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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier IV
Seul à Bor Argod





Le 7 mai

De Bin Al Azar à Fordoc

Un objet métallique de la taille d'une boîte à tarte est fixé au mur de ma chambre. Le fer-blanc est légèrement noirci là où sont les points de soudure. C'est le chauffage électrique maison, contenant une résistance, très utile dans ce haut de la vallée où le bois se fait rare pour la cheminée.

Le maréchal-ferrant s'est peu à peu recyclé dans la fabrication de ces objets, tout en continuant à ferrer les trois chevaux, les deux ou trois ânes et la demi-douzaine de mulets. Il lui arrive aussi parfois de faire fonction de garagiste.

 

Avant hier, Douha est rentrée à Bolgobol avec les enfants. Hier, Manzi est parti aussi. Il devait reprendre ses cours

L'idée m'a semblé d'abord idiote d'accepter leur proposition de rester seul ici encore quelques jours. Que faire sans seulement un moyen de transport ? Mais j'ai les navettes des cars de l'usine, et leurs voisins, Ussul et Laïla, qui étaient descendus avec nous pour le premier mai à Mardog. Ils sont tous les deux ingénieurs à l'usine de produits chimiques.

 

Je suis parti à pieds avec Ussul ce matin dans le petit jour. Il n'y a pas de route en effet jusqu'à Bin Al Azar, même pas un chemin de terre ; seulement un sentier qui longe d'abord le village au sud, de l'autre côté de la gorge, puis coupe les éboulis pour rejoindre une petite forêt que traverse un torrent affluent de la Barsse.

On en ressort dans un cirque où les deux cours d'eau se rejoignent : un amas de rocs jonché de bois morts et de troncs fracassés, que traverse un chemin caillouteux mais praticable aux voitures, régulièrement emporté par des avalanches. Puis des noisetiers, des sortes de frênes, et enfin de grands ifs annoncent la proximité du dernier village où le car nous attend.

Trente-cinq à quarante minutes sont nécessaires à de vigoureux marcheurs cherchant à se réchauffer, pour parcourir ce trajet. « Pourquoi ne pas prolonger la route, ai-je demandé à Ussul ? »

« C'est bien comme ça, m'a-t-il simplement répondu. » Évidemment, sinon pourquoi ne pas habiter tout simplement à Mardoc ? C'est ce qu'il fait d'ailleurs l'hiver avec Laïla, quand le chemin de Bin Al Azar n'est plus praticable, et que les nuits sont trop longues.

 

L'épicerie de Fordoc ouvre à six heures, et une dizaine d'ouvriers montent déjà dans le car quand j'en descends.

Le jeune instituteur qui s'occupe le matin du magasin de son père me salue d'un « Salam Ar Rumy, how d'you do ? » Jean-Pierre Depetris est un nom à peu près imprononçable ici, si tant est qu'il le soit chez moi où tout le monde l'écorche. Sa consonance latine m'a donné droit au surnom d'Ar Rumy, le Romain.

Pour lui, c'est le moment tranquille où la buvette se vide et où il n'a plus qu'à attendre l'heure de la classe. Aussi prend-il un café avec moi.

 

La programmation en écriture palanzi

Nous avons déjà discuté hier avec Manzi de la programmation en langue palanzi. C'est quelque chose que je ne comprends pas. Je n'ai encore rencontré personne ici qui ne parle pas l'anglais. Pourquoi alors avoir besoin de créer des langages de programmation à partir de leur propre langue ? Trouvent-ils qu'il n'y en a pas déjà assez ?

Lui y voit deux excellentes raisons. La première tient à la nature de leur écriture, parfaitement adaptée au codage hexadécimal. Elle possède en effet quatre voyelles et quatre consonnes principales. Quatre signes diacritiques permettent de modifier les premières pour produire seize phonèmes distincts (quatorze en réalité, car rien dans le monde ne tombe jamais naturellement d'aplomb), et un trait sous les voyelles en fait quatre nouvelles. Les caractères PZ-ASCII et ISO-PALANZI permettent donc une lecture bien plus intuitive des codes hexadécimaux que toute autre famille de caractères.

