DANS LA VALLÉE DE L'OUMROUAT
Cahier XXI
La légende des siècles
Le 30 juin
Je ne tiens pas à
différer davantage l'invitation de Ziddhâ dans la vallée
de L'Oumrouat. Nous allons partir et laisser les clés de la
maison de Manzi à un voisin.
La civilisation
turco-mongole
Sa partition entre
l'URSS, la Chine et l'Inde avait chassé de tous les esprits
l'existence même d'une Asie centrale au cours du vingtième
siècle. Le démantèlement de l'Union Soviétique
la rappelle, la limitant pourtant aux seules régions de la
Transoxiane et du Kazakhstan.
Pourtant, si nous
y rajoutons seulement les trois républiques autonomes
chinoises de la Mongolie, du Xinjiang et du Tibet, nous avons un
territoire immense, plus étendu que le reste de la Chine, que
la fédération Indienne ou que la Fédération
de Russie, bien qu'il soit relativement dépeuplé. Si
maintenant nous oublions les frontières politiques pour
considérer la géographie naturelle et humaine,
l'étendue de ce territoire doit au moins être multiplié
par deux.
Les hauts plateaux
nord himalayens s'étendent sans discontinuer jusqu'à la
Mongolie. Ils couvrent un territoire qui va du Taklamakan à la
basse vallée du Mékong. Les fleuves qui y naissent
irriguent la Chine, le Laos et le Viet-Nam, les Indes, le Pakistan,
la Transoxiane et le Kazakhstan.
Autour de cet
immense centre quelque peu inhospitalier, sont apparus les plus
anciens foyers de civilisation, puis est né le plus grand
empire que l'humanité ait connu. Cet empire est parvenu
momentanément à s'inféoder l'Inde, la Chine, le
monde arabe et l'Asie du sud-est. Il a poussé ses incursions
jusqu'au centre de l'Europe.
Cet empire est
aussi parvenu à se ravager lui-même. Si la Russie et
l'Angleterre lui ont donné le coup de grâce au siècle
dernier, c'est que sa civilisation agonisait depuis déjà
longtemps.
Qu'est-ce qui
s'effondra d'abord en Asie centrale ? Il n'est qu'à
ouvrir les yeux pour le voir : l'environnement naturel. La
civilisation a transformé ces régions en déserts.
Il n'y a aucun doute là-dessus, mais on se demande encore
comment précisément.
De grandes études
sont à faire : le Xinjiang et la Transoxiane n'ont pas
toujours été arides. On trouve des vestiges de grandes
citées noyées dans les sables, là où
passaient des fleuves. Les variations naturelles du climat ne
l'expliquent pas seules.
En croisant
Bolgobol
Encore
une fois, nous éviterons Bolgobol. Nous empruntons la route
qui épouse le versant opposé de la vallée. C'est
par là que nous étions allés ensemble il y a
deux ans voir les danses de Parvagathâ (Premier voyage cahier
31).
La
route passe bien plus haut. Elle constitue un observatoire idéal
pour découvrir la ville de Bolgobol, étalée
presque à la verticale sur la pente opposée qui
surmonte l'Ardor. Il est impressionnant de voir une ville ainsi, en
face de soi ; qui paraît verticale d'ici, dressée
— je dirais presque en tête-à-tête.
Penché à la portière, seul l'espace de la vallée
nous sépare.
« Ne
crois pas que je me laisse bercer par le rêve d'une
réunification de l'Asie centrale, me dit Ziddhâ
qui tient le volant. S'il échauffe quelques esprits dans la
région, ce rêve serait à la fois trop et pas
assez ambitieux pour être sérieux. Il y a sans doute un
centre de l'Asie, mais pas un centre homogène. Il a tour à
tour été tiré au sud-ouest par les Perses et les
Grecs, au sud-est par les Scythes et les Indiens, à l'est par
les Mongols et les Tibétains, à l'ouest par la Russie.
Que restait-il du monde civilisé quand l'Asie s'unifia sur son
centre ? L'Europe occidentale et le Japon. C'est là
qu'est née une nouvelle civilisation il n'y a que quatre
siècles, et qui est devenue mondiale elle aussi. »
— Je
suis bien d'accord avec toi, Ziddhâ, dis-je en détournant
le regard de Bolgobol qui s'éloigne derrière nous,
toute perspective est mondiale. C'est d'ailleurs le grand souci de
mes compatriotes occidentaux.
— Ah
oui ?
— Ils
voudraient voir dans l'universalité de leur civilisation le
fondement d'une supériorité de leurs particularités.
— C'est
bien compliqué.
— Oui,
c'est en effet très compliqué.
