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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XXIV
Soirée poétique chez Razzi

 

 

 

 

 

Le 15 juillet

La sécheresse est arrivée

La sécheresse est arrivée. Venu bien plus tôt il y a deux ans, je n'avais pas vu les herbes si jaunes autour de la maison de Ziddhâ.

Invisibles, mais non plus silencieux, les chats des environs les font crisser quand ils les foulent, malgré leurs pattes de velours.

J'attire toujours les chats. Les chats sont attirés par les gens qui écrivent. Quand je m'installe sous le tilleul, il en vient toujours un. Il s'allonge sur la table, près du cahier ou du clavier. Il ferme les yeux, ou les ouvre sur moi en ne regardant rien, et se baigne dans une paix qu'agite seulement le mouvement de mes doigts.


Un poète est invité

Un poète est invité ce soir au village, à deux ou trois kilomètres du hameau de Ziddhâ. Il va diriger ce qu'on appellerait chez nous un « atelier d'écriture ».

Ici, de telles pratiques datent de plusieurs siècles — depuis le dix-septième, m'a précisé Ziddhâ —, coutume venue de l'est. On se réunit et l'on compose ensemble, généralement le jeudi soir, ou encore le vendredi, ou lors de certaines fêtes. On se retrouve chez quelqu'un qui dispose d'une salle assez grande, ou dans un lieu public, parfois sous une tente dressée à cet effet.

Pour cette raison, on appelle cela « soirée sous la toile ». Le nom pourrait aussi venir, selon Ziddhâ, du mot qui signifie en palanzi « littérature », construit sur la même racine que « tissage ».


On invite souvent des poètes renommés pour diriger ces soirées. On les loge, on les nourrit et on les paye — généralement les deux journées de travail que leur coûte bien le déplacement.

Ne nous y trompons pas pourtant : la seule poésie qui intéresse réellement un habitant du Marmat est celle qu'il écrit lui-même. S'il lit malgré tout celle des autres avec intérêt, c'est pour y trouver des ressources et des astuces. Pour être un poète renommé, dans le Marmat, on doit d'abord avoir le sens de l'invention. On doit ensuite proposer des découvertes exploitables par d'autres et être, autant que possible, capable de les expliquer et de les enseigner soi-même.


Poétique et translinguistique

La poésie doit beaucoup, ici, m'a expliqué Ziddhâ, au croisement de nombreuses langues avec des morphologies et des syntaxes les plus diverses. La plupart de ces soirées sont multilingues. La langue du poète invité n'est pas toujours celle de ceux qui l'invitent, et ce n'est pas la moindre raison qui le fait appeler.

Passer d'une langue comme l'arabe, que tous les musulmans ici ont au moins un peu apprise avec le Coran, qui possède quatorze déclinaisons verbales (trois personnes avec leurs formes singulières, et plurielles, plus le duel, multipliés par deux par le genre), en une autre comme le palanzi, qui ne connaît que trois personnes invariables, pose souvent d'insolubles difficultés.


Chaque langue a ses sonorités, ses rythmes, ses harmonies, et l'on ne peut se contenter de traduire seulement un sens manifeste. Comment voulez-vous que l'interminable « maintenant » français puisse traduire le fugace « nunc » latin, tranché net dans le continu par la consonne finale ? Malédiction de Babel, les langues ne se traduiraient donc pas ? Que si ! Elles sont même essentiellement traduction.

Qu'on songe un peu à ce que signifierait l'emploi d'une seule langue. On reproduirait seulement des phrases toutes faites, y laissant couler et finalement noyer sa pensée. Deux langues au moins sont nécessaires pour penser, et si l'on n'en a qu'une, on doit recourir à des jargons, des argots, des patois. C'est ce qui fait la différence entre langue et langage : la première est une superposition, un faisceau des seconds.

Qu'on songe à combien de langues constituent le français : grec, latin, arabe, occitan, normand, celte, francique, allemand, anglais... Certes, aujourd'hui il est une langue unitaire, mais pour en arriver là, combien de langues ont dû être parlées en même temps ?


La langue, toutes les langues, ne connaissent qu'une règle : l'émergence du sens, l'acuité et la limpidité de ce sens. Qu'on s'y prenne comme on voudra ; il n'importe même pas que ce sens soit intelligible à un autre. Et quel autre ? Il suffit que quelqu'un dessine une intelligibilité avec des mots, pour qu'il soit lui-même cet autre. Si lui comprend, pourquoi un autre encore ne comprendrait-il pas ?

