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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier XXXI
Urbi et Orbi





Le 9 août

Les quartiers nord

Revenu à Bolgobol, je suis allé promener de l'autre côté de la rivière. La rive ouest est peu urbanisée. Un long ruban de maisons individuelles et de petites industries suit la voie ferrée et la route, pris entre la forêt et les larges grèves de l'Ardor.

Le lit est large devant Bolgobol. Le cours se divise en plusieurs bras parmi des plages de galets, des marécages, de petites éminences boisées de sapins, des bosquets de bouleaux régulièrement noyés lors des crues d'automnes et de printemps.

Seuls trois ponts métalliques relient les deux rives, longs, étroits, fortement rouillés, dont le tablier de bois crisse d'une inquiétante façon au passage des camions.

 

Tout ici, dans le Marmat, a vite un air ravagé. (L'ai-je assez montré depuis que j'ai entrepris ce journal ?) On en ressent d'abord une impression de pauvreté, mais je crois qu'on a avant tout ici un goût pour les murs décrépits, les briques apparentes, les matériaux défraîchis, les peintures délavées et le bois dépoli, le métal que la rouille attaque, les herbes folles...

On aime ici ce qui est robuste et résiste aux attaques du temps, on aime voir ce combat perpétuel de l'être et du disparaître. Bichat définissait la vie comme l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort, or, pour qu'elle soit sensible, ce travail doit l'être aussi.

Il n'est pas rare qu'on mette des vêtements neufs pour des travaux grossiers, et ensuite seulement, quand ils seront défraîchis, on les portera fièrement dans les grandes occasions. Manzi n'irait pas donner un cours sans arborer comme des décorations sur sa veste de cuir, la marque des intempéries et des buissons, prouvant aux yeux de tous qu'elle est d'une solide confection, et laissant peut-être soupçonner que celui qui la porte est de la même trempe.

 

Favorinus de Marseille

L'empereur Qin unifia la Chine entre 221 et 207 avant Jésus Christ. Antistène, élève de Gorgias le sophiste et contemporain de Socrate, vécut entre 445 et 360. Il fut le véritable fondateur du Cynisme. Platon a d'ailleurs mis en scène ces trois personnages dans son Gorgias.

Tchandji se sera dont moqué de moi lorsque nous roulions vers Agaddhar. À moins que le terme de « Cynisme » soit postérieur à l'apparition de l'école philosophique qu'il désigne, ou à moins que le nom de « Qin » ait eu en Chine une signification et une origine plus ancienne que le premier empereur. La première alternative me paraît peu probable, et la seconde difficilement vérifiable — par moi-même, du moins.

Le fait est que je reconnais bien quelques communes « figures de l'esprit » entre une tradition chinoise et grecque, qui feraient soupçonner au moins un pivot central, fût-il un moyeu vide. Le livre des Questions de Milinda, le Ménandre des Grecs, pourrait bien en être un exemple.

 

Favorinus, né à Arles sous le règne de Domitien, fut un célèbre cynique marseillais, avant d'être déchu de son titre de chevalier et exilé en Orient. Il avait alors déjà formé de prestigieux disciples, dont Épictète fut un héritier direct. Le Cynisme a été dans une large mesure la courroie de transmission entre le sophisme et le stoïcisme qui naquit et se développa à Damas, où l'un et l'autre, selon la thèse de Manzi, sont devenus le Soufisme et le Motazilisme.

 

 

Le 10 août

La capture des impressions

J'ai tenté de retrouver une impression. Qui dira ce qu'est exactement une impression, et comment de telles choses se retrouvent ? Pourtant, qu'y a-t-il de plus réel et de plus tangible ?

On penserait pouvoir la capturer parfois sur une pellicule. Ce serait trop facile. Essaye un peu de photographier une impression. Elle était bien là pourtant, sous les yeux, mais pas sur la photo, ou alors, inexplicablement, sur une autre, d'un autre lieu, à un autre moment.

On espérerait parfois la saisir dans un arrangement de mots. Ils parviennent bien à l'éveiller quand elle est seulement endormie ; en aucun cas, ils ne la font naître ni ne l'emprisonnent.

