Cahier XXII
Ishou Oun Noury Goundyana
Le 8 juillet
De retour
d'Aggadhar
Nous sommes allés
participer aux Rencontres Internationales de Poésie d'Aggadhar
pendant toute la semaine, et je n'ai pas eu le temps de tenir mon
journal. Nous sommes rentrés hier soir.
Nous
avons raccompagné un moine de la haute vallée. J'avais
présenté cette année mon texte écrit dans
un anglais archaïsant, Of Wake and Foam.
C'est ainsi que j'ai fait la connaissance d'Ishou, qui a souhaité
en mettre sur son site une traduction en palanzi. Je dois passer le
revoir au monastère au fond de la vallée. Il tient à
partager avec moi des connaissances.
En revenant, nous
nous sommes arrêtés pour dîner avec Dinkha à
Algarod. Ishou a paru ravi de faire sa connaissance. Ils se sont
échangés leurs adresses après avoir longuement
discuté avec passion de l'électromagnétisme et
de la lumière froide.
La littérature
dans le Marmat
J'ai découvert
qu'avoir une bonne plume procure ici un certain prestige. Tout le
monde pratique plus ou moins la littérature. Je n'avais pas
mis longtemps à m'en rendre compte dès mon premier
voyage, et j'ai trouvé depuis de nombreuses occasions
d'échanges et de traductions, comme le mois dernier à
Algarod.
Je n'avais pas
encore prêté attention aux hiérarchies
informelles qui en résultent. Être bon poète ou
bon rhéteur dans le Marmat assure la notoriété
et place au centre de réseaux. La plume seule, évidemment,
ne suppléera pas à de bons diplômes, à la
richesse, la naissance, la distinction ou la séduction
naturelle, la bonne éducation ou le caractère, comme
partout ailleurs. Elle n'effacera pas non plus l'origine, au
contraire, ni toutes les formes possibles d'appartenance. Bien écrire
ne vous fera pas obtenir une place que vous ne méritez pas,
vous enrichira encore moins, ni ne vous mettra d'aucune façon
au-dessus du commun, mais vous sera une source d'autorité
autonome et irréductible à toutes les autres.
Ishou
m'a appris que le père de Ziddhâ serait un poète
remarquable. « Il possède, m'a-t-il dit, le savoir
absolu (absolute
knowledge).
— Ah bon. »
Le Savoir Absolu
— Qu'entend-il
par savoir
absolu ?
demandé-je à Ziddhâ.
— Il y
a plusieurs formes de savoir, me répond-elle. Tu peux savoir
faire une chose sans être capable d'expliquer comment, et moins
encore l'enseigner.
Tu sais bien par
exemple que tous les hommes ont su parler avant que n'apparaisse la
notion même de grammaire, comme on a compté bien avant
d'imaginer un axiome ou un théorème. On construit un
véritable savoir lorsqu'on entreprend de transmettre ou de
partager ce qu'on sait faire. Ainsi, le savant forge des concepts,
des outils théoriques, un langage technique, et s'instruit en
instruisant son élève.
— C'est
cela, le savoir absolu ?
— Non,
ce n'est pas encore cela. Quand le maître a formé son
élève, et qu'ils ont nourri ensemble leur savoir, il se
peut qu'il rencontre un nouvel ignorant auquel tout doive être
appris à nouveau. Va-t-il recommencer comme la fois
précédente ? Non, bien sûr, il n'a plus à
construire une connaissance théorique et technique qu'il
possède déjà, mais le savoir qu'il a amassé
devient maintenant pour son élève comme un écran.
Il doit apprendre à le rendre transparent.
C'est cela le
savoir absolu : lorsque le maître est capable, en le
rendant intuitif, de traverser son savoir avec un esprit aussi
ignorant que celui de l'enfant qui vient au monde.
C'est bien ce que
j'avais cru comprendre. « Ton père posséderait
donc ce savoir sans que ni lui, ni toi, ni personne ne m'en ait rien
dit ? » Plaisanté-je.
— Tu le
possèdes bien toi-même, me répond Ziddhâ.
C'est ce que Manzi m'a dit quand il a vu tes ateliers d'écriture
avec des enfants. Tu leur as appris des choses qu'il n'est pas facile
d'enseigner à des étudiants.
— Et
tout cela que tu viens de me dire, c'est l'enseignement de la Gnose
Ismaélienne, du Dhyâna bouddhique, ou de la
Phénoménologie de l'esprit hégélienne ?
— C'est
du savoir absolu.
Le 9 juillet
Un rêve
étrange
Rêve étrange
cette nuit, où se mêlaient paysages, citées
inconnues, érotisme et algèbre, et que je serais bien
en peine de raconter, de décrire ou d'expliquer. Rêve
éclairant pourtant.