La seconde raison est plus fondamentale. J'ai pour lui une conception erronée du langage. Il m'explique qu'une langue naturelle ne demande pas de recommencer un apprentissage à zéro. « Explorer toutes les possibilités de connecteurs tels que "and", "or", "if", "then", exige un certain entraînement. Quand c'est fait, leur donner un autre nom n'est pas une bien grosse affaire. Si au contraire, je te dis qu'un nombre entier se dit "integer" en anglais, te voilà bien avancé si tu ne sais pas ce qu'est un nombre entier. »

« D'un côté, tu peux considérer le mot "apple", par exemple, comme le signe pour désigner une pomme, mais d'un autre côté, tu peux considérer une pomme, sa forme, sa couleur, son goût, comme le signe pour tous les mots de toutes les langues qui la désignent. »

« Crois-tu qu'en classe j'apprenne les langues à mes élèves les unes après les autres ? Je leur apprends le monde — le calcul, la poésie, l'histoire, la géographie, la chimie —, et les différentes façons de le nommer. » 

 

Il a même une théorie très particulière sur l'origine des langues. Pour lui, on ne peut en utiliser que plusieurs à la fois. À tel point que, dès que des hommes n'en ont plus qu'une, ils inventent des jargons, des argots ou des patois.

Chaque langue est pour lui un ensemble composite de langages distincts. « Ce n'est pas Dieu qui a empêché les hommes de construire Babel en multipliant leurs langues. Ce sont les hommes qui se sont divisés en voulant n'en parler qu'une. »

 

 

Le 8 mai

La poésie contemporaine en langue palanzi de la vallée de Bor Argod

L'instituteur est le Guy Lévis Mano du html. (Guy Lévis Mano, ouvrier typographe français, s'est fait l'éditeur des plus grands poètes du vingtième siècle. Ses livres étaient d'une qualité et d'une typographie irréprochable.) C'est lui qui s'occupe du rayon poésie de l'épicerie, mais c'est lui aussi, surtout, qui entretient le principal site de littérature en langue palanzi de la vallée.

Un important département en est en langue indienne. (Ce qu'ils ont coutume d'appeler « indian » n'est rien d'autre que l'anglais. Ils considèrent que la république indienne est le plus grand pays anglophone, mais surtout, plutôt que de devoir perpétuellement choisir entre des acceptions ou des orthographes britanniques ou américaines de l'anglais, ils ont opté pour s'aligner sur les choix des auteurs indiens, qui, selon eux, savent mieux concilier la modernité et la fidélité à l'anglais classique.)

 

Les genres de la poésie en langue palanzi

Sur les pages « Indian » de son site, on trouve des quantités d'informations sur la poésie en langue palanzi du Marmat. Elle se divise en quatre principaux genres : la poésie lyrique, la poésie jardin et la poésie logique. Je traduis de l'anglais (indien) des termes déjà traduits du palanzi.

La poésie lyrique (Lyrical)

Très syncopée, elle se divise en trois rythmes qui correspondent, comme la poésie arabe avec laquelle elle possède de nombreux traits communs, à la marche du cheval, au trot et au galop. C'est la seule poésie qui soit rimée, ce qui est d'ailleurs facile grâce aux déclinaisons et aux grandes possibilités de faire varier l'ordre des mots dans une phrase.

 

Le jardin (Garden)

Je ne sais pourquoi on l'appelle ainsi, peut-être à cause de l'œuvre de Saadi, Le Jardin des Roses. Le célèbre poète baghdady du treizième siècle serait peut-être même passé par des centres du Marmat, au cours de ses pérégrinations du Maroc à la Chine et de l'Abyssinie à l'Asie Centrale.

Le genre en épouse bien quelques caractères formels. Les poèmes sont souvent enchâssés dans de la prose, comme les monogataris japonais, mais parfois non. Le nom a peut-être aussi un rapport avec la « poésie sous les fleurs » du seizième siècle japonais.

Là encore, elle se divise en plusieurs sous-genres. Le plus minimaliste consiste à faire des tercets de cinq syllabes (deux, deux et trois), qui peuvent s'enchaîner en groupes de cinq ou quinze. À l'autre extrême, sont des morceaux de prose descriptive qui peuvent faire plus de deux mille caractères.

Le principe qui caractérise le genre et les sous-genres consiste à faire le plus possible appel aux percepts. Les mots doivent être concrets, précis, voire triviaux. L'idée est de se servir du vocabulaire comme on fait un dessin à vue, et de choisir donc, avec le moins de mots, les détails qui permettent de se faire la meilleure image mentale, la plus riche possible de détails.

Le genre est apparu au cours du dix-septième siècle, mais il demeure très pratiqué par les poètes contemporains. De nombreuses listes de discussion sur l'internet ne cessent de proposer des corrections, des modifications et de nouvelles versions d'un même tercet, dont la paternité finale peut être soumise à de longues négociations.

 

La poésie logique (logical)

La poésie logique travaille beaucoup plus autour du mot. Le terme logical n'est pas des plus heureux pour traduire une notion palanzi qui s'apparenterait plutôt au français « mot d'esprit », voire à l'anglais humor, ou encore à l'allemand Witz.

