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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier II
La vallée de Bor Argod





Le 25 avril

Chez Douha

Bin Al Azar est un village perdu au fond de la vallée de Bor Argod. C'est de là qu'est originaire la femme de Manzi, Douha. Nous y sommes arrivés tard dans la soirée.

 

Je suppose que c'est une grande preuve de confiance de la part de Manzi de m'y avoir invité. Il est vrai que nous nous sommes beaucoup rapprochés pendant ces derniers jours passés ensemble, moins par ce que nous avons partagé, peut-être, que par la grande autonomie que nous nous sommes mutuellement accordés.

Manzi est de ces gens qui ont un impérieux besoin de rester longtemps seuls : seul devant son écran à faire je ne sais quoi, seul à disparaître dans les bois pour aller je ne sais où, seul à s'asseoir devant la porte à contempler la montagne se dévêtir lentement de ses nuages après l'orage.

 

Douha était déjà là depuis le début de l'après-midi avec leurs deux enfants, venue directement de Bolgobol, où elle enseigne les mathématiques, Elle parle l'anglais à la perfection.

Une silhouette élancée, un visage volontaire, une bouche large aux lèvres fines et très mobiles, un regard plus rêveur encore que celui de son mari, aux yeux très noirs, cernés de cils si longs que j'ai peine à croire qu'ils soient naturels, bien qu'elle n'ait aucun maquillage ni signe de coquetterie. Elle est vêtue d'un pantalon de toile, un pull épais et une veste en peau de chèvre retournée. Elle est totalement dépourvue d'affectation.

 

 

Le 26 avril

Le pays Marmat n'a peut-être jamais existé. Il n'eut jamais d'État ni de territoire, même pas une monnaie. Ni une langue, ni une culture originale, ni moins encore une religion ne l'unifièrent. Il ne connut même pas de mouvement nationaliste au cours du dix-neuvième et du vingtième siècle.

Un historien pourrait bien vous dire que le Marmat était comme un archipel de cités à la façon de la Grèce antique ou de la Phénicie, sans liens politiques formels entre elles, une vague confédération. Bien que n'étant pas éparpillé autour d'une mer, son territoire est en peau de léopard, et, à la grande différence des cités méditerranéennes, ses centres ne sont pas des villes, mais des sortes de forteresses perdues dans les montagnes.

 

Le pays Marmat fut, dès son origine, influencé par la Chine et le monde hellénique. On y maîtrisa très tôt la géométrie, l'architecture et la mécanique. On y lisait Platon, Éon, Lao-Tseu et les Trois Corbeilles de Gautama.

Un tel syncrétisme ne favorise pas vraiment l'esprit religieux, et l'on ne retrouve dans l'architecture que quelques pagodes élevées à des ingénieurs, des statues de bouddhas qui ressemblent à Hermès, et quelques temples cubiques qui inspirèrent plus tard l'architecture des mosquées.

 

Le programme de Douha

Douha est à l'origine d'un programme qui apparemment ne sert à rien. Sa première version consistait à déformer des surfaces planes. Il n'y avait là rien d'extraordinaire, et des quantités de modules de retouches de photos en proposent autant.

Son originalité tenait surtout à ce qu'il permettait de créer et d'étirer des fragments d'espace, en condensant, bien sûr, les surfaces environnantes. Il le faisait en utilisant des algorithmes basés sur des nombres imaginaires. C'était en somme une application assez basique de géométrie fractale. Elle ne pesait d'ailleurs que quelques kilo-octets et tenait décompressée sur une disquette.

Avec ses étudiants, elle en fit une application 3D. Elle restait cependant encore sommaire, car ils ne cherchèrent jamais à aller plus loin que des formes concaves ou sphériques, mais c'est ainsi qu'elle devient l'outil aussi inutile que fascinant qui captive tous ceux qui le trouvent.

Il était en effet très simple de modéliser une sphère terrestre, ou seulement une partie de celle-ci, et, à partir de quelques incises, de modifier sa surface. Des hackers ne manquèrent pas, alors, pour perfectionner le projet. Très vite on ajouta du relief à la surface courbe, et des outils pour hisser des montagnes ou creuser des mers, et le programme permit de modéliser des territoires avec un rendu toujours plus réaliste.

 

Voulez-vous rajouter un pays entre le Juras et les Alpes ? Vous prenez l'outil « Cutter » et vous faites une légère incise, puis vous sélectionnez l'outil « Pince » et vous l'étirez dans autant de sens que vous voulez. Un nouveau relief se crée aléatoirement, prolongeant les couches géodésiques, creusant des plaines alluviales.

Vous avez un outil « Altitude », et vous pouvez ouvrir une boîte de dialogue en cliquant deux fois sur le lieu sélectionné. Vous avez aussi des outils « Population », « Agglomérations », « Communication », « Minéraux »...