Tout ce que j'ai
jamais réellement compris, je crois l'avoir d'abord saisi en
rêve, à l'orée du sommeil, ou à sa sortie,
ou encore dans ces courts instants qui suivent l'orgasme, et, plus
encore peut-être, dans ces passages de l'orgasme au sommeil.
Le 10 juillet
Quand la nuit
tombe
Quand la nuit
tombe, et que le froid descend dans la vallée, les pierres
devant la vieille maison ensoleillée de Ziddhâ dégagent
encore longtemps la chaleur accumulée. Du bassin, plus bas, où
s'étend le verger, masse devenue absolument noire, une tout
autre fraîcheur s'élève.
Ainsi, tandis que
nos yeux cessent de voir autre chose que les étoiles et la
masse sombre de la montagne en face, notre peau perçoit une
tout autre épaisseur de l'espace. On imaginerait très
bien, en cultivant indéfiniment cette faculté, qu'elle
pourrait devenir une autre vue.
Ishou
Ishou a l'aspect
d'un homme à la fois jeune et mûr. J'estimerais son âge
plus près de la quarantaine que de la trentaine. Il est
robuste et moyennement grand, plus que moi en tout cas. Je l'ai
toujours vu vêtu d'un treillis militaire et chaussé de
tongues de plastique, se couvrant, dans la fraîcheur de l'aube,
du manteau de laine à capuchon traditionnel du Marmat.
La
famille d'Ishou est originaire du Turkménistan. Ses
grands-parents ont fui Bokhara dans les années 1920 pour la
vallée de l'Oumrouat.
Son
grand-père faisait partie du mouvement des Zadid,
les « Novateurs », avant 1917. Ils rêvaient
de réunifier le Turkestan
russe et chinois pour en faire une république démocratique,
socialiste, moderne et islamique. Son grand-père participa au
mouvement des conseils qui, tout en s'associant à la Russie
soviétique, souhaitait conserver leur indépendance.
« Le
problème du Turkestan, m'a-t-il expliqué dans la
voiture, est qu'on y confond depuis plus d'un siècle
Islam et nationalité. Ce fut la grande maladie de la
modernité, qui voulait tout réduire à l'identité
nationale. »
« L'identité
du Turkestan aurait plutôt été
linguistique. Tous les peuples et toutes les cultures s'y sont
croisés. Tout au plus, cette unité pourrait être
celle d'une famille de langues : les langues turko-mongoles.
Turc, ouïgour, ouzbek, kirghiz, djaghataï, etc, se
distinguent aussi par des alphabets différents : sogdien,
syriaque, arabe, brahmi, ancien iranien, khalkha, et même
cyrillique et latin. »
« Parmi
ces langues, les unes ont servi de véhicules aux textes
classiques du Manichéisme, d'autres, du Bouddhisme, d'autres
encore, du Christianisme, de l'Islam, colorant différemment
les littératures, et donc les cultures de ceux qui les
parlent. »
La colonisation
par les Russes, m'a-t-il appris, ne s'est pas faite si brutalement
qu'on pourrait le croire. Elle n'a jamais provoqué de
soulèvement général du Turkestan, si l'on
excepte celui de Feofar Khan, que Jules Verne a rendu célèbre.
Les khanats (gouvernements du Turkestan) tombèrent sous la
suzeraineté du Tsar en conservant une autonomie réelle
entre les mains des élites musulmanes, qui sympathisaient
volontiers avec les progressistes russes.
Le gouvernement du
Turkestan dépendait seulement du ministère de la
guerre, et son territoire ne subit aucune colonisation massive. Les
institutions s'appuyaient sur les structures socio-religieuses
musulmanes et les écoles coraniques.
Paradoxalement,
du moins en apparence, ce fut en s'alliant avec l'Union Soviétique
qu'un sentiment national se réveilla, jusqu'à la
rébellion des Basmachi,
commandée par Enver Pasa. Elle dura jusqu'après 1928.
Le Turkestan soviétique était alors divisé en
cinq républiques depuis 1920. Elles sont devenues autonomes en
1991, sans qu'un mouvement populaire l'ait demandé.
Pour autant, la
famille d'Ishou n'était pas particulièrement musulmane,
ni chrétienne, ni juive, ni bouddhiste... elle était
mazdéenne.
« Très
minoritaires, m'a expliqué Ishou, les mazdéens sont
soit des gens incultes vivant dans des vallées reculées,
et conservant leur foi depuis la fin de l'ancien empire perse de
Darius, soit des habitants cosmopolites et instruits des capitales.
