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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier XXVIII
Le monde du Marmat





Le 25 juillet

Preuves de la non existence de la Suisse

La Suisse est une pure fiction, m'assure-t-il, et je dois reconnaître que ses arguments sont difficilement réfutables.

Pour Salmon, il est hautement improbable qu'une Confédération Helvétique au cœur-même du continent demeure indépendante de la Communauté Européenne. Il n'est pas davantage croyable qu'avant la sortie du Moyen-Âge, une démocratie fédérale moderne, comparable à celle des USA, ait pu se constituer.

Comment se convaincre davantage que cette démocratie ait si bien su résister aux guerres de religion, qu'elle ait pu se construire sur cette diversité religieuse elle-même, unifiant Catholiques, Calvinistes et Vaudois dans une guerre sans fin contre les puissances européennes voisines ? Si la Suisse avait dû exister, elle aurait été cernée par des états catholiques : Italie, Autriche, Bavière et France, et isolée de tout allié possible.

Le personnage de Calvin est lui-même fortement improbable, tout comme celui de Guillaume Tell.

 

La Suisse serait un pays entièrement dépourvu de ressources naturelles et éloigné de toute voie de communication. Il est donc impensable que s'y soient épanouis une industrie et un commerce capable d'atteindre, au sein d'un continent hostile, l'indépendance et le développement qu'on lui prête.

Que penser aussi bien d'une telle indépendance qui l'aurait laissée à l'abri de la Guerre de Trente Ans, des guerres napoléoniennes, et des deux Guerres Mondiales ? Et comment croire qu'un si petit pays aurait quatre langues nationales : le français, l'allemand, l'italien et le romanche.

 

Je lui ai naturellement demandé ce qu'il faisait de la Fédération Jurassienne, qui est à l'origine du mouvement syndical mondial. L'existence du Jura ne prouve en rien pour lui celle de la Suisse. La Fédération Jurassienne a bien été à l'origine des Bourses du Travail et de la CGT, mais en France.

Je connais pourtant personnellement beaucoup de Suisses. Je peux même citer Guillaume Gete, qui maintient le meilleur site Apple francophone (http://www.gete.net/), et dont je lis souvent les interventions sur PACAMAC, la liste de diffusion des utilisateurs Mac de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur.

— Absurde, me répond-il encore. S'il était Suisse, pourquoi participerait-il à cette liste ?

 

Enfin, lui dis-je, c'est comme si je prétendais que la République du Gourpa n'existe pas parce qu'on ne peut pas croire qu'une nation indépendante de la Chine ait résisté à l'expansion Russe et à l'impérialisme britannique au dix-neuvième siècle.

— Réfléchis un peu, m'interrompt-il. Tout ce qu'on raconte sur la Suisse est invraisemblable, à commencer par la Garde du Vatican. Et que dire de la présence de l'improbable banquier frère de Ben Laden, ou du non moins improbable prédicateur proche des altermondialistes qu'est Tarik Ramadan ? Tout cela sent le détournement situationniste.

 

Salmon est un ami de Ziddhâ. Étudiant en amateur, programmeur à ses heures, travaillant par intermittence dans l'électronique. Nous sommes allés manger chez lui. Je le trouve bizarre.

 

Salmon habite dans les quartiers modernes, complètement au sud de Bolgobol, dans la petite plaine que dessine l'Ardor et son affluent, le Yukhan. Ce sont partout de grands immeubles de béton au milieu de pelouses terreuses — un béton d'une curieuse teinte brune qui prend un ton aussi beau que sauvage sous les feux du soleil couchant.

S'il n'y a presque plus de chevaux dans la vallée de la Barrse, curieusement, il y en a dans la citée, parqués dans des enclos de planches grossières. Ce sont des chevaux de race usbèque, un peu plus petits que le turcoman, mais dotés d'une force impressionnante et qui ne connaissent que le galop, comme celui que j'ai monté avec Razzi. On voit aussi quelques tentes, quelques baraques en bois, des roulottes, entre les grands immeubles.

 

 

Le 26 juillet

Le palanzi

Le palanzi est une langue à la fois proche de l'ourdou par la morphologie, et du khalkha par la syntaxe. Il en diffère toutefois par son alphabet. On y trouve aussi beaucoup d'emprunts au farsi (appelé aussi persan). Plus de trente-cinq pour cent des habitants du Marmat sont persophones. Dans certaines régions, on écrit le palanzi avec l'alphabet arabe, comme le farsi ou l'ourdou, mais l'alphabet local est largement dominant. L'ourdou lui-même n'est que du hindi écrit dans un alphabet arabe, et non en nagari, ou en devanagari, l'alphabet commun au sanskrit et au hindi.