L'hydrométrie et la végétation sont, elles, déterminées par le programme à partir de la latitude et du relief : ce fut la principale innovation de la version 6. La version 7 permet maintenant de modifier les conditions climatiques de la planète entière.

 

On se dit que le programme est peut-être amusant au début, quand on le découvre, mais, qu'à l'usage, on doit vite s'en lasser. Pas du tout. Je crois bien que Manzi ne passe pas beaucoup de jours sans l'ouvrir au moins une fois et rêver à des mondes possibles.

 

 

Le 27 avril

Mardog

La ville la plus proche est aux pieds de la vallée de Bor Argod. Margog a été bâtie autour d'une mine d'argent aujourd'hui désaffectée, mais que remplace une usine de produits chimiques. C'est une ville ouvrière que l'on trouverait tout d'abord assez laide, avec ses immeubles collectifs aux façades sales, dont on accède aux étages par des escaliers extérieurs et des balcons aux rampes de fer.

Ça ne décourage pas les marchands de cartes postales, qui en offrent des images plutôt attirantes en exploitant toutes les ressources des jardins ouvriers et des montagnes rocheuses qui l'enserrent, ou proposent des vues plongeantes qui la montrent minuscule et perdue entre ses trois massifs, longeant l'usine étirée sur les berges du Misson. On en trouve aussi quelques-unes de la vieille mosquée.

 

La vieille mosquée de Mardog

La vieille mosquée est un ancien temple Marmat cubique d'une dizaine de mètres de côtés aux murs de pierres, qui apparaissent aux endroits où le revêtement de plâtre rose est tombé. Sa porte minuscule au centre d'une arche démesurée en fait paraître la taille plus grande.

L'intérieur est faiblement éclairé par la lumière indirecte d'ouvertures circulaires pratiquées dans le toit et coiffées de chapeaux pour arrêter la pluie. Tout est en bois massif : le plancher, les poutres qui étayent la construction, et la chaire sur le côté gauche. Il y fait froid.

Une seule inscription est lisible, gravée sur un immense plateau de bois fixé au mur en face de la porte : « la illah il Allah » (il n'est d'autre dieu que Dieu), et non pas « Bismi Allah, ar Rahim, ar Raham » (au nom de Dieu, le Clément et le Miséricordieux), comme on aurait pu s'y attendre. Les lettres sont gravées dans le bois en caractères koufis, au centre d'une étoile à huit branches, dessinant un hexaèdre.

 

Un viel homme en salopette est agenouillé près d'une poutre, les mains posées sur ses cuisses, paumes relevées. Immobile et silencieux, il paraît à la fois absorbé et abandonné. Je pourrais jurer qu'il est en train de lire, bien qu'il garde les yeux fermés.

Il me vient l'envie de m'agenouiller moi aussi. Le bois dépoli du sol est propre. Manzi pose sur moi un regard à peine plus surpris que de coutume et en fait autant.

Cette mosquée sent la grange, et je pense aux générations d'hommes qui sont passés ici durant des siècles, et qu'il en est ainsi alors qu'à chaque instant tout aurait pu être différent.

 

 

Le 28 avril

Le Chiisme Réformé du Marmat

Le Marmat s'est converti au Chiisme ismaélien au douzième siècle. Il s'accommoda toutefois assez mal des directives des docteurs de Qom et de Tabriz, et plus encore du Khalifat Ottoman. Entre le seizième et le dix-septième siècle, Le Soufi Jihad Abd Al Haqq fonda le Chiisme Réformé du Marmat.

Pour lui, tout ce que le Coran n'interdisait pas explicitement était permis, et ce qu'il interdisait pouvait être révisé à la lumière de la Raison inspirée par Dieu. Les seuls points sur lesquels L'Islam Réformé du Marmat est resté intransigeant, sont l'interdiction de la propriété privée des ressources naturelles et spirituelles, le prêt à intérêt et l'échange aléatoire.

Aussi, le seul commandement sur lequel il est demeuré inflexible est celui du Jihad. L'aumône, le pèlerinage, la prière et le jeune sont facultatifs. Le Jihad vise bien sûr les interdits, que les fidèles sont vivement appelés à combattre : par l'ingéniosité et l'invention d'abord ; s'il ne le peuvent, par les armes ; s'ils ne le peuvent, par la parole ; ou sinon par la prière.

 

Bin Al Azar

Bin Al Azar est le dernier village au fond de la vallée, plus loin encore que ce fond qu'il surplombe, à mi-chemin du col de Garg. Cette situation lui a valu une place centrale dans le Marmat.

J'ai peine à croire pourtant ce que m'a dit Douha, qu'il y eut ici, entre le douzième et dix-septième siècle, une importante université.