Le premier juillet
Les illustrations
de mon journal
Depuis la fin mai,
je n'ai plus mis d'illustration dans mes cahiers, contrairement à
ce que je m'étais promis. J'ai occupé la soirée
d'hier et le début de l'après-midi à y remédier.
J'ai d'abord
trouvé sur le net un dessin assez grossier de Samantabhadra,
et une image plus intéressante de Padmasamtabhadra dans une
position similaire. Il était au centre d'une fresque dans le
fouillis de laquelle je n'avais pas d'abord remarqué la femme
accrochée à ses lèvres et qui le tient entre ses
jambes.
J'ai
copié aussi sur le site de Manzi l'en-tête du troisième
dialogue entre Hylas et Philonous en français, qui illustrait
l'ouvrage d'André
Breton, Nadja.
J'ai découvert aussi des miniatures persanes dont l'une était
un portrait de Sâdî (voir À Bolgobol
cahier 4).
Elle n'a pas trop de rapport avec mes pérégrinations
actuelles, mais elle m'a plu et je l'ai gardée.
J'en ai fait de
même avec une miniature qui représente le Prophète.
Il se tient dans le creux d'un arbre. Un oiseau blanc a fait son nid
au départ des deux plus hautes branches coupées. C'est
un pélican.
Les pélicans
ont dans leur bec inférieur une paroi élastique qui
leur permet de transporter le poisson jusqu'à leur nid. Il
paraîtrait que certains, ayant vu un pélican régurgiter
ainsi les poissons, ont cru qu'il s'était ouvert le ventre
pour sauver sa progéniture de la faim, mais on n'est pas
obligé de le croire. Il semblerait plutôt que ce soit
d'antiques images comme celle-ci, qui aient été mal
interprétées. Le pélican a gardé une
haute valeur symbolique dans la tradition rozicrucienne d'Occident.
Le 2 juillet
Manzi entre dans
le jeu des quatre empires.
Je
commence à contrôler le jeu des quatre empires. Je suis
parvenu à organiser l'armée d'Oxendre — c'est
le nom que j'ai donné à mon empire, m'inspirant de ma
propre nouvelle, la Légende du Prince d'Oxendre
—, orientant indirectement sa politique étrangère,
son commerce, son industrie et sa science.
Manzi
a bien voulu alors s'introduire dans le jeu. Je croyais qu'il
n'était pas possible d'entrer dans une partie commencée.
Il est vrai qu'il y a bien peu de choses qui demeurent impossibles
avec une application en source libre quand on est un bon programmeur.
Il a pris en
charge l'industrie de l'empire du Nebed, et je commence à
percevoir des différences sensibles dans son développement
militaire. Mes services d'espionnage m'apprennent que son armée
se modernise rapidement. Elle est heureusement défensive avant
tout, lourdement équipée et protégée par
un réseau de forteresses.
Il développe
un système de canaux, de routes et de voies ferrées qui
rendent la sécurité de son empire très peu
dépendante du contrôle des mers, et qui compense
largement la faible mobilité de ses troupes.
Ce jeu est
démoniaque tant il nous prive de contrôle direct sur
l'essentiel de ses paramètres. L'empire dont j'assure la
défense est pour l'heure riche et puissant, car il exploite
les ressources naturelles de petits pays environnants, ligotés
peu à peu dans les filets des investisseurs d'Oxendre. Ces
revenus de concessions étrangères étaient au
début une part important du budget de l'empire. Elle ne cesse
de décroître en proportion des produits de l'industrie,
et le pillage des matières premières interdit toute
modernisation. Ce qui était donc une source de puissance va
devenir progressivement une cause d'affaiblissement.
Je ne vois pas
d'autre solution qu'affaiblir délibérément ma
puissance militaire pour inciter un autre empire à envahir
l'un de ces pays sans risque. Ce choix porte déjà ses
fruits en détournant les investissements sur l'industrie et
les transports. Mon empire commence à se moderniser au même
rythme que celui de Manzi, mais demeure dangereusement vulnérable.
Les Ouïgours
Peuple
d'origine turque, faisant partie des grandes tribus oghouz, qui a
succédé aux Tujue orientaux dans la région de
l'Orkhon vers le milieu du VIIIe siècle ; il a constitué
pendant un siècle un empire s'étendant jusqu'à
la Chine. Battus par les Kirghiz, les Ouïgours (Ouïghour,
Uigur) ont alors émigré vers l'ouest et se sont établis
dans le Turkestan chinois où ils ont créé un
État qui a englobé ensuite le Turkestan occidental :
c'est sous leur influence que cette région a été
turquifiée. L'État ouïgour a connu une brillante
civilisation, jusqu'à sa destruction par les Mongols au XIIIe
siècle ; une littérature nationale, écrite
en caractères sogdiens et non plus en caractères
runiques, est apparue et les Ouïgours ont abandonné le
chamanisme pour le manichéisme, le bouddhisme ou le
nestorianisme. Ils ont ouvert aux autres tribus turques émigrant
vers l'ouest le contact avec les civilisations de l'Inde et de
l'Iran.
