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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier I
Bolgobol





Le 11 avril

Premiers contacts avec Bolgobol

Ils laissent volontiers l'herbe pousser dans les failles qui séparent les murs du trottoir. C'est une des premières choses qui m'a frappé après être arrivé dans la ville de Bolgobol. Ça lui donne un air d'abandon, vite corrigé pourtant par le maintien de sa population.

 

C'est ce que je note en ce moment, dans le débit de boisson où je viens de m'installer, mais la première chose dont j'aurais dû parler, ce sont ces bulbes de pierre pointus, qui surplombent les fortifications et qu'on voit de si loin, dès le fond de la vallée.

Les villes, ici dans le pays du Marmat sont souvent accrochées à flanc de côte. On n'y aime pas les plaines, ni les cimes. Les villes se plantent toujours au flanc d'une montagne.

Cette particularité se paye de certains inconvénients, notamment la pente des rues, et ne se compense d'aucun intérêt stratégique. Ils y trouvent cependant l'avantage d'un excellent ensoleillement, de vues magnifiques dans presque tous les appartements, et de l'insouciance des inondations.

 

 

Les remparts de Bolgobol

Les remparts de Bolgobol demeurent impressionnants, bien que la ville se soit depuis longtemps étendue autour. Leur épaisseur est étonnante pour leur ancienneté. Ils ont été entretenus au cours des siècles, mais leur solidité n'aurait certainement pas été entamée s'ils avaient été abandonnés. Comme des peuples ont fait des pyramides, des cathédrales, des ziggourats ou des palais, eux ont fait des remparts.

Les bulbes pointus ajoutent à l'aspect massif. Ils n'ont rien à voir avec la sensualité mystique de l'architecture arabe. Même la guerre de quarante ans ne les a pas entamés. Les lourds boulets des bombardes Asghodes en ont à peine fait éclater quelques pierres.

La surface qu'enferment ces remparts est elle aussi considérable, et témoigne de la taille qu'avait déjà la ville il y a une douzaine de siècles. Il est vrai aussi que les Bolgobolis n'ont jamais été avares d'espace, et que la vieille ville est très aérée, avec ses places, ses jardins et leurs bassins, et ses vastes maisons surmontées de terrasses.

 

Les routes sont excellentes, et il faudra que je pense à parler du pont du Balgard sur le Panzir, mais pour l'heure, le voyage et cette longue promenade m'ont fatigué. Et la batterie de mon portable commence aussi à être vide.

 

 

Le 12 avril

J'ai passé la soirée avec Manzi, qui m'avait laissé son adresse quand il a su que je devais venir à Bolgobol.

J'avais amené avec moi mon portable, et nous avons passé une bonne partie de la nuit à comparer nos systèmes d'exploitation. On utilise ici une sorte d'Unix avec un langage basé sur la langue palanzi et non sur l'anglais. Il en épouse certaines particularités. Ignorant cette langue, et même ses caractères, je n'appris donc pas grand chose du code, mais je pus à loisir tester les applications et leurs interfaces.

 

Tout est gris. J'ai cru d'abord qu'il avait un vieil écran qui n'affichait pas les couleurs. « Le gris ne fatigue pas les yeux, me dit Manzi, et il ne dénature pas les couleurs qu'il entoure. » C'est exact, en effet. Au début, on trouve ça plutôt laid.

Il n'y a pas d'effet de texture, ou plutôt un très léger effet de papier et de fusain qui souligne la superposition des fenêtres, ou encore met en relief les boutons qu'on pourrait alors appeler plus proprement vignettes.

On a très vite l'impression de surface sans épaisseur, et, la rapidité et la stabilité aidant, on éprouve une sorte de griserie à l'emploi.

 

« Gris, griserie », a répété Manzi amusé, qui, depuis quelques temps essaie de manipuler le français. Pour l'heure, nous communiquons en arabe classique, dont il est traducteur, mais que je maîtrise mal, et en anglais, qu'il parle avec plus d'aisance que moi, mais avec un vocabulaire plus pauvre et une grammaire chaotique.

 

 

Le pont du Balgard

Le pont du Bal-Gard, qui traverse les gorges du Panzir n'est en service que depuis une dizaine d'années. Il surmonte la petite bourgade de villégiature de Borg Ar Panzi. Comme mon car devait y faire arrêt, je ne suis pas passé sur le pont, mais dessous, ce qui m'a permis de le contempler tout à loisir.