 

KPT Bryce

Alors j'ai découvert un outil inattendu : une vieille version d'un modeleur des paysages en trois dimensions : la version 1.0.1. de KPT Bryce, programme conçu et réalisé par Eric Wenger. Il vendit ses droits sur le code et les algorithmes, et Kai Krause les siens sur l'interface et les bibliothèques, à Métacréations qui assura les versions futures, puis les céda à son tour à la société Corel.

J'ai essayé la version quatre de Métacréations, mais je trouve que la première, malgré ses limites, garde un goût inimitable.

Il m'était déjà arrivé d'utiliser d'autres logiciels de 3D, des bien plus complets et évolués, comme Strata, Amapi ou Cinema 4D. Je n'étais jamais parvenu à des résultats probants, et surtout pas en une heure ou deux, sans même disposer d'un manuel, ou simplement de bulles d'aide à l'écran.

 

Les mathématiques et l'esprit

Je crois bien que c'est avant tout cela, une impression, à la fois un paysage et un calcul fractal. Les impressionnistes l'ont bien compris, et Turner avant eux

Descartes s'émerveillait que la mécanique obéisse aux lois des mathématiques, mais il n'y a pas qu'aux propriétés mécaniques des matériaux qu'elles s'appliquent ; aux impressions aussi. Il est merveilleux qu'en programmant les courbes d'un terrain, en lui donnant des textures, en orientant des rayons lumineux, en dosant des effets de nébulosité, on arrive non seulement à retrouver le paysage qu'on cherchait, mais surtout l'impression qui aurait échappé à la photo.

 

La tentation est grande alors de modeler des paysages fantastiques, de générer des vues de planètes improbables. On gagne pourtant à s'en priver, à rechercher plutôt ce qu'on a eu sous les yeux, comme Cézanne et sa Sainte-Victoire, ou Monet et ses Nymphéas. Non pour les reproduire, bien sûr, mais pour en capturer l'impression.

Inutile pour cela de donner des milliers de coups de pinceaux ; il suffit de laisser calculer le processeur. J'ai alloué à l'application toute la mémoire dont je disposais, de sorte que le temps toujours trop long du rendu n'émousse pas mon attention.

 

J'ai essayé de retrouver les impressions que j'avais eues hier, à l'aube, en traversant l'Ardor, et en rentrant au crépuscule aussi — impressions d'être à la fois chez soi et si loin qu'on ne saurait dire de quoi.

« À la fraîche », comme on dit, pour désigner ce moment où la lumière devient promesse — celle d'une belle journée, de la chaleur du grand jour, ou d'un bon feu le soir, de draps frais — quand la lumière qui nous glace nous réchauffe tout à la fois.

Descartes pouvait-il deviner que le rendu de ces impressions passait aussi par des algorithmes ?

 

C'est bien cela, l'impression, que je crois un organisme différent, celui d'un papillon par exemple, capable de ressentir comme moi.

 

 

Le 11 août

Harimena poursuivait son cerf de ses pieds agiles

« Harimena poursuivait son cerf de ses pieds agiles » dit le Parvagathâ.

Harimena le retrouve finalement dans une clairière. Caché dans la pénombre des feuillages, il saisit silencieusement une flèche dans son carquois quand, soudain, la forêt se dérobe autour de lui, les bosquets et les arbres s'écartent, masquant le cerf, et il se retrouve lui-même à découvert

Des buissons surgit un tigre, une tigresse plutôt. Le nom est féminin en palanzi, comme me l'apprend une note dans la traduction anglaise. L'animal reprend alors sa forme humaine de Parvati, « la Déesse des Eaux et Forêts », vêtue d'une tunique de peau de bêtes, les cheveux noués sur le crâne, un carquois en bandoulière, accompagnée d'une troupe de darlabats.

 

Parvati est la déesse vierge et mère de l'Homme Parfait, qu'elle conçut avec le boddhishatva Vajrapani que j'ai déjà évoqué dans un précédent cahier. Ces termes me paraissent tout d'abord incompatibles, comme à n'importe quel esprit occidental. Vierge et mère, cela peut encore s'entendre, mais concevoir dans la virginité avec un bouddha vivant demande des éclaircissements.