La syntaxe du khalkha — appelé aussi mongol — a une façon tout opposée à la nôtre d'ordonner le génitif. On ne dira pas, par exemple : « la voiture de mon frère », ni « my brother's car », mais « moi, mon frère, sa voiture », avec la déclinaison au génitif à la première personne sur frère, précédé du pronom nominatif à la première personne, et une déclinaison au génitif à la troisième personne sur voiture.

Étrangement, c'est aussi la syntaxe que l'on retrouve parfois dans un français relâché : « Moi, mon frère, sa voiture, je peux m'en servir. » Une telle syntaxe est finalement assez voisine de celles des langages de programmation, ce qui peut devenir un important avantage. On s'en aperçoit tout de suite en utilisant un correcteur grammatical. De tels programmes sont extrêmement fiables en palazi, plus qu'en anglais ou en arabe, et bien davantage encore qu'en français où la structure de la phrase n'est plus détectée dès qu'elle devient complexe.

 

 

Le 27 juillet

Civilisation et empire

Une fâcheuse habitude est en train de s'enraciner, qui consiste à réécrire l'histoire des sciences et des techniques à partir des USA. C'est naturellement une conséquence de la prédominance de la langue anglaise. Chaque fois qu'une langue s'est imposée comme véhicule entre les savoirs, le résultat fut comparable. On peut le remarquer avec le grec, le pâli, le latin, le chinois, l'arabe, le hindi, le français... On commence par croire que les connaissances et les pensées sont propres et exclusives à cette langue, et on finit de proche en proche par croire qu'elles appartiennent à la nation à laquelle elle fut empruntée.

Pourtant chacun sait bien que Rome tint une part mineure dans l'immense culture de langue latine, comme les nations strictement arabes n'apportèrent qu'une part relative à la civilisation arabo-islamique.

La prédominance d'une langue véhiculaire a souvent permis au centre d'un empire de paraître celui d'une civilisation. Elle servit pourtant aussi souvent à son acculturation. Le monde latin conserva sa langue, mais en perdit le contenu qui fut traduit en arabe à partir des langues originales au cours du Moyen-Âge.

Il fut traduit en arabe, mais ne resta pas enfermé à La Mecque, ni à Damas ou à Bagdad. Si Timour Lang voulut rassembler tous les savoirs à Samarcande, ils n'y demeurèrent pas davantage, et Lahore ou Tabriz furent autant de centres, et aussi bien la forteresse d'Al Alamut.

Spiritus ubi vult spiritat. Cette « caption » vers le centre m'inspire toutes les méfiances, et cela, non que je craigne sa puissance, mais son impuissance au contraire.

 

Sur le web, il semble que s'effacent déjà, comme sur du sable, les traces européennes et soviétiques d'un siècle de recherche. Déjà on pourrait croire que tout est venu des laboratoires de la Bell, du MIT ou de Berkeley, alors que tout, seulement, ne fit qu'y passer.

 

 

Le 28 juillet

L'informatique au Marmat

Il n'y a pas très longtemps que l'informatique s'est introduite au Marmat. (Où s'est-elle depuis longtemps introduite ailleurs ?) Elle a d'abord pénétré l'industrie, mais très marginalement. On ne vit pas, comme dans la construction navale européenne et asiatique, de gigantesques tôles découpées et montées entièrement par commande numérique dans les années soixante-dix et quatre-vingts.

 

S'y développèrent d'abord des entreprises de saisie. Le prix relativement bas de la main d'œuvre et une certaine aptitude à manipuler des langues d'alphabets divers y contribuèrent.

C'était le début de l'ordinateur personnel et de l'internet. La petite entreprise recevait les textes faxés, et les répartissait à son personnel qui travaillait à domicile et qui les lui renvoyait saisis en code ASCII par l'internet. Beaucoup de gens y trouvèrent de petits boulots ou des compléments de revenus.

On louait l'ordinateur par une retenue sur salaire ; aussi l'utilisait-on le plus possible à son propre compte. Certains se mirent même à faire de la saisie seulement pour disposer d'un tel outil, ne travaillant que le strict nécessaire à sa location. On en vint naturellement à écrire des scripts pour automatiser des tâches, et on passa de la saisie à l'édition, en même temps que, du script, on alla à la programmation.

 

On pourrait trouver choquant de devoir louer son outil de travail, mais ces micro-entreprises se constituèrent plutôt sur un mode coopératif. C'est ce qui leur permit d'évoluer.