 

Le village est fortifié. N'imaginez pas Montségur, ni le Krak des Croisés. Les murailles, basses et épaisses, se fondent dans la forteresse naturelle de la roche qui surmonte le torrent, ainsi que les maisons, les granges et les bergeries.

Les maisons ont généralement trois étages : la bergerie au rez-de-chaussée, les habitations au-dessus, et la grange sous le toit d'ardoise. Comme la déclivité est importante, la bergerie est de plein pied du côté sud, et la grange l'est aussi du côté de la côte. On accède aux appartements, orientés aussi vers le sud, par un escalier de pierre et un balcon.

Les granges sont immenses. La surface du toit excède largement celle de la construction, protégeant de la neige les alentours de l'habitation en hiver. La vieille mosquée de Mordog me faisait penser à une grange, maintenant ce sont ces granges qui me rappellent la vieille mosquée, alors qu'elles sont presque vides de foin, à la mi-printemps.

 

 

Le 29 avril

J'ai trouvé ce matin Douha à l'entrée du village, près du pont de bois, à quelques dizaines de mètres en amont de la cascade. L'eau plonge alors dans une gorge étroite qui protège tout le flan sud de Bin Al Azar.

« Vois, me dit-elle en me montrant le courant, la rivière semble avoir le sentiment de sa chute imminente. Elle commence à s'accélérer, à s'agiter. De petits filets d'eau se gonflent et palpitent comme des veines. » 

« Fixe un détail quelconque, de l'écume, ce que tu veux. En bougeant la tête assez vite, tu peux ressentir jusque dans ton cœur toute la structure de la surface. » 

« Si tu as des connaissances mathématiques, tu vois qu'elles ne sont absolument rien si, avec elles, tu cherchais à modéliser ces mouvements. »

 

Je regardai, mais j'entendais surtout : un son continu autour duquel s'enroulaient d'infinies variations. La rumeur du torrent et la voix de Douha me parurent, un instant, s'épouser parfaitement, comme lorsqu'un corps entre dans l'eau.

 

La grammaire d'Al Farabi

Pour Al Farabi (né en 872 en Transoxiane, mort à Damas en 950, Abu Nasr Muhammad ibn Tarkhan ibn Awzalag Al Farabi, connu en Occident sous les noms d'Avennasar et d'Alfarabius), la grammaire est l'art de vocaliser l'écrit. Cette définition est très dépendante de la langue arabe : la grammaire est l'art de rajouter aux consonnes qui forment les racines des mots, les voyelles qui déterminent leur fonction dans la phrase ; d'en faire des noms, des verbes, des adjectifs ou des adverbes, et de les décliner.

L'originalité de cette approche vient de ce qu'elle identifie à la fonction grammaticale une fonction vocale, orale, et, pour tout dire, musicale. Elle suppose que la langue soit par essence du signe écrit, mais qu'il soit signe pour du son : presque notation musicale.

 

Ceci repose sur la très nette distinction, dans l'écriture arabe, entre les lettres proprement dites, qui sont toutes des consonnes, même si quelques-unes peuvent prendre parfois la valeur de voyelles, et les accents — le ou et le oun, nominatif, le a et le an, accusatif, le i et le in, génitif, datif, locatif.

On doit encore ajouter à cette liste le sukûn, le e muet, mais qui fait compter pour une syllabe la consonne qui l'accompagne, et la sadda, le petit w qui se place sous l'accent et qui redouble la consonne — la première occurrence de celle-ci se prononce alors comme si elle était accompagnée d'un e muet, et ne compte pas pour une syllabe dans la versification.

Ces remarques grammaticales que je dois à Manzi m'ont fait faire un progrès considérable autant qu'instantané en arabe.

 

J'ai écrit moi-même quelques articles sur la grammaire française et l'oralité, qui ont un air de famille. Dans l'un, je montrais que la plupart des déclinaisons du français ne se distinguent dans la prononciation que lorsqu'elles donnent lieu à des liaisons : manger à l'heure ou mangé à l'heure, il marche au pas ou ils marchent au pas, la page ouverte ou les pages ouvertes... Aussi, l'enseignement, comme les principaux travaux des grammairiens pèchent beaucoup en les négligeant, et en se montrant incapables de penser la grammaire comme une vocalisation.

Dans un autre, j'ai tenté de montrer que la ponctuation est d'abord une notation sonore et rythmique. Le point d'interrogation, par exemple, indique seulement la montée du ton et son maintient en suspens à la fin de la période. Seule cette intonation a valeur grammaticale.

Liaisons et rythmes jouent un rôle considérable dans la grammaire du français, bien plus que dans l'anglais, où ils sont compensés par l'ordre plutôt rigide des mots ; ou dans l'allemand, par les déclinaisons.