Ils articulaient alors en secret, comme des francs-maçons,
toutes les traditions autour de leur divinité abstraite, la
Lumière. »
« Toutes
les traditions, c'est vite dit, l'ai-je coupé. Dieu est ou
n'est pas. Jésus est Dieu, son incarnation ou son prophète ;
il a ou n'a pas été crucifié. »
« Foutaises,
m'a-t-il répondu. Par un point pris hors d'une droite, fais-tu
passer une, aucune ou une infinité de parallèles ? »
« L'important,
a-t-il continué, c'est la pratique, c'est l'expérience,
c'est le travail. Ce ne sont pas les discours contradictoires. Les
doctrines sont comme des chaînes d'acides désoxyribonucléiques,
elles servent à dissoudre le réel en fragments
assimilables. Cette dissolution serait vaine si tu ne parviens pas à
en reconstruire l'unité. »
Le grand-père
d'Ishou était pharmacien et pratiquait l'alchimie. Il fut
accueilli par les moines du monastère Mérou Anta, au
fond de la vallée, devant le mont Iblis, avec lesquels il
partagea ses connaissances et étudia les sutras et les
tantras. Son fils, le père d'Ishou, étudia la chimie à
l'Université de Bolgobol, puis l'enseigna.
Ishou a suivi la
même voie. Il a obtenu un doctorat après une bourse
d'étude à l'étranger. Depuis, il recherche et
enseigne à l'université. En même temps, il
parfait son initiation au monastère Mérou Anta, sous la
conduite de son maître, le révérend Pardramanda,
dont je me souviens encore de la claque sur l'épaule.
Le 11 juillet
Une conversation
avec Ishou
« La
modernité occidentale a été bâtie avec des
confréries secrètes, m'explique Ishou. Ses savants
furent tous des Rozicruciens : Descartes, Leibniz, Newton et les
autres, ou ensuite des Franc-Maçons. »
Je n'étais
pas très chaud pour grimper jusqu'au monastère Merou
Anta, par le sentier raide à partir de là où
s'arrête la route. J'ai donc proposé à Ishou de
le rencontrer devant la mine de schiste, au dessus de la cluse qui
coupe la vallée en deux. Il y a là un grand
bar-restaurant en bois, à l'entrée du village de
Garboulha, où viennent dîner et se reposer les mineurs.
« Descartes
et bien d'autres ne manquaient pas d'ironie pour ces association
secrètes, » lui opposé-je. « Peut-être,
convient-il, mais il n'a jamais nié son appartenance à
l'Ordre de la Rose Croix. »
Il y a peu de
mineurs dans la salle à cette heure avancée de la
matinée. Tous ont commencé leur journée. Je
suppose qu'il va bientôt faire très chaud sous ce toit
de planches et d'ardoises, dans cette grande pièce exposée
au soleil, à moitié enfouie dans la côte rocheuse
au dessus de la route.
« L'important,
poursuit Ishou, est que la science moderne a été conçue
pour ne pas être mise entre toutes les mains. — Le
crois-tu vraiment ? Le coupé-je. Qu'elle soit bâtie
sur les principes de la Raison, faculté la mieux partagée
au monde, me paraît contredire ta thèse. »
« Bien
au contraire, reprend-il. C'est parce qu'elle était accessible
à tous qu'il importait de ne pas la laisser entre toutes les
mains. Les Philosophes craignaient ce que pourraient faire de leurs
secrets les princes et les évêques. »
« Dans
ce cas, répliqué-je, ils en étaient complices,
car ces derniers ne souhaitaient pas non plus qu'une réforme
de l'entendement ne vienne émanciper leur peuple. »
Le bar est en
rondins, percé d'étroites fenêtres dont les
volets sont faits de deux pièces de bois. L'une, la plus
longue, se soulève vers l'extérieur et, fixée à
mi-hauteur, arrête le soleil. L'autre s'abaisse vers
l'intérieur, et tenue sur les côtés par deux
cordes, fait comme une petite table. On voit les installations
minières, en face, bien lointaines pour des ouvriers qui
viennent à pieds.
« Tu as
raison, me dit Ishou, cette tradition du secret ne vient pas d'un
seul camp. Elle est bien réelle cependant, et mine la
modernité. »
Encore une fois,
il me surprend. Je retrouve une même méfiance envers les
« ignorants » chez Jâbir Ibn Hayyan ou
chez Sohravardi que chez Valentin Andeas ou Arnaud de Villeneuve.
« Contresens,
me dit-il. Ils ne craignaient pas les ignorants ; seulement que
la seule connaissance livresque soit inutile sans l'expérience
et le labeur. Ce sont les savants occidentaux qui ont redouté
qu'on fasse avec leurs secrets des armes d'oppression, et qui ont
tenté pour cela de les cacher. Ça ne les a conduits
qu'à les rendre inaccessibles aux hommes de bonne volonté,
et à l'exact contraire de ce qu'ils recherchaient. »
Le
sol est un plancher mal ajusté. Il y a des tables de bois, et
aussi des tapis. Nous nous sommes assis sur l'un deux près
d'une fenêtre. Elles sont basses et nous voyons la route
poussiéreuse devant la rivière.
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