Parvati n'est pas vierge pour n'avoir pas connu d'homme, mais pour n'avoir pas enfanté par où toutes les autres femmes le font. Elle a mis au monde son fils en prononçant tous ses noms, dont le premier signifie à peu près « le Bouddha Caché de la Puissance ».

 

Il est aussi appelé le Bouddha Final. Ziddhâ m'a expliqué qu'on ne devait pas entendre « final » dans le sens de terme, mais de direction, de finalité. De même, on ne devrait pas entendre « parfait » dans le sens d'achevé, mais dans celui de perpétuel.

« Le Djana du Marmat, m'explique-t-elle, est très proche du Zen qui associe explicitement le Nirvana à la roue des métamorphoses. »

« Hic Rodus, Hic Saltus, » précise-t-elle en Latin, renonçant à m'expliquer ce qu'elle n'a peut-être jamais pensé en Anglais, et supposant que cette allusion à mes propres sources culturelles m'apporterait la lumière. Je lui réponds quand même pour la rassurer : « Hier ist die Rose, hier tanze ».

 

Les danses du Parvagathâ

Le visage des danseurs est totalement immobile et inexpressif, contrairement à leurs yeux.

Il en est de même des corps. Leurs mouvements sont très lents, complexes et maniérés, comme dans les danses Khmères, Birmanes ou Balinaises, mais les corps semblent animés d'une vivante vibration en résonnance avec la musique et les champs très syncopés. Ils donnent l'impression d'une succession extrêmement rapide de poses fixes, comme les images que le cinéma fait défiler trop vite pour qu'on en perçoive la succession. C'est ce qui m'a frappé hier dans les danses du Parvagathâ, qui mettent en scène la légende de Parvati.

Les personnages masculins et féminins sont interprétés par des hommes, tous fortement maquillés et parés de couleurs vives, mais les rôles de darlabats sont tenus par des femmes, toujours de taille plus petite, dont, tout à la fois, les corps paraissent naturellement plus souples, et les gestes artificiellement plus frustes.

Nous sommes allés les voir cet après-midi à Golupol, une petite localité à la sortie ouest de Bolgobol, de l'autre côté de l'Ardor.

 

Les représentations de Parvati

Parvati est le plus souvent représentée de trois manières distinctes. Il arrive qu'on la voit tenant l'enfant sur son flanc gauche, et marchant un arc à la main, parfois il se nourrit à son sein nu, ou il joue avec une flèche. Elle est encore représentée dans des postures amoureuses avec Vajrapani. L'ancien monastère de Rejvara possède une immense salle décorée des positions les plus variées. Elle peut enfin épouser la forme d'une panthère, d'une tigresse ou d'une louve. Elle plante alors ses griffes et ses crocs dans une proie, généralement un homme, ou parfois un buffle, un cerf ou un autre gros gibier.

Si les premières de ces images sont d'une facture très proche de l'hellénisme d'orient, les secondes rappellent davantage l'Inde. Quand aux troisièmes, elles évoquent l'art scythe.

 

Le syncrétisme culturel est fort au Marmat, et plus que celui-ci, la cohabitation de traditions, de styles, de cultes et de langues diverses. Pour ce que j'en sais, cela ne se fit pas toujours pacifiquement. Quelque chose de plus puissant devait souder cette unité qui, au premier regard, semble ne reposer sur rien. L'unité de ces différences vient certainement de ce qu'elles étaient toutes hérétiques envers les grands courants de civilisation.

 

Qui est Hakim Bey ?

En mai dernier, Pierre-Laurent Faure m'avait écrit plaisamment : « Afin de prendre ma décision d'une éventuelle escapade vers Bolgobol, je m'instruis auprès du texte de Hakim Bey dont tu m'as donné le lien. Vos deux textes sont pour moi un nouveau pas essentiel — que de pas essentiels ces derniers jours. Tel l'imbécile heureux, je me sens concerné de très près. »

Qui est Hakim Bey ? Il est notamment celui à qui chacun s'accorde à reconnaître l'invention du concept de Zone Autonome Temporaire, TAZ en anglais (Temporary Autonomous Zone). Son ouvrage du même nom a été traduit aux Éditions de l'Éclat <http://www.lyber-eclat.net/>, et l'on peut y accéder en ligne.