 

 

Le 30 avril

Les femmes seront toujours plus curieuses que les hommes, et Douha s'est intéressée à mes notes. Celles d'hier lui ont donné une idée : enregistrer le son du torrent avant la chute, et l'analyser.

Si les ondes du torrent sont trop complexes pour être modélisées dans un schème spatial, leur son est peut-être déjà une forme de modélisation plus apte à être numérisée. Je crains pourtant que nous n'allions pas très loin tous les trois dans cette voie, nous ne sommes ni assez bien équipés, ni assez calés pour manipuler du son, mais il y a là, peut-être une intuition à poursuivre quand même.

 

Nous avons oublié l'heure du repas, et les premières étoiles brillaient déjà quand nous avons pris le café sur le balcon, roulés dans des fourrures, après que Douha ait couché les enfants.

« Quand j'étais étudiante, dit-elle, j'étais fascinée par la question du rapport entre les signes et les choses. Puis j'ai fini par voir que toute chose peut être faite signe — comme un enfant apprend à compter avec des bûchettes — et avec eux on décompose toute chose : les signes sont des enzymes avec lesquels l'esprit goûte le monde et s'en nourrit. » 

Ça me rappelle une phrase de Hegel que je leur restitue de mémoire : « les animaux ne sont pas dépourvus de sagesse en ces mystères, car plutôt que s'interroger sur la nature des choses sensibles, ils s'empressent de s'en saisir et les dévorent. »

« Je crois que tu nous proposes un Hegel déjà remis sur ses pieds, » plaisante Manzi.

 

Jupiter nous fait face plein sud, entre le bord du toit et les à-pics rocheux, en ce début de nuit du trente avril que déjà les insectes emplissent de bruits.

 

 

Le premier mai

Je ne sais si c'est la pluie ou la rosée, tout est trempé ce matin. Le soleil n'a pas encore pointé. Il descend lentement sur les vastes étendues d'éboulis au-dessus du village. Je suis quand même sorti l'attendre sur le balcon, réchauffant de temps en temps mes doigts glacés au bol de café chaud.

Les odeurs très fortes se mêlent, du foin sec, de la terre et du bois humides, des groseilliers près du bassin, des bêtes, des mélèzes après le torrent.

 

Deux grosses canalisations de ciment descendent des environs du col jusqu'à un bunker qui contient le générateur électrique communal, et d'où elles replongent dans la vallée pour alimenter les autres localités.

De-ci de-là, des câbles d'acier reliés à des treuils électriques par des poulies, descendent dans le vide à partir des remparts du village. Ils servent à rentrer le foin, la luzerne et le blé des champs accrochés aux pentes, en contrebas.

Je crois qu'ils ont ici un goût particulier pour détourner les paysages sauvages. (Je ne dirais pas les défigurer, car ce n'est pas ça du tout.)

 

 

Au Moyen-Âge, le Marmat rayonnait autour de quelques villages disséminés dans les montagnes, moitié forteresses, moitié universités. En toute saison, des hommes passaient les cols à pieds, chargés de manuscrits et d'épîtres. L'huile des lampes étaient le matériau le plus précieux, ramené par mulets des rives du Palanzir ou de Transoxiane.

On a dit que le Marmat aurait eu des contacts à l'ouest jusqu'avec les communautés vaudoises des Carpates, et à l'est avec l'école de Lin-Tsi. On a aussi évoqué des liens avec les Qarmates, mais rien n'a été établi. D'autres rumeurs courent sur la cruauté et le fanatisme de ces étudiants guerriers, comme on en retrouve de semblables, d'ailleurs, à propos de toutes les minorités.

On a prétendu qu'ils avaient tissé un véritable système d'espionnage puisant le savoir jusque dans les cours des grands empires. Il semblerait, d'après Manzi, que le système était beaucoup plus ouvert. Des savants allaient se réfugier dans le Marmat quand ils étaient victimes d'inquisitions, ou étaient, au contraire, accueillis à bras ouverts, quand des villes nourrissaient des idées de progrès.

 

Bin Al Azar joua un rôle important au dix-septième siècle, en devenant l'un des centres intellectuels du Chiisme Réformé, comparable à celui du Couvent de Port-Royal pour la modernité occidentale — avec des frères d'armes à la place des sœurs.

Le Marmat réussit, là où échoua l'Occident, à unifier la réforme religieuse et le nouvel esprit scientifique, le Dieu des mystiques et celui des philosophes ; mais il échoua, la où l'Occident réussit, à se territorialiser.

Quand l'Occident tailla par les armes ses états-nations modernes — d'abord la Suisse, dans les montagnes, puis la Hollande, dans les marais, en gagnant ses territoires sur la mer, et l'Angleterre, profitant de son isolement maritime, ou la France, faisant renforcer ses frontières naturelles par les murailles de Vauban —, le Marmat finit comme la piraterie.

 

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