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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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DANS LA VALLÉE DE L'OUMROUAT

Cahier XXI
La légende des siècles

 

 

 

 

 

Le 30 juin

 

Je ne tiens pas à différer davantage l'invitation de Ziddhâ dans la vallée de L'Oumrouat. Nous allons partir et laisser les clés de la maison de Manzi à un voisin.


La civilisation turco-mongole

Sa partition entre l'URSS, la Chine et l'Inde avait chassé de tous les esprits l'existence même d'une Asie centrale au cours du vingtième siècle. Le démantèlement de l'Union Soviétique la rappelle, la limitant pourtant aux seules régions de la Transoxiane et du Kazakhstan.

Pourtant, si nous y rajoutons seulement les trois républiques autonomes chinoises de la Mongolie, du Xinjiang et du Tibet, nous avons un territoire immense, plus étendu que le reste de la Chine, que la fédération Indienne ou que la Fédération de Russie, bien qu'il soit relativement dépeuplé. Si maintenant nous oublions les frontières politiques pour considérer la géographie naturelle et humaine, l'étendue de ce territoire doit au moins être multiplié par deux.


Les hauts plateaux nord himalayens s'étendent sans discontinuer jusqu'à la Mongolie. Ils couvrent un territoire qui va du Taklamakan à la basse vallée du Mékong. Les fleuves qui y naissent irriguent la Chine, le Laos et le Viet-Nam, les Indes, le Pakistan, la Transoxiane et le Kazakhstan.

Autour de cet immense centre quelque peu inhospitalier, sont apparus les plus anciens foyers de civilisation, puis est né le plus grand empire que l'humanité ait connu. Cet empire est parvenu momentanément à s'inféoder l'Inde, la Chine, le monde arabe et l'Asie du sud-est. Il a poussé ses incursions jusqu'au centre de l'Europe.


Cet empire est aussi parvenu à se ravager lui-même. Si la Russie et l'Angleterre lui ont donné le coup de grâce au siècle dernier, c'est que sa civilisation agonisait depuis déjà longtemps.

Qu'est-ce qui s'effondra d'abord en Asie centrale ? Il n'est qu'à ouvrir les yeux pour le voir : l'environnement naturel. La civilisation a transformé ces régions en déserts. Il n'y a aucun doute là-dessus, mais on se demande encore comment précisément.

De grandes études sont à faire : le Xinjiang et la Transoxiane n'ont pas toujours été arides. On trouve des vestiges de grandes citées noyées dans les sables, là où passaient des fleuves. Les variations naturelles du climat ne l'expliquent pas seules.


En croisant Bolgobol

Encore une fois, nous éviterons Bolgobol. Nous empruntons la route qui épouse le versant opposé de la vallée. C'est par là que nous étions allés ensemble il y a deux ans voir les danses de Parvagathâ (Premier voyage cahier 31).

La route passe bien plus haut. Elle constitue un observatoire idéal pour découvrir la ville de Bolgobol, étalée presque à la verticale sur la pente opposée qui surmonte l'Ardor. Il est impressionnant de voir une ville ainsi, en face de soi ; qui paraît verticale d'ici, dressée — je dirais presque en tête-à-tête. Penché à la portière, seul l'espace de la vallée nous sépare.

« Ne crois pas que je me laisse bercer par le rêve d'une réunification de l'Asie centrale, me dit Ziddhâ qui tient le volant. S'il échauffe quelques esprits dans la région, ce rêve serait à la fois trop et pas assez ambitieux pour être sérieux. Il y a sans doute un centre de l'Asie, mais pas un centre homogène. Il a tour à tour été tiré au sud-ouest par les Perses et les Grecs, au sud-est par les Scythes et les Indiens, à l'est par les Mongols et les Tibétains, à l'ouest par la Russie. Que restait-il du monde civilisé quand l'Asie s'unifia sur son centre ? L'Europe occidentale et le Japon. C'est là qu'est née une nouvelle civilisation il n'y a que quatre siècles, et qui est devenue mondiale elle aussi. »


— Je suis bien d'accord avec toi, Ziddhâ, dis-je en détournant le regard de Bolgobol qui s'éloigne derrière nous, toute perspective est mondiale. C'est d'ailleurs le grand souci de mes compatriotes occidentaux.

— Ah oui ?

— Ils voudraient voir dans l'universalité de leur civilisation le fondement d'une supériorité de leurs particularités.

— C'est bien compliqué.

— Oui, c'est en effet très compliqué.