On trouve d'autres écrits de lui en français sur le net, comme L'Immédiatisme. On en trouve évidemment plus encore en anglais — puisqu'il est natif des États-Unis, semble-t-il, d'origine afro-amériendienne —, comme Millenium, Religion and Revolution, Tong Aesthetics, Secret of the Assassins. (voir: <http://www.hermetic.com/bey/>)

 

Urbi et Orbi

J'ai lu ces derniers jours sa conférence Islam and the internet - net-religion, a War in Heaven (http://www.hermetic.com/bey/pw-islam.html). Il y enseigne que le mot symbole vient du Grec symbolon qui désignait un objet — généralement un caillou, ne précise-t-il pas — dont deux personnes conservaient les parties pour pouvoir se reconnaître en le reconstituant. Ainsi, tout symbolisme est fondé sur une brisure fondamentale, dont la religion (religo, même racine que yoga) chercherait à retrouver l'unité.

Quelle brisure ? Celle entre le corps et l'esprit ? Entre le ciel et la terre ? La culture et la nature ? Le sacré et le profane ?

Je veux bien le suivre sans sa nomenclature des séparations, mais je tiens davantage à celle, initiale et fondamentale, d'un objet concret. Toutes les autres reposent sur un déplacement plus ou moins erroné de cette première cassure.

 

Si un symbole est un objet coupé en deux, chaque partie, de même que l'ensemble reconstitué, reste un objet, et sa fonction symbolique n'annule en rien cette nature objectale et ses propriétés mécaniques, pas davantage qu'elle ne leur échappe.

Un excès de matérialisme qui réduirait les fonctions symboliques au procès mécanique serait tout aussi faux que celui, inverse, qui voudrait en émanciper le symbolique, que ce soit d'une manière dualiste ou moniste — tout est esprit.

La branche que brise un chasseur a cette même nature de symbolon que de microscopiques altérations sur un disque, distinguant les valeurs 0 et 1. Il n'y a pas plus de dualité entre l'esprit et la matière qu'entre la lumière et la couleur, seulement brisure — en l'occurrence d'un rayon lumineux.

 

C'est avec un soc que Romulus traça la séparation entre l'urbi et l'orbi, et c'est pour celle-ci qu'il tua son frère qui ne la respecta pas. Un meurtre semblable, mais contraire, semble à la source du monothéisme. Caïn, l'éleveur, tua Abel, le cultivateur. Aussi bien, Moussa (Moshe, Moïse) tua le propriétaire qui traçait dans la chair à coups de fouets la frontière entre maître et esclave.

Qu'est-ce que je veux dire ? — Que la terre est dans les cieux comme les autres planètes, que la ville est sur le territoire, comme les forêts et les champs, que les maîtres et les esclaves restent des hommes libres de l'être ou de ne l'être pas.

 

Je trouve très pertinente et belle cette idée que la religion serait comme l'acte d'une reconnaissance mutuelle à partir de la reconstitution d'un objet brisé, du symbolon. Une telle conception reviendrait à exclure pourtant de la religion tout ce qu'on a coutume de placer sous le registre du cultuel et du sacré, en l'opposant au profane et au laïque.

Je suis surpris d'apprendre que je compte alors parmi les rares esprits religieux. Est-ce que je reconnais pour autant un Dieu dans cette reconstitution (re-ligion) ? Certainement pas. Très curieusement, c'est là même où je rencontre l'expérience et la certitude qu'il n'est pas d'être au-delà des êtres, que d'autres rencontrent « leur Seigneur ». Si je ne peux croire en Lui, je ne peux pourtant douter d'eux.

 

e-metaphysic

Enfin Hammad, lui ai-je demandé en lui envoyant le lien avec les images que j'avais réalisées avec Bryce, real complies with actual and virtual. Comment peux-tu croire qu'un Dieu ait créé le monde, quand tu vois celui-ci se créer à chaque instant sous tes yeux, que toi-même le crées, et te crées ? Et quand l'aurait-il fait, alors que nous descendons du singe dans la plus grande confusion depuis plus d'un million d'années ?

 

Dieu a créé le monde il n'y a pas six mille ans, m'a-t-il renvoyé, et il a déjà des milliards d'années, comment peux-tu encore douter ? :-D

 

 

 

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