(Encyclopædia
Universalis)
De tels articles
me laissent désemparé. Logiquement, si l'on parcourt
ainsi les différentes entrées d'une encyclopédie
— Mongols, Iraniens, Turcs, Kirghizes... —, si l'on
s'aide de bonnes cartes de terrain, et en prenant pour repère
des grands événements historiques — invasions
des Huns, fondation de l'empire Tang, invention du papier… —,
une certaine cohérence devrait finir par se dessiner. Pas du
tout : rien ne se recoupe.
Une histoire
pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot, voilà
ce qu'on obtient. Deux spécialistes sont capables de nous
raconter des histoires distinctes, voire contradictoires, qui se
déroulent en même temps sur un même territoire,
selon qu'elles soient celles de l'Islam ou du Bouddhisme, des Scythes
ou des Iraniens.
L'idéologie
occidentale
De toute évidence,
les historiens restent imprégnés des idéologies
du dix-neuvième siècle.
Après
l'échec du Mouvement Ouvrier dans les années 1910,
tombé entre les mains de sociaux-démocrates
impérialistes, qui déboucha sur les carnages de 1914 à
1945, puis sur la longue glaciation entre deux blocs qui lui succéda,
on se retrouve au vingt-et-unième siècle à peu
près où on en était il y a cent ans. On pourrait
reprendre mot à mot des écrits de l'époque et
les faire passer pour des textes d'actualité :
dégénérescence du Marxisme, problème des
Balkans, Nationalismes et sionisme, question du Moyen-Orient...
Non, je ne dis pas
que le monde n'aurait pas bougé en cent ans, loin de là,
seulement les idéologies politiques européennes. On a
une gauche qui ne veut pas penser au-delà de 1910, et une
droite qui n'en est même pas là.
Les nations
La civilisation
occidentale a réussi cet exploit de se constituer en nations
homogènes. Au sein de territoires calculés au mètre
carré, on a de parfaites unités linguistiques, une même
administration centralisée, une même monnaie, une même
culture. Il a fallu quatre siècles de guerres et de
déportations en Europe, pour parvenir à cet ajustement
d'ébéniste.
Passez une
frontière, vous n'êtes pas seulement dans une autre
nation, mais sur une autre planète. Vous découvrez, par
exemple, que Charlemagne n'est plus l'Empereur des Français,
mais des Allemands, des Romains si vous êtes en Italie, des
Goths en Espagne.
Qu'un monarque
lointainement originaire de l'Altaï ait fait de Constantinople
sa capitale, et voilà que les peuples anatoliens sont devenus
une « nation turque », au besoin en exterminant
les Arméniens, qui n'avaient certainement rien à faire
hors des frontières de l'Arménie. À défaut
de parvenir à reproduire ce modèle sur le monde entier,
c'est ainsi qu'on en a du moins fait l'histoire.
Décidément,
je ne comprends rien aux nations, aux pouvoirs, aux autorités,
aux dominations et aux soumissions. Je ne comprends que la
littérature, c'est à dire des textes, dont chacun a un
auteur, une langue, un style, une pensée, c'est à dire
un esprit identifiable. Avec de tels textes, on apprend l'histoire,
et on la comprend ; avec de véritables auteurs qui ont
écrit des ouvrages de médecine, de poésie, de
mathématique ou de mécanique, de musique ou de
théosophie.
L'histoire réelle,
ce n'est pas celle des rapports que les hommes entretiennent entre
eux, et qui ne semblent pas beaucoup plus passionnants que ceux des
autres primates, quoiqu'à une autre échelle, c'est
celle des rapports qu'ils entretiennent avec le monde naturel, la
matière, les concepts, ce que les hommes inventent comme leur
altérité.
À partir de
là, on pourra commencer à imaginer l'infinie virtualité
qui s'y dérobe. On ne s'arrêtera plus à
l'inextricable diversité des langues, des cultures et des
civilisations, pour soupçonner celle qui est vivante dans des
personnes.
Un
parlement c'est de la guerre, un héritage spirituel c'est de
la nuit, liberté vie et foi sur le dogme détruit,
comme dirait Hugo. Tiens, je vais plutôt chercher mes repères
historiques dans la
Légende des Siècles.
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