sont couverts de forêts où dominent les chênes, les cèdres et les pins.

Le Tibet méridional comprend la vallée du Cangbo, ou Brahmapoutre supérieur, sillon tectonique qui s'ouvre à 3 500-4 000 mètres d'altitude entre les reliefs des Gangdisi et de l'arc himalayen. Sa position protégée et sa situation méridionale, le font jouir de conditions climatiques exceptionnelles pour l'altitude : Lhasa, la capitale, à 3 630 mètres, est moins froide que Pékin en hiver et la température moyenne de juillet atteint 15 °C. La mousson indienne apporte des pluies d'été.


Le Dzogchen


Eau et reflet de la lune sont indistincts dans la mare

Apparence et vacuité sont un dans la réalité


Ces deux vers sont tirés de la Liberté naturelle de l'esprit dans la Grande Perfection, ouvrage versifié écrit en tibétain par Longchempa (1308-1363). Longchempa est considéré comme le codificateur des doctrines Nyingmapa au sein des enseignements bouddhiques.

Le Dzogchen apparut peut-être vers le septième siècle dans le royaume de l'Oddiyâna, entre le Cachemire au sud et la Sogdiane au nord, la Perse à l'ouest et le Tibet à l'est, certainement dans les régions montagneuses des lacs du haut Kirghizstan actuel, au pied du Mont Lénine (7 134 mètres) dans le Pamir. Il se propagea au Tibet jusqu'au dix-septième siècle, et dans les hautes régions du Marmat, seul territoire où ses adeptes ne furent jamais persécutés en tant que tels.

Dzogchen, est le mot tibétain qui traduit le sanskrit Tathâgata (la nature de bouddha), le busson des japonais. Le Dzogchen n'est qu'une école parmi toutes celles que généra le bouddhisme partout où il s'établit. Celle-ci était profondément imprégnée de tantrisme, et la Voie donnait une part majeure à la pratique érotique.

Dans le Marmat, l'école du Dzogchen se mêla intimement aux formes locales de l'école Tchan de Lin-Tsi (le Rinzai des japonais), et sa quête de l'Éveil à travers les pratiques amoureuses y imprégna profondément le soufisme.


Bouddha2.jpg

Le 29 juin

La pratique

L'air est beaucoup moins sec et le soleil plus caressant à Borg Ar Panzi. Nous nous sommes baignés dans les gorges, là où nous n'avions pas osé le faire il y a deux ans, Manzi et moi — ce n'était encore qu'avril.

L'eau était délicieusement glacée ce matin, et un sable fin et déjà chaud nous attendait au bord de la lame pour nous sécher.


Au cours de mes deux premiers voyages, je n'avais pas remarqué cette importance de l'érotisme dans la tradition du Marmat.

— C'est exact, me répond Ziddhâ, elle est beaucoup moins visible qu'au Tibet, où une symbolique sexuelle tient une grande place dans les textes et les images, comme dans l'Inde brahmanique. Les moines y restaient pourtant célibataires, et souvent abstinents. Ici, c'est le contraire, les figurations sont plus discrètes et la pratique plus importante.

— Comment-cela ? l'interrogé-je en chassant les mouches qui me courent sur les jambes.

— L'attraction entre deux corps est très puissante. Elle réduit à rien toutes les relations fondées sur la culture, la langue, le mode de vie, et même sur l'affection, l'attachement et la tendresse. Elle fracasse toutes les identifications du moi.

— En quoi consistent exactement ces pratiques insisté-je ?

— En quoi veux-tu qu'elles consistent ? Me répond-elle avec un rire cristallin.

 

 

»