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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XXII
Ishou Oun Noury Goundyana

 

 

 

 

 

Le 8 juillet

De retour d'Aggadhar

Nous sommes allés participer aux Rencontres Internationales de Poésie d'Aggadhar pendant toute la semaine, et je n'ai pas eu le temps de tenir mon journal. Nous sommes rentrés hier soir.

Nous avons raccompagné un moine de la haute vallée. J'avais présenté cette année mon texte écrit dans un anglais archaïsant, Of Wake and Foam. C'est ainsi que j'ai fait la connaissance d'Ishou, qui a souhaité en mettre sur son site une traduction en palanzi. Je dois passer le revoir au monastère au fond de la vallée. Il tient à partager avec moi des connaissances.


En revenant, nous nous sommes arrêtés pour dîner avec Dinkha à Algarod. Ishou a paru ravi de faire sa connaissance. Ils se sont échangés leurs adresses après avoir longuement discuté avec passion de l'électromagnétisme et de la lumière froide.


La littérature dans le Marmat

J'ai découvert qu'avoir une bonne plume procure ici un certain prestige. Tout le monde pratique plus ou moins la littérature. Je n'avais pas mis longtemps à m'en rendre compte dès mon premier voyage, et j'ai trouvé depuis de nombreuses occasions d'échanges et de traductions, comme le mois dernier à Algarod.

Je n'avais pas encore prêté attention aux hiérarchies informelles qui en résultent. Être bon poète ou bon rhéteur dans le Marmat assure la notoriété et place au centre de réseaux. La plume seule, évidemment, ne suppléera pas à de bons diplômes, à la richesse, la naissance, la distinction ou la séduction naturelle, la bonne éducation ou le caractère, comme partout ailleurs. Elle n'effacera pas non plus l'origine, au contraire, ni toutes les formes possibles d'appartenance. Bien écrire ne vous fera pas obtenir une place que vous ne méritez pas, vous enrichira encore moins, ni ne vous mettra d'aucune façon au-dessus du commun, mais vous sera une source d'autorité autonome et irréductible à toutes les autres.

Ishou m'a appris que le père de Ziddhâ serait un poète remarquable. « Il possède, m'a-t-il dit, le savoir absolu (absolute knowledge). — Ah bon. »


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Le Savoir Absolu

— Qu'entend-il par savoir absolu ? demandé-je à Ziddhâ.

— Il y a plusieurs formes de savoir, me répond-elle. Tu peux savoir faire une chose sans être capable d'expliquer comment, et moins encore l'enseigner.

Tu sais bien par exemple que tous les hommes ont su parler avant que n'apparaisse la notion même de grammaire, comme on a compté bien avant d'imaginer un axiome ou un théorème. On construit un véritable savoir lorsqu'on entreprend de transmettre ou de partager ce qu'on sait faire. Ainsi, le savant forge des concepts, des outils théoriques, un langage technique, et s'instruit en instruisant son élève.


— C'est cela, le savoir absolu ?

— Non, ce n'est pas encore cela. Quand le maître a formé son élève, et qu'ils ont nourri ensemble leur savoir, il se peut qu'il rencontre un nouvel ignorant auquel tout doive être appris à nouveau. Va-t-il recommencer comme la fois précédente ? Non, bien sûr, il n'a plus à construire une connaissance théorique et technique qu'il possède déjà, mais le savoir qu'il a amassé devient maintenant pour son élève comme un écran. Il doit apprendre à le rendre transparent.

C'est cela le savoir absolu : lorsque le maître est capable, en le rendant intuitif, de traverser son savoir avec un esprit aussi ignorant que celui de l'enfant qui vient au monde.


C'est bien ce que j'avais cru comprendre. « Ton père posséderait donc ce savoir sans que ni lui, ni toi, ni personne ne m'en ait rien dit ? » Plaisanté-je.

— Tu le possèdes bien toi-même, me répond Ziddhâ. C'est ce que Manzi m'a dit quand il a vu tes ateliers d'écriture avec des enfants. Tu leur as appris des choses qu'il n'est pas facile d'enseigner à des étudiants.

— Et tout cela que tu viens de me dire, c'est l'enseignement de la Gnose Ismaélienne, du Dhyâna bouddhique, ou de la Phénoménologie de l'esprit hégélienne ?

— C'est du savoir absolu.


Le 9 juillet

Un rêve étrange

Rêve étrange cette nuit, où se mêlaient paysages, citées inconnues, érotisme et algèbre, et que je serais bien en peine de raconter, de décrire ou d'expliquer. Rêve éclairant pourtant.