 

On l'aperçoit de très loin, et l'on est d'abord surpris par son gigantisme et la finesse des deux doubles piliers de béton. La légèreté de ses formes contraste pourtant avec l'impression de sauvagerie qui en émane. On comprend mieux pourquoi en approchant.

Les deux doubles piles sont les silhouettes stylisées de personnages qui se jettent l'un vers l'autre, têtes en avant se touchant, bras étendus légèrement en arrière. Un genou replié qui heurte son vis-à-vis, vient renforcer l'assise de l'ouvrage. Le tablier du pont repose sur la tête et l'extrémité des bras des silhouettes.

 

L'anthropomorphisme du pont ne doit rien au réalisme des formes, mais seulement à celui des mouvements. Je serais même tenté de parler d'anthropomorphisme des forces : les portants que sont les têtes, les corps et leur jambe tendue, et les tirants que sont les bras et les jambes repliées dont les genoux se touchent.

C'est la première fois que je vois un pont qui place l'assise de ses portants aussi loin de son axe. Il est vrai que des vents de cent kilomètres à l'heure ne sont pas rares à la sortie des gorges.

 

 

Le 14 avril

À Bolgobol

À Bolgobol, l'air est sec et le sol humide. L'ensoleillement de la ville bâtie sur l'adret du mont Garbat, et le drainage des eaux de pluie et de la fonte des glaces en sont la cause. Le lieu favorise la culture d'essences rares, et toute la vieille ville sent les herbes et les parfums, ce que renforce encore l'omniprésence des tilleuls.

Les vieilles rues ont toujours leur rigole centrale où l'eau coule perpétuellement. Parfois le pied d'un touriste distrait s'y fait prendre. C'est ainsi que j'ai pu vérifier combien elle est froide.

On voit souvent des statues de diables. En réalité ce sont des darlabats, c'est à dire de jeunes faunes, oui, des faunes, en tous points semblables à ceux de la Grèce antique. Ils tiennent presque toujours un styrenx, la flûte à deux tubes traditionnelle.

 

Le sytrenx

Le sytrenx est constitué de deux roseaux dont les extrémités se rejoignent en un angle d'à peu près soixante degrés. Chacun est percé de huit trous.

On tient l'instrument à deux mains. Boucher ou dégager les encoches à l'aide de ses doigts ne demande donc aucun entraînement ni aucune dextérité. Il en va tout autrement pour parvenir à émettre le moindre son en soufflant dans les fentes.

 

 

Dans le vieille ville

De petits écureuils en bois grossièrement taillés, avec parfois une authentique et minuscule pomme de pin entre les pattes, voilà ce qu'on trouve dans toutes les boutiques touristiques de la vieille ville. Les écureuils sont nombreux dans les forêts de sapins et de mélèzes de la région. On en vend de vivants, en cage.

Ils taillent aussi de petites marmottes, en merisier à peine teinté et verni, mais on ne trouve pas de marmottes vivantes. Elles sont protégées.

Les montagnes alentours sont également peuplées d'une sorte de gros chamois, aux cornes toutes droites, le poil raz et presque noir, et une courte barbiche. On les chasse en automne.

 

 

Le 15 avril

La vallée du Balgard

Les Gorges du Panzir s'ouvrent sans transition sur la vallée du Balgard. Les falaises s'y arrêtent brusquement sur un piton, du côté de l'adret, et le Panzir se met à serpenter dans une petite plaine cultivée.

Le village de Borg Ar Panzi s'étend en demi-lune des deux côtés du pont, à la sortie des gorges. Là encore, les maisons s'étendent à flanc de côte, en suivant le vague demi-cercle tracé par l'ancienne nationale et la nouvelle, plus haut, qui emprunte le pont, plutôt que de s'étirer le long du cours d'eau au milieu de la plaine.

 

Manzi a une maison ici, et il a tenu à m'y inviter. J'ai donc vu cette fois apparaître le pont en venant de l'ouest.

Nous nous sommes arrêtés après le col du Balgard afin d'acheter des provisions pour quelques jours. Nous en avons profité pour promener dans les remparts.

Il y a des remparts partout ici.

 

 

Le 16 avril

Le pont du Panzir

De chez Manzi, on a une vue plongeante sur Borg Ar Panzi et son pont. Vu d'ici, le goût des architectes me laisse infiniment perplexe.

La Bourgade est traditionnelle, avec beaucoup de maisons individuelles entourées de jardins. L'altitude ici est bien plus faible qu'à Bolgobol, et se côtoient mélèzes, cyprès et cèdres, dont les flammes contrastent avec les nombreux dômes.