Il semble que tous comprirent vite que cette situation ne pouvait durer. À terme, chacun écrirait directement sur son ordinateur ou n'écrirait pas. Il n'y aurait plus de texte à saisir. Peut-être trouverait-on encore longtemps du texte brut à mettre en forme, à corriger et paginer pour le convertir en fichiers postscrip prêts à l'impression, ou en pages html pour la mise en ligne. Les entreprises de saisie évoluèrent donc vers la micro-édition.

On en vint alors très vite à la programmation de systèmes alternatifs pour mieux gérer une diversité d'alphabets. Entre temps, la commande numérique s'était développée dans toutes les branches d'industrie, offrant les possibilités de mettre à profit le travail des pionniers.

 

« C'est avec des si qu'Iblis s'introduit », dit un hadith. Ici on a coutume de rajouter « c'est avec des alors qu'on le chasse ».

 

L'histoire contemporaine du Marmat

Tout au long de son histoire, le Marmat fut fasciné par les grands empereurs, Alexandre, Gondopharès, Attila, Gengis Khan, Timour Lang, Bonaparte, Staline, Mao..., mais extrêmement méfiant envers les empires. Bonaparte y fut un héros pour s'être attaqué en même temps aux Ottomans, aux Russes et aux Britanniques.

Le Marmat faillit bien disparaître après Waterloo, quand le Tzar put disposer de toutes ses divisions pour pousser sa colonisation de l'Est, et que l'Empire Britannique entamant son Grand Jeu en Orient, s'avança jusque dans la vallée du Panchir. Il servit souvent de base arrière à la résistance qu'opposaient Kirghizes, Kazakhs, Ouzbeks, Tatares... à la colonisation russe et britannique. Plusieurs divisions et d'excellents canons furent engagés dans la campagne menée par l'émir Féofor-Khan en 1876, qui inspira à Jules Verne son roman Michel Strogoff.

La Révolution Bolchevique prit le Marmat au dépourvu. L'Union des Conseils devait-elle être combattue comme l'héritière de l'Empire du Tzar, ou était-elle l'alliée contre l'ennemi commun ? Les armées blanches de Dénikine, appuyées par les Anglais et les Français, le fit basculer du côté des rouges. Des volontaires s'engagèrent même dans la septième armée rouge de l'Ukraine insurgée, commandée par Makhno. Lorsque celle-ci fut écrasée par les troupes de Trotsky, et que quelques détachements en fuite se réfugièrent jusque dans le Marmat, leur enthousiasme se refroidit, et ceux qui voulaient faire du pays une république soviétique devinrent très minoritaires.

 

Le baron Von Ungern-Sternberg

Certains choisirent l'autre camp par nationalisme, et rejoignirent les forces du baron Von Ungern-Sternberg. En 1917, Ungern, officier estonien descendant des chevaliers teutoniques, forma avec le général Séménov le premier régiment contre-révolutionnaire. Il échappa rapidement à tout contrôle, et joua dans les déserts glacés d'Asie un rôle similaire à celui de Lawrence en Arabie. Il rêva d'une Grande Mongolie et voulut marcher sur les traces de Gengis Khan. Il dirigeait quelques milliers de combattants : nationalistes mongols, Tibétains, déserteurs russes, autonomistes buriates, Cosaques, Chinois du Sin-Kiang, et même des Coréens et quelques conseillers militaires japonais.

Il prit Ourga, alors capitale de la Mongolie, en 1920. Il repoussa les Chinois et remonta attaquer l'Armée Rouge en Sibérie. Il rêvait de conquérir la Chine, la Sibérie et la Russie, mais sa guerre était sans espoir. Livré aux soviétiques par ses propres lieutenants, il fut fusillé en septembre 1922. Il avait été le dernier combattant contre-révolutionnaire.

« Le feu allumé par Attila et Gengis Khan ne cesse de brûler dans ces Mongols aux cœurs frustes, écrivait-il. Ils n'attendent que le chef qui les conduira à la guerre sainte. Pléonasme. Toute guerre est sainte. La loi de la force est la seule loi du monde. S'il existe un Dieu, il ne peut être que combat. Le Bien et le Mal n'existent pas plus que la vie et la mort. »

 

Le milieu du siècle

La reprise en main par Staline fit encore changer d'avis les habitants du Marmat, et ils se rapprochèrent de l'URSS. Ils y étaient encouragés par la résistance des Kurdes avec lesquels ils avaient passé alliance. Privés en 1923 par le traité de Lausanne de l'État souverain que leur avait promis le traité de Sèvres en 1920, les Kurdes se révoltèrent contre le gouvernement de Mustafa Kemal malgré les répressions et les déportations.

