Cahier XXV
Dans la basse vallée
Le 19 juillet
Li Thai Po
« Avec
tes cheveux attachés derrière la nuque et ta barbiche,
tu me fais penser à Li Po, m'a dit Razzi qui, jusqu'à
maintenant, ne paraissait pas avoir remarqué que j'avais
laissé pousser ma chevelure depuis notre première
rencontre. « Tu connais Li Thai Po ? »
S'enquiert-il. Bien sûr que oui, c'est l'un des plus grands
poètes chinois.
« Oui,
il était Chinois et Taoïste, mais sais-tu qu'il est né
par ici, dans le Marmat ? » Li Po dans le Marmat, je
ne peux y croire.
« Il
est né sous le règne de l'impératrice Wou en
701, quelque part dans la région des quatre vallées,
peut-être dans le territoire du Kazakhstan actuel, ou dans les
environs du Mont Iblis, » m'affirme-t-il.
« Sa
famille n'est arrivée en Chine qu'en 705, pour s'installer à
l'ouest de Ch'ang An, la capitale des Tang. Plus tard, elle est allée
à Ch'an Ming, au sud, où il a passé sa jeunesse.
Après avoir étudié les arts martiaux, il est
devenu, à la sortie de l'adolescence, un chevalier errant. Il
a étudié le Tao, le Bouddhisme, l'Alchimie. Sa vie a
toujours été partagée entre celle d'un étudiant
studieux et d'un aventurier vagabond. »
La période
des Tang fut la plus faste de la Chine. L'empire s'étendait
alors jusqu'à la mer Caspienne. Les hommes et les idées
passaient les frontières intérieures et extérieures
aussi facilement qu'aujourd'hui les images de vidéo
surveillance et les renseignements confidentiels sur les personnes.
Toutes les religions, voire la totale irreligiosité, étaient
bien accueillies plutôt que tolérées, et il était
courant, les mœurs étant au syncrétisme, d'en
avoir plusieurs, laissant ouvertes les toujours fréquentes
contradictions et irréductibilités.
Je savais cela,
mais avais pourtant toujours placé mes lectures de Li Po dans
le décor de montagnes et de rivières de la Chine du
sud.
« Tiens, »
me dit Razzi en prenant dans sa bibliothèque un épais
volume des œuvres traduites en arabe de Li Po — renommé
pour l'occasion Al Li Thay Boun (prononcer « th »
comme en anglais). « Je crois savoir que tu es capable de
le lire. Au besoin, demande à Ziddhâ de t'aider. »
La poésie
de Li Po
Song-tseu s'est transmué sur le K'in-hoa
Ngan-ki s'est enfoncé jusqu'au Pong-laï
Ils ont gagné l'immortalité, dans l'Antiquité,
Ils se sont élevés, soit, mais où sont-ils passés ?
La vie est un éclair subit
Il éblouit le temps qu'on le voit
Si ciel et terre sont immuables,
Que change vite le visage de chacun
Ô toi face au vin qui hésite à boire,
Pour ton plaisir, dis, qu'attends-tu ?
Quelques mots
quand même de commentaires : Le
maître bouddhiste Song-tseu, se fit brûler vif sur le
mont K'in-hoa pour atteindre le nirvana en maîtrisant sa
dernière pensée. Ngan-ki, alchimiste taoïste,
aurait vécu plus de mille ans grâce à ses
drogues. Le Pong-laï est un mont mythologique où vivent
les immortels.
Voilà qui
évoque plus Omar Khayyam, ou même Abou Nouwas que le
sage Tchouang-Tseu, ou le tempérant Li-Tseu. On l'aura
compris, Li Po ne croyait pas en grand chose, si ce n'est au vin et
aux femmes. On le comprend tout de suite, puis, en avançant
plus, on voit qu'il croyait surtout en l'amour.
La première
femme qu'il avait aimée, dès son enfance, morte alors
qu'il n'avait que trente-cinq ans, brisa définitivement en lui
tout ce qui aurait encore pu demeurer de prudence et de modération.
Elle lui inspira des chants qui mouillent encore les manches, comme
disent les Chinois, alors qu'on n'a jamais vu homme pleurer devant un
grand cru.
Cette blessure qui
ne se referma jamais, ne le fit pas négliger les autres
femmes, ni les fuir, ni les déprécier. J'ai aimé
ce poème simple :
Si tu te parfumes ne te coiffe pas
Si tu te baignes n'apprête pas ta robe
Sache que le monde n'aime pas la pureté
L'homme sage cache son éclat
Au bord de la rivière est le vieux pêcheur
Toi et moi, jusqu'à la source, nous remonterons.
(Le « vieux
pêcheur » semble ici être une référence
au poète Ch'û Yuan.)
La douleur et la
mort, qu'il ne laisse jamais oublier, n'affaiblissent jamais la joie
d'exister :
Je danse à ma guise ma manche flottante
Frôle, d'un seul coup, tous les pins des cimes.
