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SIMPLES CONTES
D'UNE PLANÈTE BLEUE

 

 

Jean-Pierre Depétris

 


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LA LEGENDE DU PRINCE D'OXENDRE

 

 

 

 

 

L'existence d'un Royaume d'Oxendre, entre la plaine du Radam et les premiers contreforts de la chaîne des Candîya, a été mise en doute jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle, où l'expédition Meyrin découvrit, en même temps que les vestiges de la capitale togol, les traces d'une civilisation plus ancienne.

Une importante littérature nous renseigne sur ce royaume, quoiqu'elle soit postérieure de plus d'un siècle à son existence. Sa traduction a été longtemps retardée par la dispersion des fragments à travers les universités des quatre continents.

Parmi cette littérature, la légende du prince Agonda tient une place singulière. Reprise par plusieurs auteurs sous forme de contes, de théâtre, de poésie épique ou de discours de sagesse, elle témoigne tout particulièrement de ce tournant dans la culture auquel correspond toujours le passage d'une tradition orale à un véritable corpus littéraire.

 

Une importante compilation en langue Togol vient d'en être publiée par l'Institute of Exotic Languages de l'Université d'Alabama.

Nous en livrons ici quelques fragments.

 

 

 


Premier fragment.

La Jeunesse du Prince d'Oxendre

 

Ce passage est tiré des Récits de jeunesse du Prince Agonda (livre II, chapitre XXX) : livre de récits fortement dialogués, de longueurs variables, s'achevant toujours sur une conclusion édifiante.

 

 

Le jeune prince d'Oxendre interrogea le roi son père :

— Père, est-il bien vrai qu'on t'appelle Source de la Loi, car de toi toutes les lois viennent ?

— Oui, c'est bien vrai. C'est moi qui décide souverainement de ce qu'est le bien et de ce qu'est le mal pour le royaume. C'est moi qui promulgue les peines, et qui décide des réparations.

 

Le prince savait déjà tout cela, mais il fut ému de se l'entendre confirmer, car il savait aussi que plus tard il succéderait à son père.

Il dit :

« Père, autorisez-moi à promulguer une loi. Cela me sera un plaisir, un honneur, et une bonne leçon pour le métier dans lequel je dois vous succéder plus tard. »

Le roi ne voulait rien laisser percevoir de son embarras, mais il ne put s'abstenir de froncer le sourcil ; ce qu'il faisait par habitude lorsqu'il était indécis mais voulait paraître songeur.

« Quelle loi voudrais-tu promulguer ? » Demanda-t-il toujours, pour gagner du temps.

« Je ne sais », dit le prince, rendu soudain prudent par le sourcil froncé de son père, qu'il lisait comme un signe d'autorité, « peut-être interdire de faire manger de la salade aux enfants, car j'ai cru remarquer qu'ils ne l'aimaient pas, tandis qu'en prenant de l'âge les adultes semblent trouver cela très bon ».

Le roi était partagé en son cœur. D'un côté il se disait : « Mon fils est encore bien puéril, souhaitons que la puberté le mûrisse ». De l'autre il songeait : « Mais je vois déjà poindre en lui l'âme d'un grand roi, car il sait justifier ses désirs par l'intérêt du plus grand nombre ».

Il lui répondit : « Je m'en vais y songer ». Et le prince attendit.

 

Comme il se voyait attendre en vain, le prince revint vers son père, et lui tint ce discours :

— Père, je vous ai parlé d'un projet de loi pour lequel j'attends toujours une réponse. Sans doute l'avez-vous jugé bien puéril. En vérité je ne songeais à aucune loi particulière, je vous l'avoue. M'importe seulement d'en instaurer une. Tenez : il est dans la coutume de notre royaume de faire mourir les condamnés dans le supplice sur la place publique en début d'après-midi. Ne pourrions-nous pas décréter une loi pour la faire cesser ?

— Ce n'est pas possible, dit le père.

— En changer l'heure au moins, reprit le prince.

— Nous ne le pouvons, dit le roi. Ce spectacle est très prisé ; jamais le conseil des ministres ne me suivrait dans cette voie. Je suis bien sûr de son désaccord.