Le pont vient donner au paysage, écrasé au pied de ses gorges par les hauts massifs qui l'enserrent, un air de tableau de Magritte. Aussi je me demande si je dois admirer l'audace de l'architecte qui a si bien su prendre appui sur les particularités du lieu pour les détourner complètement de l'impression qu'il dégageait à l'origine, ou si, au contraire, je dois ne pas lui pardonner de les avoir aussi définitivement pervertis.

 

Le Panzir sort de ses gorges dans la direction nord-ouest-sud-est, et la nationale le coupe dans celle nord-est-sud-ouest. Borg Ar Panzir s'étend sur un arc de cercle, vers l'est et vers le sud, entre la nouvelle route et l'ancienne, sur les pentes qui entourent la petite plaine du Balgard, dans un parfait ensoleillement de l'aube au crépuscule.

 

Manzi

Je corresponds avec Manzi par courriels, mais je ne l'avais encore jamais rencontré. Je savais peu de choses de lui, si ce n'est qu'il est un hacker, qu'il est professeur d'arabe à l'Université de Bolgobol et traducteur, qu'il est le principal développeur du correcteur orthographique d'arabe que j'utilise, qu'il est un tantinet libertaire, et très sensible au mouvement Surréaliste, ce qui l'a finalement incité à apprendre le français.

La première fois que je l'ai vu, en fait je ne l'ai pas vu. J'ai seulement vu son ordinateur et entendu sa voix. L'image que je m'étais faite de lui était plus forte que le corps réel que j'avais en face de moi.

 

Hier, pendant le trajet de Bolgobol à Borg Ar Panzi, j'ai eu comme l'impression qu'un troisième personnage nous accompagnait. Ou plutôt, c'est maintenant, dans mon souvenir, que se dessine cette impression. J'ai peine à imaginer, maintenant, que nous n'étions que deux.

Les deux personnages, celui de mon correspondant et celui de mon hôte, se dédoublent et se détachent complètement dans ma mémoire. Je viens de faire la connaissance d'un tout autre homme.

 

La peau très mate de Manzi, les lèvres épaisses et la mâchoire carrée lui donnent un air de marine afro-américain, que renforcent encore sa haute taille, sa musculature et ses cheveux ras, mais que contredisent ses yeux bridés et son regard étrangement serein, scrutateur et toujours légèrement étonné.

 

 

Le 17 avril

Les Gorges du Panzir

Les paysages sont grandioses, mais les cartes postales en témoignent peu. Elles privilégient les monuments, les fortifications, les villages traditionnels quand ce ne sont les constructions modernes, ou encore des ouvrages de génie civil qui font la fierté du nouveau régime.

Nous avons remonté les Gorges du Panzir jusqu'aux chutes qui ne sont qu'à une bonne demi-heure de marche. Le site semble giboyeux. Nous avons vu des écureuils, et même une sorte de grosse loutre qui a bondi hors de la rivière sur une roche pour se jeter dans la forêt.

Il y a partout des blocs énormes, mais le sentier est bien entretenu, parfois taillé dans la roche, et dans les endroits difficiles, des cordes ont été fixées pour aider la marche.

 

À mi-chemin de la chute, la déclinaison devient faible et les gorges s'élargissent. Dans le lit du torrent, on a construit un barrage grossier avec des pierres qui prennent appui sur des blocs tombés de la falaise ou roulés par les crues.

On pourrait s'y baigner si la saison était plus avancée. Nous y avons quand même trempé nos bras et avons hésité. « Dommage que tu ne sois pas venu à la saison de la chasse, » a dit Manzi en anglais.

 

La thèse de Manzi

J'ai commencé à lire la thèse de Manzi : Ibn Sina entre aristotélisme et non-aristotélisme. Il y place délibérément Avicenne entre Aristote et Korsibsky. Il y fait une histoire de la philosophie en trois temps : le développement de l'aristotélisme d'Athènes à Bagdad, sa négation dans l'Occident Moderne de Descartes à Kant, et son dépassement de Pierce à Korsibsky, Wittgentein et Gödel. Il y développe l'idée que la faiblesse mathématique de l'aristotélicisme, et ses conséquences sur la physique, tiennent d'abord à une ignorance du langage. Cette attitude ne pouvait être conservée par les philologues arabes.

