Cahier XXIV
Soirée poétique chez Razzi
Le 15 juillet
La sécheresse
est arrivée
La sécheresse
est arrivée. Venu bien plus tôt il y a deux ans, je
n'avais pas vu les herbes si jaunes autour de la maison de Ziddhâ.
Invisibles, mais
non plus silencieux, les chats des environs les font crisser quand
ils les foulent, malgré leurs pattes de velours.
J'attire toujours
les chats. Les chats sont attirés par les gens qui écrivent.
Quand je m'installe sous le tilleul, il en vient toujours un. Il
s'allonge sur la table, près du cahier ou du clavier. Il ferme
les yeux, ou les ouvre sur moi en ne regardant rien, et se baigne
dans une paix qu'agite seulement le mouvement de mes doigts.
Un poète
est invité
Un
poète est invité ce soir au village, à deux ou
trois kilomètres du hameau de Ziddhâ. Il va diriger ce
qu'on appellerait chez nous un « atelier d'écriture ».
Ici, de telles
pratiques datent de plusieurs siècles — depuis le
dix-septième, m'a précisé Ziddhâ —,
coutume venue de l'est. On se réunit et l'on compose ensemble,
généralement le jeudi soir, ou encore le vendredi, ou
lors de certaines fêtes. On se retrouve chez quelqu'un qui
dispose d'une salle assez grande, ou dans un lieu public, parfois
sous une tente dressée à cet effet.
Pour cette raison,
on appelle cela « soirée sous la toile ».
Le nom pourrait aussi venir, selon Ziddhâ, du mot qui signifie
en palanzi « littérature », construit
sur la même racine que « tissage ».
On invite souvent
des poètes renommés pour diriger ces soirées. On
les loge, on les nourrit et on les paye — généralement
les deux journées de travail que leur coûte bien le
déplacement.
Ne nous y trompons
pas pourtant : la seule poésie qui intéresse
réellement un habitant du Marmat est celle qu'il écrit
lui-même. S'il lit malgré tout celle des autres avec
intérêt, c'est pour y trouver des ressources et des
astuces. Pour être un poète renommé, dans le
Marmat, on doit d'abord avoir le sens de l'invention. On doit ensuite
proposer des découvertes exploitables par d'autres et être,
autant que possible, capable de les expliquer et de les enseigner
soi-même.
Poétique
et translinguistique
La poésie
doit beaucoup, ici, m'a expliqué Ziddhâ, au croisement
de nombreuses langues avec des morphologies et des syntaxes les plus
diverses. La plupart de ces soirées sont multilingues. La
langue du poète invité n'est pas toujours celle de ceux
qui l'invitent, et ce n'est pas la moindre raison qui le fait
appeler.
Passer d'une
langue comme l'arabe, que tous les musulmans ici ont au moins un peu
apprise avec le Coran, qui possède quatorze déclinaisons
verbales (trois personnes avec leurs formes singulières, et
plurielles, plus le duel, multipliés par deux par le genre),
en une autre comme le palanzi, qui ne connaît que trois
personnes invariables, pose souvent d'insolubles difficultés.
Chaque langue a
ses sonorités, ses rythmes, ses harmonies, et l'on ne peut se
contenter de traduire seulement un sens manifeste. Comment
voulez-vous que l'interminable « maintenant »
français puisse traduire le fugace « nunc »
latin, tranché net dans le continu par la consonne finale ?
Malédiction de Babel, les langues ne se traduiraient donc
pas ? Que si ! Elles sont même essentiellement
traduction.
Qu'on songe un peu
à ce que signifierait l'emploi d'une seule langue. On
reproduirait seulement des phrases toutes faites, y laissant couler
et finalement noyer sa pensée. Deux langues au moins sont
nécessaires pour penser, et si l'on n'en a qu'une, on doit
recourir à des jargons, des argots, des patois. C'est ce qui
fait la différence entre langue et langage : la première
est une superposition, un faisceau des seconds.
Qu'on songe à
combien de langues constituent le français : grec, latin,
arabe, occitan, normand, celte, francique, allemand, anglais...
Certes, aujourd'hui il est une langue unitaire, mais pour en arriver
là, combien de langues ont dû être parlées
en même temps ?
La langue, toutes
les langues, ne connaissent qu'une règle : l'émergence
du sens, l'acuité et la limpidité de ce sens. Qu'on s'y
prenne comme on voudra ; il n'importe même pas que ce sens
soit intelligible à un autre. Et quel autre ? Il suffit
que quelqu'un dessine une intelligibilité avec des mots, pour
qu'il soit lui-même cet autre. Si lui comprend, pourquoi un
autre encore ne comprendrait-il pas ?