Tout ce que j'ai jamais réellement compris, je crois l'avoir d'abord saisi en rêve, à l'orée du sommeil, ou à sa sortie, ou encore dans ces courts instants qui suivent l'orgasme, et, plus encore peut-être, dans ces passages de l'orgasme au sommeil.


Le 10 juillet

Quand la nuit tombe

Quand la nuit tombe, et que le froid descend dans la vallée, les pierres devant la vieille maison ensoleillée de Ziddhâ dégagent encore longtemps la chaleur accumulée. Du bassin, plus bas, où s'étend le verger, masse devenue absolument noire, une tout autre fraîcheur s'élève.

Ainsi, tandis que nos yeux cessent de voir autre chose que les étoiles et la masse sombre de la montagne en face, notre peau perçoit une tout autre épaisseur de l'espace. On imaginerait très bien, en cultivant indéfiniment cette faculté, qu'elle pourrait devenir une autre vue.


Ishou

Ishou a l'aspect d'un homme à la fois jeune et mûr. J'estimerais son âge plus près de la quarantaine que de la trentaine. Il est robuste et moyennement grand, plus que moi en tout cas. Je l'ai toujours vu vêtu d'un treillis militaire et chaussé de tongues de plastique, se couvrant, dans la fraîcheur de l'aube, du manteau de laine à capuchon traditionnel du Marmat.

La famille d'Ishou est originaire du Turkménistan. Ses grands-parents ont fui Bokhara dans les années 1920 pour la vallée de l'Oumrouat.

Son grand-père faisait partie du mouvement des Zadid, les « Novateurs », avant 1917. Ils rêvaient de réunifier le Turkestan russe et chinois pour en faire une république démocratique, socialiste, moderne et islamique. Son grand-père participa au mouvement des conseils qui, tout en s'associant à la Russie soviétique, souhaitait conserver leur indépendance.


« Le problème du Turkestan, m'a-t-il expliqué dans la voiture, est qu'on y confond depuis plus d'un siècle Islam et nationalité. Ce fut la grande maladie de la modernité, qui voulait tout réduire à l'identité nationale. »

« L'identité du Turkestan aurait plutôt été linguistique. Tous les peuples et toutes les cultures s'y sont croisés. Tout au plus, cette unité pourrait être celle d'une famille de langues : les langues turko-mongoles. Turc, ouïgour, ouzbek, kirghiz, djaghataï, etc, se distinguent aussi par des alphabets différents : sogdien, syriaque, arabe, brahmi, ancien iranien, khalkha, et même cyrillique et latin. »

« Parmi ces langues, les unes ont servi de véhicules aux textes classiques du Manichéisme, d'autres, du Bouddhisme, d'autres encore, du Christianisme, de l'Islam, colorant différemment les littératures, et donc les cultures de ceux qui les parlent. »


La colonisation par les Russes, m'a-t-il appris, ne s'est pas faite si brutalement qu'on pourrait le croire. Elle n'a jamais provoqué de soulèvement général du Turkestan, si l'on excepte celui de Feofar Khan, que Jules Verne a rendu célèbre. Les khanats (gouvernements du Turkestan) tombèrent sous la suzeraineté du Tsar en conservant une autonomie réelle entre les mains des élites musulmanes, qui sympathisaient volontiers avec les progressistes russes.

Le gouvernement du Turkestan dépendait seulement du ministère de la guerre, et son territoire ne subit aucune colonisation massive. Les institutions s'appuyaient sur les structures socio-religieuses musulmanes et les écoles coraniques.

Paradoxalement, du moins en apparence, ce fut en s'alliant avec l'Union Soviétique qu'un sentiment national se réveilla, jusqu'à la rébellion des Basmachi, commandée par Enver Pasa. Elle dura jusqu'après 1928. Le Turkestan soviétique était alors divisé en cinq républiques depuis 1920. Elles sont devenues autonomes en 1991, sans qu'un mouvement populaire l'ait demandé.

Pour autant, la famille d'Ishou n'était pas particulièrement musulmane, ni chrétienne, ni juive, ni bouddhiste... elle était mazdéenne.