 

« La conception aristotélicienne du langage est éclatée en trois : logique, rhétorique et poétique. Énoncer des propositions vraies, emporter la conviction, modeler avec des mots une représentation sensible de la vie, tous ces buts font oublier à Aristote qu'il s'agit encore et toujours de produire des énoncés. » Voilà l'idée centrale de la thèse de Manzi, à partir de laquelle il met en évidence et critique la clé de voûte de l'aristotélicisme : le principe que le contenu d'une proposition ne peut s'appliquer à elle-même.

« Ce principe scelle le refus de considérer le langage comme un objet réel, et donc un objet d'étude, au profit d'une partition entre un monde réel et un monde des représentations mentales. »

Le principe contraire, tout bachelier le sait, est le Sophisme, dont l'histoire n'a conservé que quelques fragments des œuvres de Gorgias et de Protagoras, et qu'on connaît surtout grâce aux dialogues de Platon. Pas pour Manzi, pour qui il a eu une bien plus grande postérité dans le Soufisme.

 

 

Le 18 avril

Manzi m'a chargé son système sur une partition de mon disque dur, et m'a copié quelques application en prenant soin d'en faire quelques sauvegardes sur CD. Nous avons bien sûr changé la langue pour de l'ISO-LATIN. Je pourrai tout à loisir en explorer les possibilités, même si, lorsque j'ouvre le code sur un éditeur, il est difficile de croire qu'il est en source libre.

 

L'interface des applications est étonnante. Je n'ai jamais rien vu de semblable : pas de bouton ni de palettes flottantes. Une demi-douzaine de pâles vignettes légèrement transparentes flotte sur la droite de la fenêtre. Chaque fois que vous déplacez votre curseur dans leur zone sans en sélectionner une, le jeu d'outils change.

On constitue soi-même ses différents jeux d'outils dans les préférences, ou encore, en créant des dossiers et en y glissant les fichiers correspondants, voire en éditant soi-même ces fichiers.

C'est très déroutant, mais extrêmement pratique à l'usage.

 

 

Le 19 avril

« Je descends au village. Je prendrai un café près du pont, si tu veux me rejoindre. Sinon, je remonte le pain. »

J'ai laissé de bon matin ce mot à Manzi. Je ne parlais pas du grand pont, mais de l'ancien, au centre du village, ou, plus exactement, vers le sommet de la demi-lune qu'il dessine, et qui en tient lieu. Je me suis attaché à cet endroit depuis la première fois où mon car s'y est arrêté en me conduisant à Bogdobol. Je ne croyais pourtant pas y revenir alors.

 

En réalité, Borg Ar Panzi n'est qu'un village, et même assez petit. S'il paraît plus grand, c'est à cause de la vaste étendue des maisons et des jardins, et surtout des deux grands hôtels près de l'ancien pont, d'ailleurs abandonnés depuis une forte crue du Panzir. On en voit vite les dégâts quand on prend le temps de s'y arrêter.

Un petit barrage et une centrale électrique, que nous avons longés hier, ont été depuis construits en amont du vieux pont. Des constructions si disparates donnent au lieu un air étrange que contrastent encore le haut piton rocheux qui fait face à la terrasse du café, les piles du nouveau pont, et le fouillis des murs, des jardins, des dômes et des conifères.

De bon matin, les ouvriers de la centrale viennent prendre le café. Ils m'ont vu hier avec Manzi, et ils me saluent maintenant comme si j'étais un vieil habitué. C'est curieusement l'impression que je ressens.

 

Manzi m'a rejoint peu après que j'aie noté ces quelques lignes. Il s'est assis près de moi, en face du pont où l'ombre des platanes joue avec la lumière du matin sur ses rampes de métal.

Une jeune ouvrière l'a traversé, lentement, souple et ondulante comme une herbe, un large foulard sur la tête recouvrant ses épaules, un sac de cuir traditionnel en bandoulière.

Sur le pont désert, dans le village silencieux, si ce n'est le léger bruit de la rivière qui montait jusqu'à nous, sa beauté se confirmait tandis qu'elle approchait en passant successivement les zones ensoleillées et ombragées. Nous avions cessé de parler quand elle est entrée dans le bar pour échanger quelques mots avec chacun, puis repassée devant nous pour s'éloigner vers la centrale.

Nous l'avons suivi du regard, silencieux, sans même nous rendre compte que les autres clients aussi, quand un homme lança quelques mots qui firent sourire Manzi. Comme je l'interrogeai du regard, il a traduit : « Y'a pas à dire, cette fille, elle a vraiment un beau sac. »

 

 

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