On est toujours
l'autre avec le langage. L'auteur est un autre — cette
altérité même le distingue du simple locuteur
qui, lui, peut très bien ne pas savoir ce qu'il dit, porté,
habité, aliéné par le langage lui-même.
Le
petit logiciel, Eliza,
que j'avais essayé il y a deux ans (cahier 32),
savait très bien tenir une conversation, interpréter
mes paroles et me répondre d'une façon tout à
fait acceptable.
Les écoles de poésie
Donc un poète
vient ce soir au village. Comme je l'ai déjà dit, celui
qui a une bonne plume jouit ici d'un certain prestige, bien plus que
chez nous, quoique d'une tout autre façon.
D'abord il y a
plusieurs écoles dans le Marmat. Les divisions poétiques
tiennent ici une grande place, minorant souvent les autres :
ethniques, politiques, religieuses, qu'elles traversent de part en
part.
Plutôt que
de s'intéresser à vos idées politiques, votre
religion, ou même votre nationalité, on cherche d'abord
à savoir votre position envers les trois grands courants
poétiques. Moi-même ne pourrais toujours pas la dire,
mais eux le savent vite à votre place.
Les
fondamentalistes
Le
courant dominant est celui des fondamentalistes
— c'est la traduction même du nom qu'ils se donnent
—, dont le site Mo'Ous
est la vitrine. Les « fondements », ce sont les
formes littéraires traditionnelles. C'est « formes »
ici, au pluriel, qui est important, et non l'adjectif
« traditionnelles ». Ils ne sont pas des
traditionalistes, et ressemblent plutôt à des
formalistes oulipiens. Ils sont très cosmopolites, pouvant
aussi bien pratiquer le sonnet européen que le haïkaï
renga japonais.
Je les trouve
personnellement plutôt sympathiques. Ils ont un côté
débonnaire qui met chacun à l'aise. Ils pourraient
aisément faire leur l'adage de Raymond Queneau : « Il
n'y a pas que la littérature, il y a aussi la rigolade. »
Ils occupent envers les deux autres courant une position assez
médiane — on dirait « modérée »
en Occident, ce qu'ils prendraient assurément pour une
insulte.
Les extrémistes
Sur
leur droite, ou sur leur gauche, je ne sais pas, se trouvent les
extrémistes,
ou encore les modernistes.
Le premier nom est celui qu'ils se donnent, le second, celui par
lequel leurs adversaires les désignent, avec une touche
péjorative.
Pour eux, la
poésie doit aller à l'extrême du langage, casser
les formes, les représentations, la grammaire. Ils sont
particulièrement sensibles aux avant-gardes du vingtième
siècle : Futuristes, Constructivistes soviétiques,
Dada, Lettristes, Spatialistes... Ils explorent des champs nouveaux
dans le web art et les performances.
Les radicaux
Enfin, nous avons
les radicaux, qui s'appellent ainsi parce qu'ils prétendent
aller à la racine de la poétique et du langage. De
prime abord, des trois, ce sont eux qui paraissent les plus
classiques. En effet, ils se font une règle de limiter leurs
moyens au « texte pur et dur » ; c'est à
dire des suites de caractères prononçables, qui sont
tout autant des suites de phonèmes inscriptibles.
C'est justement là
qu'ils voient la racine du langage, dans le rapport entre sa nature
sonore et graphique, sa construction à partir de deux
ensembles, l'un de phonèmes et l'autre de caractères,
renvoyant sans fin l'un à l'autre. Ils la voient dans ce
rapport, qui est pour eux, essentiellement numérique.
Je
ne crois pas que je me serais immédiatement senti plus
particulièrement proche d'eux, s'ils ne m'avaient eux-mêmes
choisi comme l'un des leurs. En effet, avant mon premier voyage à
Bolgobol, avant même que nous nous connaissions, Manzi avait lu
mon essai en anglais, What
is a text ? (<http://www.zazie.at/Langage/Index.htm>),
sur le site de Zazie' Zone,
l'avait traduit en palanzi, et l'avait édité sur son
propre site, me faisant d'office l'un des théoriciens de ce
courant.
On
imagine les affinités qui peuvent alors être trouvées
avec la gnose ismaélienne, ou avec la kabbale juive, et même
avec une gnose et une kabbale chrétienne. Qu'on songe au très
mystique Jacob Böhme, ou au très obscur et paradoxal
Guillaume Postel, et à leur signatura
rerum,
ou encore à certaines remarques de Malcolm de Chazal.
On
imagine encore, cette fois en regardant vers le futur, la
signification que prend alors la commande numérique,
l'ordinateur, dans la perspective d'une Révolution
de l'entendement humain, à la fois poétique et
numérique.