« Très minoritaires, m'a expliqué Ishou, les mazdéens sont soit des gens incultes vivant dans des vallées reculées, et conservant leur foi depuis la fin de l'ancien empire perse de Darius, soit des habitants cosmopolites et instruits des capitales. Ils articulaient alors en secret, comme des francs-maçons, toutes les traditions autour de leur divinité abstraite, la Lumière. »

« Toutes les traditions, c'est vite dit, l'ai-je coupé. Dieu est ou n'est pas. Jésus est Dieu, son incarnation ou son prophète ; il a ou n'a pas été crucifié. »

« Foutaises, m'a-t-il répondu. Par un point pris hors d'une droite, fais-tu passer une, aucune ou une infinité de parallèles ? »

« L'important, a-t-il continué, c'est la pratique, c'est l'expérience, c'est le travail. Ce ne sont pas les discours contradictoires. Les doctrines sont comme des chaînes d'acides désoxyribonucléiques, elles servent à dissoudre le réel en fragments assimilables. Cette dissolution serait vaine si tu ne parviens pas à en reconstruire l'unité. »


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Le grand-père d'Ishou était pharmacien et pratiquait l'alchimie. Il fut accueilli par les moines du monastère Mérou Anta, au fond de la vallée, devant le mont Iblis, avec lesquels il partagea ses connaissances et étudia les sutras et les tantras. Son fils, le père d'Ishou, étudia la chimie à l'Université de Bolgobol, puis l'enseigna.

Ishou a suivi la même voie. Il a obtenu un doctorat après une bourse d'étude à l'étranger. Depuis, il recherche et enseigne à l'université. En même temps, il parfait son initiation au monastère Mérou Anta, sous la conduite de son maître, le révérend Pardramanda, dont je me souviens encore de la claque sur l'épaule.


Le 11 juillet

Une conversation avec Ishou

« La modernité occidentale a été bâtie avec des confréries secrètes, m'explique Ishou. Ses savants furent tous des Rozicruciens : Descartes, Leibniz, Newton et les autres, ou ensuite des Franc-Maçons. »

Je n'étais pas très chaud pour grimper jusqu'au monastère Merou Anta, par le sentier raide à partir de là où s'arrête la route. J'ai donc proposé à Ishou de le rencontrer devant la mine de schiste, au dessus de la cluse qui coupe la vallée en deux. Il y a là un grand bar-restaurant en bois, à l'entrée du village de Garboulha, où viennent dîner et se reposer les mineurs.

« Descartes et bien d'autres ne manquaient pas d'ironie pour ces association secrètes, » lui opposé-je. « Peut-être, convient-il, mais il n'a jamais nié son appartenance à l'Ordre de la Rose Croix. »

Il y a peu de mineurs dans la salle à cette heure avancée de la matinée. Tous ont commencé leur journée. Je suppose qu'il va bientôt faire très chaud sous ce toit de planches et d'ardoises, dans cette grande pièce exposée au soleil, à moitié enfouie dans la côte rocheuse au dessus de la route.


« L'important, poursuit Ishou, est que la science moderne a été conçue pour ne pas être mise entre toutes les mains. — Le crois-tu vraiment ? Le coupé-je. Qu'elle soit bâtie sur les principes de la Raison, faculté la mieux partagée au monde, me paraît contredire ta thèse. »

« Bien au contraire, reprend-il. C'est parce qu'elle était accessible à tous qu'il importait de ne pas la laisser entre toutes les mains. Les Philosophes craignaient ce que pourraient faire de leurs secrets les princes et les évêques. »

« Dans ce cas, répliqué-je, ils en étaient complices, car ces derniers ne souhaitaient pas non plus qu'une réforme de l'entendement ne vienne émanciper leur peuple. »


Le bar est en rondins, percé d'étroites fenêtres dont les volets sont faits de deux pièces de bois. L'une, la plus longue, se soulève vers l'extérieur et, fixée à mi-hauteur, arrête le soleil. L'autre s'abaisse vers l'intérieur, et tenue sur les côtés par deux cordes, fait comme une petite table. On voit les installations minières, en face, bien lointaines pour des ouvriers qui viennent à pieds.

« Tu as raison, me dit Ishou, cette tradition du secret ne vient pas d'un seul camp. Elle est bien réelle cependant, et mine la modernité. »


Encore une fois, il me surprend. Je retrouve une même méfiance envers les « ignorants » chez Jâbir Ibn Hayyan ou chez Sohravardi que chez Valentin Andeas ou Arnaud de Villeneuve.

« Contresens, me dit-il. Ils ne craignaient pas les ignorants ; seulement que la seule connaissance livresque soit inutile sans l'expérience et le labeur. Ce sont les savants occidentaux qui ont redouté qu'on fasse avec leurs secrets des armes d'oppression, et qui ont tenté pour cela de les cacher. Ça ne les a conduits qu'à les rendre inaccessibles aux hommes de bonne volonté, et à l'exact contraire de ce qu'ils recherchaient. »

Le sol est un plancher mal ajusté. Il y a des tables de bois, et aussi des tapis. Nous nous sommes assis sur l'un deux près d'une fenêtre. Elles sont basses et nous voyons la route poussiéreuse devant la rivière.

 

 

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