Le but n'est pas d'être drôle, mais plutôt de condenser deux réalités, ou plus, apparemment éloignées, en créant entre elles un rapport aussi lointain et juste que possible. Un exemple célèbre est de la plume même de Jihad Abd Al Haqq, le fondateur du chiisme réformé :

« Je suis Dieu, » dit Hallaj

Et les théologiens le firent couper en morceaux. (1)

« Je suis toi, » répondit Dieu,

Et ils le découpèrent aussi.

(1) Allusion au martyr du célèbre soufi.


Ils ont coutume de diviser ce genre en quatre : antique, classique, moderne, et contemporain. Le dernier est très prisé par des auteurs d'aujourd'hui, qui se réfèrent volontiers à la philosophie du langage de John L. Austin. On trouve même sur le site une version en Palanzi de How doing things with words.

 

On assite en ce moment même à une violente polémique entre des poètes qui tendent à faire évoluer le genre vers la performance, voire vers des textes procéduraux, mettant en œuvre la programmation internet, tandis que les autres y voient une perversion de la poésie.

En fait, la polémique tourne sur des questions théoriques qui se révèlent rapidement très complexes. On reproche aux premiers d'assimiler le texte à de simples données, comme le seraient des fichiers image ou son, par opposition au code source. Pour les seconds, au contraire, le code est toujours du texte, et donc, le texte, du code aussi. Il n'y a pas une nature distincte entre le langage du code et la langue naturelle, qui sont entremêlés dans le même fichier texte, et traités par un même éditeur.

On ne s'étonnera pas que le grammairien Manzi et la mathématicienne Douha se comptent parmi ces derniers. J'inclinerais dans le même sens, mais ai-je tout compris ?

D'autant que le débat commence à prendre un tournant politique, et même religieux, et que je n'ai toujours pas clairement saisi le rapport entre la gnose ismaélienne et la critique situationniste du spectacle, mais je n'ai pas encore parcouru tous les URL.

 

 

Le 9 mai

Ce matin, le village était dans les nuages.

Je n'aurais su dire s'il pleuvait ou s'il ne pleuvait pas. De minuscules gouttelettes étaient en suspension dans l'air, comme des embruns de la cascade. Tout était humide, mais pas proprement mouillé.

Le soleil est sorti depuis, et frappe fort. Demain je retourne à Bolgobol.

 

J'ai remarqué beaucoup de traces d'incendie dans la vallée. C'est la rançon de leurs bricolages électriques. Ils ne font pourtant pas les choses à la légère, sont rigoureux dans leurs branchements, et connaissent bien l'électricité, mais le régime hydrométrique de ces montagnes, l'instabilité des sols, la dense végétation près des habitations, la difficulté d'isoler les granges et les hangars de bois, sont autant de causes d'accidents. D'autre part, les lignes ont une tension assez basse qui accroît les risques d'échauffement, si elle minimise les dangers d'électrocution.

Aussi, rares sont les foyers qui ne possèdent pas un extincteur, et tous les villages, voire les quartiers des plus grands, ont des pompes à incendie et des manches toujours prêtes. C'est une précaution qui peut parfois se montrer utile pour leurs véhicules et même leurs appareils agricoles à essence qui, dans cette région montagneuse, sont soumis à des régimes éprouvants pour leur âge souvent vénérable.

 

L'imam Fardousy

J'ai fait la connaissance aujourd'hui de l'imam de la vallée. Il part demain matin de bonne heure pour Bolgobol et a proposé de m'emmener.

Hammad Fardousy est un solide montagnard quinquagénaire à la barbiche grisonnante et à la peau burinée. Il ne peut pas voir une cime sans y grimper, et associe à sa fonction de guide spirituel celle de guide de montagne.

 

Éminent latiniste, ce qui est plutôt rare ici, il est un auteur et un traducteur reconnu, notamment de Lucrèce et d'Horace. Il pratique la plupart des langues classiques : grec, hébreux, arabe, araméen, farsi et manipule un peu le sanscrit, le pâli et le chinois. Il ne maîtrise pratiquement pas l'anglais, ce qui n'est pas rare chez les gens de sa génération, mais un peu le français, ce qui ne l'est pas non plus. Il est donc préférable que je m'efforce de mener la conversation en arabe.

Si j'y parviens sans trop de peine, c'est grâce à sa façon très particulière de formuler ses pensées. En bon alpiniste, Hammad Fardousy enroule ses phrases autour de quelques mots simples, qui offrent des appuis solides.