— Mon père, n'est-ce pas vous le roi ? N'est-ce pas vous qui choisissez les ministres ? Rien ne vous empêche, s'ils vous tiennent tête, de couper la leur et de les remplacer.

— Rien ne m'en empêche en effet, mais je choisis mes ministres parmi des gens d'influence, aussi est-il peu probable que ces condamnations ne provoquent des troubles ?

— Mon père, n'avez-vous pas assez de gens d'arme pour tenir le peuple tranquille ? Il vous suffirait d'exposer quelques têtes de meneurs aux portes de la ville, et nul ne douterait que vous êtes un grand roi.

— Sans doute, mon fils ; mais il est à redouter que les généraux, grisés par leur puissance, nourrissent le projet de se passer de moi. Je devrais alors faire jouer l'ambition de leurs sous-officiers pour me débarrasser d'eux.

— Pourquoi ne le feriez-vous pas ?

— Je le fis en un temps où c'était nécessaire, mais comme tu peux le comprendre par ta propre raison, il faut beaucoup de puissance pour payer les ambitions au prix qu'elles demandent.

— Comment posséder ces puissances, mon père ?

— En faisant des lois, mon fils, des lois qui condamnent au supplice sur la place publique ceux qui s'y opposent. Ces lois, nous devons bien sûr les entretenir, les modifier et en formuler d'autres, car il arrive qu'il devienne impossible de les appliquer, ou que des pratiques, au début illégales, finissent par contribuer à la puissance de la loi. »

Le prince se tut et resta longtemps songeur. Alors le roi reprit : « Aux temps de ton grand-père, la loi punissait sévèrement les officiers de garnisons qui, abusant de leur pouvoir, faisaient payer leur protection aux paysans et aux artisans. Mais si grande était la tentation de s'enrichir ainsi que mon grand-père n'avait d'autre choix que de fermer les yeux ou manquer d'officiers. Il résolut alors de changer la peine par une amende. Quand je lui succédai, toutes les garnisons la payaient, et elle laissait aux officiers un bénéfice suffisant pour les satisfaire. Je n'eus plus qu'à fixer le tarif de leurs prélèvements qui, d'illégaux, devinrent du jour au lendemain obligatoires, et la part qui devait en revenir au trône. »

 

Alors le prince sortant de sa réflexion lui parla en ces termes :

« Tu me trompais, mon père, en prétendant que tu étais la Source de la Loi. Tu viens de me montrer qu'elle ne dépend pas de toi, ni des ministres, ni du parlement, ni du peuple, ni des gens d'arme, mais uniquement des voleurs et des criminels. »

« Eux seuls méritent le titre de Source de la Loi. »

 

 

 


Deuxième fragment.

 

 

Nous livrons ici un court extrait de L'Agondagon (chant XXII, 78 — 108), dont de nombreux passages semblent avoir définitivement disparu.

Ses quarante-sept chants, dont une trentaine seulement ont été retrouvés et traduits, content les exploits du Prince après qu'il ait pris la tête des bandes de pillards qu'il avait unifiées.

 

 

 

 

 

80

 

 

 

 

85

 

 

 

 

90

 

 

 

 

95

 

 

 

 

100

 

 

 

 

105

 

 

 

Devenu si grand chef

Conduisant [son] armée de sicaires,

Que sous leur soc de fer

Justice leva, modèle pour le monde.

Pauvres sont les sources des richesses,

Fleuve ne remonte au ruisseau,

Avec [...] il s'enrichit. (passage obscur)

Bien des cœurs à la cour s'émurent

Du sang que faisait couler le prince,

Qu'on continuait à nommer ainsi.

Ni plus ni moins qu'avant

Pourtant le sang ne coulait,

Ni autrement qu'il ne coula jamais

Dans toute société [policée].

L'art du prince n'était dans le couteau.

Les questions qu'il posait dans le sang

Se résolvait dans l'ordre des hommes,

Réponses se parachevant [dans le] droit.

Le royaume devint une république.

Il donna des armes aux pauvres

Qui ne restèrent pas pauvres longtemps.

Le malheur et l'injustice

Bien sûr ne disparurent pas.