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Le premier juillet

Les illustrations de mon journal

Depuis la fin mai, je n'ai plus mis d'illustration dans mes cahiers, contrairement à ce que je m'étais promis. J'ai occupé la soirée d'hier et le début de l'après-midi à y remédier.

J'ai d'abord trouvé sur le net un dessin assez grossier de Samantabhadra, et une image plus intéressante de Padmasamtabhadra dans une position similaire. Il était au centre d'une fresque dans le fouillis de laquelle je n'avais pas d'abord remarqué la femme accrochée à ses lèvres et qui le tient entre ses jambes.


J'ai copié aussi sur le site de Manzi l'en-tête du troisième dialogue entre Hylas et Philonous en français, qui illustrait l'ouvrage d'André Breton, Nadja. J'ai découvert aussi des miniatures persanes dont l'une était un portrait de Sâdî (voir À Bolgobol cahier 4). Elle n'a pas trop de rapport avec mes pérégrinations actuelles, mais elle m'a plu et je l'ai gardée.

J'en ai fait de même avec une miniature qui représente le Prophète. Il se tient dans le creux d'un arbre. Un oiseau blanc a fait son nid au départ des deux plus hautes branches coupées. C'est un pélican.


Les pélicans ont dans leur bec inférieur une paroi élastique qui leur permet de transporter le poisson jusqu'à leur nid. Il paraîtrait que certains, ayant vu un pélican régurgiter ainsi les poissons, ont cru qu'il s'était ouvert le ventre pour sauver sa progéniture de la faim, mais on n'est pas obligé de le croire. Il semblerait plutôt que ce soit d'antiques images comme celle-ci, qui aient été mal interprétées. Le pélican a gardé une haute valeur symbolique dans la tradition rozicrucienne d'Occident.


Le 2 juillet

Manzi entre dans le jeu des quatre empires.

Je commence à contrôler le jeu des quatre empires. Je suis parvenu à organiser l'armée d'Oxendre — c'est le nom que j'ai donné à mon empire, m'inspirant de ma propre nouvelle, la Légende du Prince d'Oxendre —, orientant indirectement sa politique étrangère, son commerce, son industrie et sa science.

Manzi a bien voulu alors s'introduire dans le jeu. Je croyais qu'il n'était pas possible d'entrer dans une partie commencée. Il est vrai qu'il y a bien peu de choses qui demeurent impossibles avec une application en source libre quand on est un bon programmeur.


Il a pris en charge l'industrie de l'empire du Nebed, et je commence à percevoir des différences sensibles dans son développement militaire. Mes services d'espionnage m'apprennent que son armée se modernise rapidement. Elle est heureusement défensive avant tout, lourdement équipée et protégée par un réseau de forteresses.

Il développe un système de canaux, de routes et de voies ferrées qui rendent la sécurité de son empire très peu dépendante du contrôle des mers, et qui compense largement la faible mobilité de ses troupes.


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Ce jeu est démoniaque tant il nous prive de contrôle direct sur l'essentiel de ses paramètres. L'empire dont j'assure la défense est pour l'heure riche et puissant, car il exploite les ressources naturelles de petits pays environnants, ligotés peu à peu dans les filets des investisseurs d'Oxendre. Ces revenus de concessions étrangères étaient au début une part important du budget de l'empire. Elle ne cesse de décroître en proportion des produits de l'industrie, et le pillage des matières premières interdit toute modernisation. Ce qui était donc une source de puissance va devenir progressivement une cause d'affaiblissement.

Je ne vois pas d'autre solution qu'affaiblir délibérément ma puissance militaire pour inciter un autre empire à envahir l'un de ces pays sans risque. Ce choix porte déjà ses fruits en détournant les investissements sur l'industrie et les transports. Mon empire commence à se moderniser au même rythme que celui de Manzi, mais demeure dangereusement vulnérable.


Les Ouïgours

Peuple d'origine turque, faisant partie des grandes tribus oghouz, qui a succédé aux Tujue orientaux dans la région de l'Orkhon vers le milieu du VIIIe siècle ; il a constitué pendant un siècle un empire s'étendant jusqu'à la Chine. Battus par les Kirghiz, les Ouïgours (Ouïghour, Uigur) ont alors émigré vers l'ouest et se sont établis dans le Turkestan chinois où ils ont créé un État qui a englobé ensuite le Turkestan occidental : c'est sous leur influence que cette région a été turquifiée. L'État ouïgour a connu une brillante civilisation, jusqu'à sa destruction par les Mongols au XIIIe siècle ; une littérature nationale, écrite en caractères sogdiens et non plus en caractères runiques, est apparue et les Ouïgours ont abandonné le chamanisme pour le manichéisme, le bouddhisme ou le nestorianisme. Ils ont ouvert aux autres tribus turques émigrant vers l'ouest le contact avec les civilisations de l'Inde et de l'Iran.

