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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XXV
Dans la basse vallée

 

 

 

 

 

Le 19 juillet

Li Thai Po

« Avec tes cheveux attachés derrière la nuque et ta barbiche, tu me fais penser à Li Po, m'a dit Razzi qui, jusqu'à maintenant, ne paraissait pas avoir remarqué que j'avais laissé pousser ma chevelure depuis notre première rencontre. « Tu connais Li Thai Po ? » S'enquiert-il. Bien sûr que oui, c'est l'un des plus grands poètes chinois.

« Oui, il était Chinois et Taoïste, mais sais-tu qu'il est né par ici, dans le Marmat ? » Li Po dans le Marmat, je ne peux y croire.

« Il est né sous le règne de l'impératrice Wou en 701, quelque part dans la région des quatre vallées, peut-être dans le territoire du Kazakhstan actuel, ou dans les environs du Mont Iblis, » m'affirme-t-il.

« Sa famille n'est arrivée en Chine qu'en 705, pour s'installer à l'ouest de Ch'ang An, la capitale des Tang. Plus tard, elle est allée à Ch'an Ming, au sud, où il a passé sa jeunesse. Après avoir étudié les arts martiaux, il est devenu, à la sortie de l'adolescence, un chevalier errant. Il a étudié le Tao, le Bouddhisme, l'Alchimie. Sa vie a toujours été partagée entre celle d'un étudiant studieux et d'un aventurier vagabond. »


La période des Tang fut la plus faste de la Chine. L'empire s'étendait alors jusqu'à la mer Caspienne. Les hommes et les idées passaient les frontières intérieures et extérieures aussi facilement qu'aujourd'hui les images de vidéo surveillance et les renseignements confidentiels sur les personnes. Toutes les religions, voire la totale irreligiosité, étaient bien accueillies plutôt que tolérées, et il était courant, les mœurs étant au syncrétisme, d'en avoir plusieurs, laissant ouvertes les toujours fréquentes contradictions et irréductibilités.

Je savais cela, mais avais pourtant toujours placé mes lectures de Li Po dans le décor de montagnes et de rivières de la Chine du sud.

« Tiens, » me dit Razzi en prenant dans sa bibliothèque un épais volume des œuvres traduites en arabe de Li Po — renommé pour l'occasion Al Li Thay Boun (prononcer « th » comme en anglais). « Je crois savoir que tu es capable de le lire. Au besoin, demande à Ziddhâ de t'aider. »


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La poésie de Li Po


Song-tseu s'est transmué sur le K'in-hoa

Ngan-ki s'est enfoncé jusqu'au Pong-laï

Ils ont gagné l'immortalité, dans l'Antiquité,

Ils se sont élevés, soit, mais où sont-ils passés ?


La vie est un éclair subit

Il éblouit le temps qu'on le voit

Si ciel et terre sont immuables,

Que change vite le visage de chacun


Ô toi face au vin qui hésite à boire,

Pour ton plaisir, dis, qu'attends-tu ?


Quelques mots quand même de commentaires : Le maître bouddhiste Song-tseu, se fit brûler vif sur le mont K'in-hoa pour atteindre le nirvana en maîtrisant sa dernière pensée. Ngan-ki, alchimiste taoïste, aurait vécu plus de mille ans grâce à ses drogues. Le Pong-laï est un mont mythologique où vivent les immortels.

Voilà qui évoque plus Omar Khayyam, ou même Abou Nouwas que le sage Tchouang-Tseu, ou le tempérant Li-Tseu. On l'aura compris, Li Po ne croyait pas en grand chose, si ce n'est au vin et aux femmes. On le comprend tout de suite, puis, en avançant plus, on voit qu'il croyait surtout en l'amour.

La première femme qu'il avait aimée, dès son enfance, morte alors qu'il n'avait que trente-cinq ans, brisa définitivement en lui tout ce qui aurait encore pu demeurer de prudence et de modération. Elle lui inspira des chants qui mouillent encore les manches, comme disent les Chinois, alors qu'on n'a jamais vu homme pleurer devant un grand cru.

Cette blessure qui ne se referma jamais, ne le fit pas négliger les autres femmes, ni les fuir, ni les déprécier. J'ai aimé ce poème simple :

Si tu te parfumes ne te coiffe pas

Si tu te baignes n'apprête pas ta robe

Sache que le monde n'aime pas la pureté

L'homme sage cache son éclat

Au bord de la rivière est le vieux pêcheur

Toi et moi, jusqu'à la source, nous remonterons.


(Le « vieux pêcheur » semble ici être une référence au poète Ch'û Yuan.)

La douleur et la mort, qu'il ne laisse jamais oublier, n'affaiblissent jamais la joie d'exister :


Je danse à ma guise ma manche flottante

Frôle, d'un seul coup, tous les pins des cimes.


Dans un tel ici-haut, où serait un au-delà ?


Passé la quarantaine, Li Po fut accueilli princièrement à la cours, où l'Empereur l'admirait. Il s'y ennuya en moins de deux ans, avant de s'y faire trop d'ennemis. Il repartit courir les montagnes. On dit de lui : « Il aimait la vie libre, le vin, la joie, il ne fut jamais, dans l'admirable Cour des Tang, un poète apprivoisé. » Lui-même écrivit plus tard : « Je n'ai pas de nom. Jadis j'ai usé de la manche du souverain pour m'essuyer la bouche. »

À la cinquantaine, il s'est consacré à l'alchimie, qui était alors essentiellement en Chine de la pharmacie. Il se trouva impliqué comme conseiller militaire dans l'insurrection de An lu Sham jusqu'à son écrasement en 757. « Attiré par ma trompeuse réputation, on me recherche, » a-t-il écrit. Il fut condamné pour trahison, puis rapidement libéré.