La vie ne fut pas moins dure

Qu'elle ne l'avait toujours été,

Et ni la peur, ni la souffrance,

Ni la vieillesse, ni la mort

Ne désertèrent le pays.

Mais les hommes changeaient.

Les étrangers étaient surpris :

Nul ne baissait plus le regard.

 

 

 

 


Troisième fragment.

 

 

Le texte qui suit est extrait des Livres de sagesse du Prince d'Oxendre (livre III, 2. IV). Les constantes répétitions de ces textes tiennent, selon toute vraisemblance, à leur longue transmission orale. Nous n'avons aucune idée de l'époque où ces paroles furent transcrites, puisque nous ne les connaissons que par leurs traductions en Daca, en Maroulî et en Togol. (C'est toujours à partir de la version togol que ces textes ont été traduits en Anglais.)

 

 

Ce matin-là, le Prince Agonda prenait le frais sur la terrasse de Moungaï, près du jardin gardé, et le vent faisait plier les saules.

Radag Tounga s'adressa à lui en ces mots :

— Je suis brigand comme l'était mon père. Comme lui, j'ai tué et volé ; et pourtant je suis moins riche encore que ne l'est un simple homme d'armes.

Le Prince s'adressa à lui en ces mots :

— Qui sait dire si les biens des riches ne sont que vanités ? — Mais la misère de qui en est privé, nul ne fait mine de l'ignorer.

 

Ce matin-là, le Prince Agonda prenait le frais sur la terrasse de Moungaï, près du jardin gardé, et le vent faisait plier les mélèzes.

Alors Sid Dagar s'adressa à lui en ces mots :

— Je suis forgeron comme l'était mon père. J'ai produit bien des richesses et les ai vendues leur prix. Pourtant je reste pauvre, comme sont restés riches ceux qui m'ont payé.

Le Prince s'adressa à lui en ces mots :

— Qui sait dire si le puissant est seulement maître de sa vie ? — Mais celui qui le sert, qui doute de sa servitude ?

 

Ce matin-là, le Prince Agonda prenait le frais sur la terrasse de Moungaï, près du jardin gardé, et le vent faisait plier les peupliers.

Bar-Raly s'adressa à lui en ces mots :

— Comme mon père, je suis charpentier. Je construis des navires et je sais les conduire. Je connais tout de la force des eaux et du vent, et de la résistance des formes ; je connais les mouvements des ciels et des étoiles. Pourtant j'ignore même en quoi consiste la science des sages qui vivent au palais.

Le Prince s'adressa à lui en ces mots :

— Qui sait dire si le clerc comprend les livres qu'il cache ? — Mais le berger, nul n'ignore qu'il ne sait lire.

 

 

 


Quatrième fragment.

Commentaire du compilateur.

 

Nous avons jugé bon de clore ce choix par un court extrait du recueil dit : Les Deux Cruches, qui est lui-même une anthologie de textes divers présentés par un compilateur anonyme.

Le Professeur Balster prétend qu'ils auraient pour seul auteur le compilateur lui-même. L'analyse des textes sur laquelle il se fonde nous semble une preuve bien fragile.

Nous offrons ici la traduction de quelques-unes des lignes qui présentent le recueil.

 

 

1.3.2. Voici racontée la vie du Prince d'Oxendre Agonda. Au contraire de tant d'autres qui se rendirent célèbres par la prise du pouvoir, il le fit en l'abandonnant.

 

1.3.3. La voici racontée par un grand nombre d'auteurs renommés. J'ai cherché longtemps ces écrits d'une région à l'autre, et les ai recopiés de ma main sans n'y rien changer.

 

1.3.4. Ce n'est bien sûr qu'une légende. Quelques-uns pensent que si elle a quelque fondement, le prince ne fut pour rien dans les transformations du royaume, mais qu'il eut simplement l'habileté de quitter le pouvoir avant qu'on ne l'en chassât. Les hommes aiment tant s'inventer des guides illustres !

 

1.3.5. Ce dont on est sûr seulement, c'est que cela se passait avant que les hordes nomades du Nord-ouest ne vinssent détruire le pays d'Oxendre.

 

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