(Encyclopædia Universalis)


De tels articles me laissent désemparé. Logiquement, si l'on parcourt ainsi les différentes entrées d'une encyclopédie — Mongols, Iraniens, Turcs, Kirghizes... —, si l'on s'aide de bonnes cartes de terrain, et en prenant pour repère des grands événements historiques — invasions des Huns, fondation de l'empire Tang, invention du papier… —, une certaine cohérence devrait finir par se dessiner. Pas du tout : rien ne se recoupe.

Une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot, voilà ce qu'on obtient. Deux spécialistes sont capables de nous raconter des histoires distinctes, voire contradictoires, qui se déroulent en même temps sur un même territoire, selon qu'elles soient celles de l'Islam ou du Bouddhisme, des Scythes ou des Iraniens.


L'idéologie occidentale

De toute évidence, les historiens restent imprégnés des idéologies du dix-neuvième siècle.

Après l'échec du Mouvement Ouvrier dans les années 1910, tombé entre les mains de sociaux-démocrates impérialistes, qui déboucha sur les carnages de 1914 à 1945, puis sur la longue glaciation entre deux blocs qui lui succéda, on se retrouve au vingt-et-unième siècle à peu près où on en était il y a cent ans. On pourrait reprendre mot à mot des écrits de l'époque et les faire passer pour des textes d'actualité : dégénérescence du Marxisme, problème des Balkans, Nationalismes et sionisme, question du Moyen-Orient...

Non, je ne dis pas que le monde n'aurait pas bougé en cent ans, loin de là, seulement les idéologies politiques européennes. On a une gauche qui ne veut pas penser au-delà de 1910, et une droite qui n'en est même pas là.


Les nations

La civilisation occidentale a réussi cet exploit de se constituer en nations homogènes. Au sein de territoires calculés au mètre carré, on a de parfaites unités linguistiques, une même administration centralisée, une même monnaie, une même culture. Il a fallu quatre siècles de guerres et de déportations en Europe, pour parvenir à cet ajustement d'ébéniste.

Passez une frontière, vous n'êtes pas seulement dans une autre nation, mais sur une autre planète. Vous découvrez, par exemple, que Charlemagne n'est plus l'Empereur des Français, mais des Allemands, des Romains si vous êtes en Italie, des Goths en Espagne.

Qu'un monarque lointainement originaire de l'Altaï ait fait de Constantinople sa capitale, et voilà que les peuples anatoliens sont devenus une « nation turque », au besoin en exterminant les Arméniens, qui n'avaient certainement rien à faire hors des frontières de l'Arménie. À défaut de parvenir à reproduire ce modèle sur le monde entier, c'est ainsi qu'on en a du moins fait l'histoire.


Décidément, je ne comprends rien aux nations, aux pouvoirs, aux autorités, aux dominations et aux soumissions. Je ne comprends que la littérature, c'est à dire des textes, dont chacun a un auteur, une langue, un style, une pensée, c'est à dire un esprit identifiable. Avec de tels textes, on apprend l'histoire, et on la comprend ; avec de véritables auteurs qui ont écrit des ouvrages de médecine, de poésie, de mathématique ou de mécanique, de musique ou de théosophie.

L'histoire réelle, ce n'est pas celle des rapports que les hommes entretiennent entre eux, et qui ne semblent pas beaucoup plus passionnants que ceux des autres primates, quoiqu'à une autre échelle, c'est celle des rapports qu'ils entretiennent avec le monde naturel, la matière, les concepts, ce que les hommes inventent comme leur altérité.

À partir de là, on pourra commencer à imaginer l'infinie virtualité qui s'y dérobe. On ne s'arrêtera plus à l'inextricable diversité des langues, des cultures et des civilisations, pour soupçonner celle qui est vivante dans des personnes.


Un parlement c'est de la guerre, un héritage spirituel c'est de la nuit, liberté vie et foi sur le dogme détruit, comme dirait Hugo. Tiens, je vais plutôt chercher mes repères historiques dans la Légende des Siècles.

 

 

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