L'Empire Tang fut fortement ébranlé au huitième siècle, de 751, où les chinois furent repoussés du Turkestan, jusqu'à la prise de la capitale en 763 par les Tibétains. 763, c'est aussi l'année de la mort de Li Po, noyé dans le Fleuve Bleu où, saoul, il s'était avancé pour attraper, dit-on, le reflet de la lune.


Le 20 juillet

La vie de Li Thaï Po

Je ne connaissais rien de la vie de Li Po, dont j'avais lu pourtant beaucoup de poèmes. Je le redécouvre aujourd'hui autrement. Peut-être est-ce aussi de le lire en arabe.

L'édition est ancienne, quoique le tirage récent. C'est un arabe classique et littéraire, qui permet une précision et une concision bien difficile à atteindre en français. Le caractère allusif du chinois doit pourtant aussi en pâtir. Je regrette de ne pas connaître trois mots de cette langue et de tout ignorer des règles de versification de l'époque Tang, dont l'ouvrage ne dit rien. Je n'ai d'autre recours que de me fier à la musique du temps.

L'empereur lui-même a composé sur les paroles de Li Po. Hsüan Tsung, le dernier des Tang, est plus connu en Chine pour ses travaux sur la musique, œuvres et théorie, que pour son règne qui fut malgré ses talents désastreux.

Je comprends la fascination qu'exerça Li Po sur le raffinement de son temps. Il inaugura une parole et une pensée à la fois brutes et subtiles, qui ont été le moule, plus tard, pour celle du Japon. Je crois qu'il manque en toute langue un concept pour désigner cela.


Devant le lit au clair de lune

Comme du givre sur le sol

Levant la tête je regarde sa lumière

Et la baisse en pensant au pays natal


Voilà qui sonne différemment quand on sait où était ce pays, non ? Les cinq premières années peuvent-elles avoir tant de force, qu'il se sentit toute sa vie en exil ? Il est curieux aussi qu'ayant tant chanté le vin et les femmes, il préféra toujours la solitude des montagnes, où les deux sont si rares.


On me demande pourquoi j'habite la montagne

Je ris sans répondre, l'âme en paix

Les fleurs de pêcher vont ainsi au fil de l'eau

C'est une autre terre et un autre ciel qu'avec les hommes


Li Po fut aussi, et peut-être avant tout, un guerrier. Beaucoup de ses poèmes le sont :


Bœufs et chevaux paissent au lac Baïkal

Eux mangent la viande crue comme des loups

Bien qu'habitant les montagnes du Kansou

Ils ne semblent pas souffrir de la neige et du froid.


À cheval leurs femmes riant

Visage de jade rose

Atteignant l'oiseau sauvage en vol

Même ivres font un avec leurs montures


Quand les Pléiades jettent leur vacillante lueur

Comme un essaim, les hordes vont au combat

Sabres blancs répandant le sang rouge

La terre sablonneuse s'en imprégnant.



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Le 21 juillet

Je n'ai rien fait hier, si ce n'est corriger mes notes de la veille et continué ma lecture. Je m'étais couché à l'aube.


Images à l'orée du sommeil

Images troublantes hier soir dans le demi-sommeil : d'immenses falaises rocheuses coiffant une longue pente caillouteuse parsemée de bosquets de sapins et de genévriers, un peu comme celles qui surmontent la côte, derrière la maison.

La roche était granitique pourtant, donnant, je m'en rends compte maintenant, un côté un peu irréel au lieu. La topologie ressemblait plutôt au même massif sur son versant opposé, par où la route monte de la vallée de l'Ardor.


Presque toujours dans le demi-sommeil, des images semblables m'assaillent. Ce sont des paysages sauvages, dépourvus de toute vie si ce n'est végétale. J'y suis seul. Je n'y suis même pas vraiment, car je ne me tiens nulle part précisément. C'est plus que cela, je suis le paysage, la perception du paysage. Si je m'en rends compte en sommeillant, je peux me réveiller en sursaut, comme tombant ; quoique je ne vole pas.

Ces paysages peuvent être des plus divers : forêts, plaines sans fin, côtes maritimes, montagnes. Ils sont immenses, parfois glacés, parfois brûlants, parfois nocturnes, matinaux ou crépusculaires. Ils pourraient être effrayants, mais je n'éprouve aucune crainte. Au contraire, la paix que j'y ressens s'installe durablement en moi.


Leçons sur la philosophie de l'histoire

Je pense encore à un poème de Li Thaï Po :


Près des lacs ceux qui les voient sont effrayés

Car leur cruauté et leur courage emplissent le désert.

Jusqu'à la vieillesse derrière des rideaux

Comment le lettré vaudrait-il le cavalier ?


Pourtant, si l'on trouve en Chine des pagodes érigées pour Li Po, c'est à cause de ses vers, pas pour le sang versé.


« Je ne comprends rien à ce qui s'est passé ici au cours des siècles. » Dis-je à mes amis, assis dans l'herbe pour déjeuner dans le jardin, pendant que Douha puise de l'eau à la fontaine.

« Qui peut savoir, » répond Manzi.

« Parle-nous plutôt de Gai Savoir, » demande Ziddhâ.


Ils allaient seul ou par deux dans les vallées du Var, de la Durance et de l'Ardèche. Pour tout bien, ils avaient une épée au côté. C'était aux temps de Li Po ou d'Al Banna. Nul ne sait ce qui s'y est passé au fil des siècles...

 

 

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