On est toujours l'autre avec le langage. L'auteur est un autre — cette altérité même le distingue du simple locuteur qui, lui, peut très bien ne pas savoir ce qu'il dit, porté, habité, aliéné par le langage lui-même.

Le petit logiciel, Eliza, que j'avais essayé il y a deux ans (cahier 32), savait très bien tenir une conversation, interpréter mes paroles et me répondre d'une façon tout à fait acceptable.


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Les écoles de poésie

Donc un poète vient ce soir au village. Comme je l'ai déjà dit, celui qui a une bonne plume jouit ici d'un certain prestige, bien plus que chez nous, quoique d'une tout autre façon.

D'abord il y a plusieurs écoles dans le Marmat. Les divisions poétiques tiennent ici une grande place, minorant souvent les autres : ethniques, politiques, religieuses, qu'elles traversent de part en part.

Plutôt que de s'intéresser à vos idées politiques, votre religion, ou même votre nationalité, on cherche d'abord à savoir votre position envers les trois grands courants poétiques. Moi-même ne pourrais toujours pas la dire, mais eux le savent vite à votre place.


Les fondamentalistes

Le courant dominant est celui des fondamentalistes — c'est la traduction même du nom qu'ils se donnent —, dont le site Mo'Ous est la vitrine. Les « fondements », ce sont les formes littéraires traditionnelles. C'est « formes » ici, au pluriel, qui est important, et non l'adjectif « traditionnelles ». Ils ne sont pas des traditionalistes, et ressemblent plutôt à des formalistes oulipiens. Ils sont très cosmopolites, pouvant aussi bien pratiquer le sonnet européen que le haïkaï renga japonais.

Je les trouve personnellement plutôt sympathiques. Ils ont un côté débonnaire qui met chacun à l'aise. Ils pourraient aisément faire leur l'adage de Raymond Queneau : « Il n'y a pas que la littérature, il y a aussi la rigolade. » Ils occupent envers les deux autres courant une position assez médiane — on dirait « modérée » en Occident, ce qu'ils prendraient assurément pour une insulte.


Les extrémistes

Sur leur droite, ou sur leur gauche, je ne sais pas, se trouvent les extrémistes, ou encore les modernistes. Le premier nom est celui qu'ils se donnent, le second, celui par lequel leurs adversaires les désignent, avec une touche péjorative.

Pour eux, la poésie doit aller à l'extrême du langage, casser les formes, les représentations, la grammaire. Ils sont particulièrement sensibles aux avant-gardes du vingtième siècle : Futuristes, Constructivistes soviétiques, Dada, Lettristes, Spatialistes... Ils explorent des champs nouveaux dans le web art et les performances.


Les radicaux

Enfin, nous avons les radicaux, qui s'appellent ainsi parce qu'ils prétendent aller à la racine de la poétique et du langage. De prime abord, des trois, ce sont eux qui paraissent les plus classiques. En effet, ils se font une règle de limiter leurs moyens au « texte pur et dur » ; c'est à dire des suites de caractères prononçables, qui sont tout autant des suites de phonèmes inscriptibles.

C'est justement là qu'ils voient la racine du langage, dans le rapport entre sa nature sonore et graphique, sa construction à partir de deux ensembles, l'un de phonèmes et l'autre de caractères, renvoyant sans fin l'un à l'autre. Ils la voient dans ce rapport, qui est pour eux, essentiellement numérique.


Je ne crois pas que je me serais immédiatement senti plus particulièrement proche d'eux, s'ils ne m'avaient eux-mêmes choisi comme l'un des leurs. En effet, avant mon premier voyage à Bolgobol, avant même que nous nous connaissions, Manzi avait lu mon essai en anglais, What is a text ? (<http://www.zazie.at/Langage/Index.htm>), sur le site de Zazie' Zone, l'avait traduit en palanzi, et l'avait édité sur son propre site, me faisant d'office l'un des théoriciens de ce courant.

On imagine les affinités qui peuvent alors être trouvées avec la gnose ismaélienne, ou avec la kabbale juive, et même avec une gnose et une kabbale chrétienne. Qu'on songe au très mystique Jacob Böhme, ou au très obscur et paradoxal Guillaume Postel, et à leur signatura rerum, ou encore à certaines remarques de Malcolm de Chazal.

On imagine encore, cette fois en regardant vers le futur, la signification que prend alors la commande numérique, l'ordinateur, dans la perspective d'une Révolution de l'entendement humain, à la fois poétique et numérique.