 

Géopolitique du Marmat

Je finis moi aussi par penser, comme Manzi, que « la principale richesse ici est la pauvreté ». Ces montagnes qui laissent si peu de place à l'agriculture et à l'élevage, n'ont même pas de minerai. C'est cette pauvreté irrémédiable qui a bien plus certainement sauvegardé leur indépendance que les résistances montagnardes et les mœurs longtemps demeurées guerrières.

Au début, luttant contre les empires avoisinants, le Marmat est devenu au seizième siècle leur principal fournisseur de mercenaires, quand la terre ne nourrissait plus les bouches devenues trop nombreuses. Cette pauvreté n'a pourtant pas fait d'eux seulement des guerriers, mais aussi d'ingénieux artisans.

Ils ne sont pas en cela sans points communs avec d'autres pays déshérités de l'Europe Occidentale, comme la Suisse, ou la Suède. Comme eux, ils ne connurent jamais d'accumulation foncière, mais ils n'ont pas bénéficié des mêmes avantages géostratégiques des deux derniers siècles.

 

Le pays a toujours été partagé entre deux pôles, les villes et la montagne — ce qu'ils appellent « le désert » —, même à l'époque hellénistique du Bouddhisme Mahayana, introduit au deuxième siècle avant JC, à partir du Cachemire et du Gandhara.

Les villes tasgardes de Bolgobol, Algarod, Bisdurbal, Tangaar, et les quelques cités asghodes qui appartiennent maintenant à la République du Gourpa, ont connu à tour de rôle des régimes politiques divers : monarchies, républiques, conseils d'imams ou de guildes professionnelles — Bolgobol a même longtemps été dirigée par le conseil de son université —, mais toujours ces pouvoirs ont dû compter avec un autre, plus informel, du « désert » et des confréries guerrières, au point qu'on peut se demander s'il y eut jamais de réel gouvernement, au sens où on l'entend partout ailleurs. Toutes ces villes étaient des états indépendants. Elles demeuraient pourtant partiellement associées à des entités qui les dominaient, au moins par l'altitude.

Cette polarité ne divise pas pour autant la société. Plutôt traverse-t-elle chaque personne, comme Manzi, par exemple.

 

Les religions du Marmat

L'Islam Réformé n'est pas la seule religion. Le Bouddhisme est resté très présent dans les villes et quelques vallées, et le Chiisme ismaélien, ou encore duodécimain, n'ont jamais été entièrement absorbés dans la Réforme. Les gens d'ici ne sont d'ailleurs pas particulièrement religieux, du moins au sens occidental. Les pratiques religieuses sont quasiment inexistantes, et la société comme les institutions sont rigoureusement laïques.

 

J'ai demandé à l'imam Fardousy ce qu'il en pensait. « Ce qu'on appelle religion, m'a-t-il répondu à mon grand étonnement, est un produit de l'illettrisme. »

« Des clercs lisent pour les autres. Mais quand tout le monde sait lire ? Deviennent-ils des spécialistes de l'intimité avec le Très Haut ? Ce serait bien blasphématoire. »

« Quand chacun sait lire, la meilleure lecture est le monde. « Monde » ('âlam) et « science » ('âlim) ne sont-ils pas de la même famille ? »

Voyant que ses paroles m'avaient pris de court, il ajouta en souriant : « Tu aimerais apprendre plus de moi, mais en vérité, je suis ignorant. Je ne connais que Lui. Et si tu me demandais de te conduire dans Sa proximité, je ne saurais t'apprendre qu'à grimper ces montagnes. »

Encore une fois, j'étais admiratif devant sa rhétorique. Elle répondait parfaitement à ma mauvaise maîtrise de la langue, et me la faisait oublier, en posant avec lenteur des mots simples qui occupaient mon attention à en déployer le sens plutôt qu'à les décrypter. Mais j'étais aussi déçu par un discours qui courrait joliment entre les mains sans y déposer grand chose.

Peut-être le sentit-il, et ajouta : « Je suis sûr que tu pourrais m'en apprendre autant avec des moyens que je ne soupçonne pas. »

 

Avez-vous déjà parlé de religion, de foi ou de théologie avec un religieux ? Ils n'ont rien à dire ; qu'ils soient rabbins, pasteurs ou imams : rien. Peut-être, pense-t-on, se réservent-ils pour leurs coreligionnaires, mais quand on lit leurs écrits, on ne trouve rien de mieux.

Depuis environ le dix-septième siècle, le discours religieux, à peu près simultanément sur toute la planète, chez les curés, les bonzes, les brahmanes, a atteint un vide sidéral. (Le vide de ces espaces infinis m'effraie.)

 

 

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