Les habitants du Marmat furent cependant à nouveau refroidis par la politique stalinienne d'union avec les partis sociaux-démocrates colonialistes. La montée du nazisme les saisit dans cette indécision, que le pacte germano-soviétique accrut. Ils y plongèrent plus encore quand la République Démocratique Kurde fut proclamée en 1945 à Mahabad, protégée d'abord par les Soviétiques, puis abandonnée et réduite en décembre 1946 par les armées iranienne et irakienne, soutenues par les Britanniques.

 

Un autre peuple sans territoire

Les Kurdes, eux, se sont alors efforcés d'obtenir des États dont ils dépendaient une autonomie effective par la négociation ou la rébellion. Un mouvement de résistance nationale s'était d'abord développé en Iraq, avec le Parti Démocratique du Kurdistan de Masud Barzani, et mena une guérilla de 1961 à 1970 contre le gouvernement central soutenu et armé par les Européens.

Un statut d'autonomie a fixé en 1974 l'organisation du Kurdistan irakien, avec pour capitale Sulaymaniya. En 1988, la rébellion kurde irakienne subit une répression féroce à l'aide d'armes chimiques fournies par les USA. Une nouvelle insurrection, interrompit la guerre du Golfe de 1991 pour permettre aux Irakiens de l'écraser avec celle de Bassora.

Les Occidentaux ont aidé ensuite des fractions kurdes à s'emparer de la plus grande partie du Kurdistan irakien. Un Parlement proclama en mai 1992 un État fédéré kurde d'Iraq du Nord, non reconnu par l'ONU. À partir de 1994, une lutte s'engagea entre le P.D.K. de Barzani, qui s'allia au gouvernement irakien en 1996, et l'Union Patriotique du Kurdistan de Djalal Talabani. En Turquie, le gouvernement mena une répression brutale contre les séparatistes du Parti des Travailleurs du Kurdistan et lança des opérations militaires contre ses bases installées en Iraq.

 

Mais revenons au Marmat

Le centre d'un cyclone est toujours relativement calme, et le Marmat fut au vingtième siècle l'œil du cyclone asiatique. Il fut définitivement coupé en deux en 1946. Le nord avait fondé la République Démocratique du Gourpa, et le Sud se trouva sécessionniste de fait plus que par décision. Des frontières se refermèrent sur une République Tasgarde, dans laquelle personne ne comprenait très bien ce qui se passait.

Le Parti Communiste du Gourpa avait fait voter une constitution sur le modèle de celle de la Première République Française. Il avait associé à sa rédaction les autorités bouddhistes — religion majoritaire au Gourpa — et musulmanes. Ces dernières y apportèrent principalement l'interdiction d'appliquer le droit de propriété à ce qui n'a pas été produit par l'homme. Naturellement, ils voulaient dire créé par Dieu, mais cette formulation gênait les Bouddhistes. Les Communistes suggérèrent « Nature », mais les Musulmans ne voulaient pas en entendre parler. On se mit donc d'accord pour une formulation négative.

Les régions du Sud ne comprirent jamais pourquoi de telles institutions venaient troubler et compliquer le fonctionnement des loya, les conseils populaires. Pour eux, la seule fonction d'un gouvernement consiste à dialoguer avec les autres gouvernements, et rien de plus.

 

République des Soviets ou République des Loya (Joumouriat oul loya) cela se traduit de toute façon en français par République des Conseils. Ne pas traduire les mots revient toujours à les vider de contenu. La bonne question est plutôt : Conseils de quoi ?

Sur quoi s'organise une société ? Sur des branches d'industrie ? sur la vie locale, communale, régionale ? sur le commerce et la consommation ? sur l'administration et la finance ? sur la surveillance et la sécurité ? sur des communautés culturelles et ethniques ? Les révolutions démocratiques occidentales s'affrontèrent sur ces questions à l'orée du siècle dernier, puis les laissèrent pourrir. La République Tasgarde des Conseils, pour ne pas choisir, choisit tout à la fois.

 

Il n'est pas très facile de comprendre le mécanisme des loya dans le Marmat si l'on ne connaît pas déjà bien la théorie mathématique des ensembles. Dès que des gens s'unissent pour faire quelque chose, c'est une loya, et il y en a autant que d'associations en France. De plus, elles sont souvent très informelles et ne s'encombrent pas beaucoup de procès-verbaux.

En somme, le pays est largement dépourvu de ce qu'on appelle partout ailleurs des institutions. Personne ne s'en plaint. On y voit plutôt la cause de son indépendance. En effet, ses armées furent souvent défaites au cours de l'histoire, et même la résistance populaire ne remporta pas toujours des succès, malgré le terrain qui jouait en sa faveur, mais aucun envahisseur ne trouva jamais à qui faire signer une reddition susceptible de s'imposer à tous. Sans tête, le Marmat ne fut jamais décapité.

 

 

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