Rachid Faahdy
Rachid
Faahdy va nous entraîner ce soir dans le traitement du Lakin
(« mais » en arabe), et de quelques autres
objets grammaticaux mal identifiés tels que « et »,
« alors », « si »... Pour
cela, on utilisera toutes les ressources linguistiques dont chaque
participant dispose, et l'on se servira du langage de la logique du
premier ordre, ainsi que des langages de programmation de divers
niveaux.
Manzi
et Douha, sa femme, viendront de Bolgobol en voiture. Ils
s'arrêteront d'abord chez nous pour dîner.
Ishou descendra aussi du fond de la vallée,
bien qu'il soit poétiquement plus proche des fondamentalistes
et qu'il ne connaisse pas l'arabe.
Le 17 juillet
Avant-hier soir
chez Razzi
Magnifique mais
épuisante soirée avant-hier soir chez Razzi. Une large
tente était dressée dans un champ derrière chez
lui, entre sa grange et le ruisseau. Ce n'était plutôt
que le toit d'une tente, destiné à protéger les
ordinateurs de tout ce qui est susceptible de tomber d'un feuillage.
Assis sur des tapis, nous voyions le paysage alentour, faiblement
éclairé d'une lune à son premier quartier. Nos
claviers, ou mon portable, étaient posés sur de petites
tables, comme je les ai décrites au début de mon
journal.
Douha et Manzi
restent encore
Ziddhâ et
moi avons insisté pour garder encore quelques jours Douha et
Manzi. Nous leur avons laissé la grande et unique chambre qui
donne sur la fontaine, et nous sommes installés un coin dans
la grange, avec des tapis et des palettes de bois.
Il fait très
froid le matin, quand le jour passe à travers les planches mal
jointes. La nuit, l'immense toit, les poutres d'un seul tenant sur la
longueur de la bâtisse, les paliers ajourés qui
servirent longtemps à sécher le fourrage, me font
m'endormir en rêvant à quelque fabuleux vaisseau de bois
où je me prends pour Syndbad.
Une curieuse
découverte
Curieuse
découverte, hier : ma main droite est nettement plus
sensible à la chaleur que la gauche. Je m'en suis aperçu
en cuisant le pain.
Le pain ici, je ne
me souviens plus si je l'ai déjà écrit, est
rond, plat et souple comme une crêpe. On colle la pâte, à
la main, à même la paroi verticale du four, se
roussissant toujours un peu le poil. On décolle le pain quand
il est cuit de la même façon, en prenant garde de ne pas
le laisser tomber.
Ce n'est pas en
accomplissant ces périlleuses opérations que j'ai fait
ma découverte, et pour lesquelles une main suffit. Je préfère
d'ailleurs les laisser à Ziddhâ, qui a bien moins de
poils, porte les manches longues, et accomplit ces gestes bien mieux
que moi, avec une célérité de serpent.
Je m'en suis
aperçu en portant les pains brûlants à la table
dans le jardin. C'est très net : je dois retirer ma main
droite, quand ma gauche supporte encore la chaleur un bon moment.
Comment ne m'en
étais-je jamais rendu compte, moi qui ai quand même
souvent dans ma vie travaillé avec le feu ? Évidemment,
en devenant plus habile, la main est aussi plus sensible, notamment à
la douleur.
Quel courage est
celui du vivant ! Toute l'évolution suit un seul chemin,
celui de l'affinement du système sensoriel et cognitif, au
prix de la douleur, et de la peur qui va avec, et qu'il faut bien
vaincre.
Le langage des
habitants de la Lune
Manzi
m'a fait lire un passage des États
et Empires de la Lune et du Soleil,
où Cyrano de Bergerac décrit la langue des habitants de
la Lune.
«
Elle n'est autre chose qu'une différence de tons non
articulés, à peu près comparable à notre
musique [...] quand ils sont las de parler, ou quand ils dédaignent
de prostituer leur gorge à cet usage, ils prennent ou un luth,
ou un instrument, dont ils se servent aussi bien que de la voix, à
se communiquer leurs pensées... »
— Je
croyais que tu t'en étais inspiré pour écrire
Les langues sibouines du Boulant, me dit-il devant ma surprise.
— Pas
du tout. Je n'ai lu de Cyrano de Bergerac que des extraits choisis,
et je pensais bien être le premier à avoir jamais eu une
telle idée.
Voilà
qu'après le texte de Hakim Bey sur la
Linguistique du Chaos,
je découvre une seconde fois en moins d'une semaine, que je
suis moins original que je le croyais.
— Rassure-toi,
me dit Manzi, si l'idée centrale est commune, ce que tu
développes dans tes textes n'a rien à envier à
l'originalité des autres. Moi, à ta place, je serais
plutôt agréablement surpris de ces rencontres
improbables, et je me demanderais quels chemins dérobés
y ont conduit.
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