Rachid Faahdy

Rachid Faahdy va nous entraîner ce soir dans le traitement du Lakin (« mais » en arabe), et de quelques autres objets grammaticaux mal identifiés tels que « et », « alors », « si »... Pour cela, on utilisera toutes les ressources linguistiques dont chaque participant dispose, et l'on se servira du langage de la logique du premier ordre, ainsi que des langages de programmation de divers niveaux.

Manzi et Douha, sa femme, viendront de Bolgobol en voiture. Ils s'arrêteront d'abord chez nous pour dîner.

Ishou descendra aussi du fond de la vallée, bien qu'il soit poétiquement plus proche des fondamentalistes et qu'il ne connaisse pas l'arabe.


Le 17 juillet

Avant-hier soir chez Razzi

Magnifique mais épuisante soirée avant-hier soir chez Razzi. Une large tente était dressée dans un champ derrière chez lui, entre sa grange et le ruisseau. Ce n'était plutôt que le toit d'une tente, destiné à protéger les ordinateurs de tout ce qui est susceptible de tomber d'un feuillage. Assis sur des tapis, nous voyions le paysage alentour, faiblement éclairé d'une lune à son premier quartier. Nos claviers, ou mon portable, étaient posés sur de petites tables, comme je les ai décrites au début de mon journal.


Douha et Manzi restent encore

Ziddhâ et moi avons insisté pour garder encore quelques jours Douha et Manzi. Nous leur avons laissé la grande et unique chambre qui donne sur la fontaine, et nous sommes installés un coin dans la grange, avec des tapis et des palettes de bois.

Il fait très froid le matin, quand le jour passe à travers les planches mal jointes. La nuit, l'immense toit, les poutres d'un seul tenant sur la longueur de la bâtisse, les paliers ajourés qui servirent longtemps à sécher le fourrage, me font m'endormir en rêvant à quelque fabuleux vaisseau de bois où je me prends pour Syndbad.


Une curieuse découverte

Curieuse découverte, hier : ma main droite est nettement plus sensible à la chaleur que la gauche. Je m'en suis aperçu en cuisant le pain.

Le pain ici, je ne me souviens plus si je l'ai déjà écrit, est rond, plat et souple comme une crêpe. On colle la pâte, à la main, à même la paroi verticale du four, se roussissant toujours un peu le poil. On décolle le pain quand il est cuit de la même façon, en prenant garde de ne pas le laisser tomber.

Ce n'est pas en accomplissant ces périlleuses opérations que j'ai fait ma découverte, et pour lesquelles une main suffit. Je préfère d'ailleurs les laisser à Ziddhâ, qui a bien moins de poils, porte les manches longues, et accomplit ces gestes bien mieux que moi, avec une célérité de serpent.

Je m'en suis aperçu en portant les pains brûlants à la table dans le jardin. C'est très net : je dois retirer ma main droite, quand ma gauche supporte encore la chaleur un bon moment.

Comment ne m'en étais-je jamais rendu compte, moi qui ai quand même souvent dans ma vie travaillé avec le feu ? Évidemment, en devenant plus habile, la main est aussi plus sensible, notamment à la douleur.

Quel courage est celui du vivant ! Toute l'évolution suit un seul chemin, celui de l'affinement du système sensoriel et cognitif, au prix de la douleur, et de la peur qui va avec, et qu'il faut bien vaincre.


Le langage des habitants de la Lune

Manzi m'a fait lire un passage des États et Empires de la Lune et du Soleil, où Cyrano de Bergerac décrit la langue des habitants de la Lune.

« Elle n'est autre chose qu'une différence de tons non articulés, à peu près comparable à notre musique [...] quand ils sont las de parler, ou quand ils dédaignent de prostituer leur gorge à cet usage, ils prennent ou un luth, ou un instrument, dont ils se servent aussi bien que de la voix, à se communiquer leurs pensées... »


— Je croyais que tu t'en étais inspiré pour écrire Les langues sibouines du Boulant, me dit-il devant ma surprise.

— Pas du tout. Je n'ai lu de Cyrano de Bergerac que des extraits choisis, et je pensais bien être le premier à avoir jamais eu une telle idée.

Voilà qu'après le texte de Hakim Bey sur la Linguistique du Chaos, je découvre une seconde fois en moins d'une semaine, que je suis moins original que je le croyais.

— Rassure-toi, me dit Manzi, si l'idée centrale est commune, ce que tu développes dans tes textes n'a rien à envier à l'originalité des autres. Moi, à ta place, je serais plutôt agréablement surpris de ces rencontres improbables, et je me demanderais quels chemins dérobés y ont conduit.

 

 

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