Dans un tel ici-haut, où serait un au-delà ?
Passé la
quarantaine, Li Po fut accueilli princièrement à la
cours, où l'Empereur l'admirait. Il s'y ennuya en moins de
deux ans, avant de s'y faire trop d'ennemis. Il repartit courir les
montagnes. On dit de lui : « Il aimait la vie libre,
le vin, la joie, il ne fut jamais, dans l'admirable Cour des Tang, un
poète apprivoisé. » Lui-même écrivit
plus tard : « Je n'ai pas de nom. Jadis j'ai usé
de la manche du souverain pour m'essuyer la bouche. »
À la
cinquantaine, il s'est consacré à l'alchimie, qui était
alors essentiellement en Chine de la pharmacie. Il se trouva impliqué
comme conseiller militaire dans l'insurrection de An lu Sham jusqu'à
son écrasement en 757. « Attiré par ma
trompeuse réputation, on me recherche, » a-t-il
écrit. Il fut condamné pour trahison, puis rapidement
libéré.
L'Empire Tang fut
fortement ébranlé au huitième siècle, de
751, où les chinois furent repoussés du Turkestan,
jusqu'à la prise de la capitale en 763 par les Tibétains.
763, c'est aussi l'année de la mort de Li Po, noyé
dans le Fleuve Bleu où, saoul, il s'était avancé
pour attraper, dit-on, le reflet de la lune.
Le 20 juillet
La vie de Li Thaï
Po
Je ne connaissais
rien de la vie de Li Po, dont j'avais lu pourtant beaucoup de poèmes.
Je le redécouvre aujourd'hui autrement. Peut-être est-ce
aussi de le lire en arabe.
L'édition
est ancienne, quoique le tirage récent. C'est un arabe
classique et littéraire, qui permet une précision et
une concision bien difficile à atteindre en français.
Le caractère allusif du chinois doit pourtant aussi en pâtir.
Je regrette de ne pas connaître trois mots de cette langue et
de tout ignorer des règles de versification de l'époque
Tang, dont l'ouvrage ne dit rien. Je n'ai d'autre recours que de me
fier à la musique du temps.
L'empereur
lui-même a composé sur les paroles de Li Po. Hsüan
Tsung, le dernier des Tang, est plus connu en Chine pour ses travaux
sur la musique, œuvres et théorie, que pour son règne
qui fut malgré ses talents désastreux.
Je comprends la
fascination qu'exerça Li Po sur le raffinement de son temps.
Il inaugura une parole et une pensée à la fois brutes
et subtiles, qui ont été le moule, plus tard, pour
celle du Japon. Je crois qu'il manque en toute langue un concept pour
désigner cela.
Devant le lit au clair de lune
Comme du givre sur le sol
Levant la tête je regarde sa lumière
Et la baisse en pensant au pays natal
Voilà qui
sonne différemment quand on sait où était ce
pays, non ? Les cinq premières années
peuvent-elles avoir tant de force, qu'il se sentit toute sa vie en
exil ? Il est curieux aussi qu'ayant tant chanté le vin
et les femmes, il préféra toujours la solitude des
montagnes, où les deux sont si rares.
On me demande pourquoi j'habite la montagne
Je ris sans répondre, l'âme en paix
Les fleurs de pêcher vont ainsi au fil de l'eau
C'est une autre terre et un autre ciel qu'avec les hommes
Li Po fut aussi,
et peut-être avant tout, un guerrier. Beaucoup de ses poèmes
le sont :
Bœufs et chevaux paissent au lac Baïkal
Eux mangent la viande crue comme des loups
Bien qu'habitant les montagnes du Kansou
Ils ne semblent pas souffrir de la neige et du froid.
À cheval leurs femmes riant
Visage de jade rose
Atteignant l'oiseau sauvage en vol
Même ivres font un avec leurs montures
Quand les Pléiades jettent leur vacillante lueur
Comme un essaim, les hordes vont au combat
Sabres blancs répandant le sang rouge
La terre sablonneuse s'en imprégnant.

Le 21 juillet
Je n'ai rien fait
hier, si ce n'est corriger mes notes de la veille et continué
ma lecture. Je m'étais couché à l'aube.
Images à
l'orée du sommeil
Images troublantes
hier soir dans le demi-sommeil : d'immenses falaises rocheuses
coiffant une longue pente caillouteuse parsemée de bosquets de
sapins et de genévriers, un peu comme celles qui surmontent la
côte, derrière la maison.
La roche était
granitique pourtant, donnant, je m'en rends compte maintenant, un
côté un peu irréel au lieu. La topologie
ressemblait plutôt au même massif sur son versant opposé,
par où la route monte de la vallée de l'Ardor.
Presque toujours
dans le demi-sommeil, des images semblables m'assaillent. Ce sont des
paysages sauvages, dépourvus de toute vie si ce n'est
végétale. J'y suis seul. Je n'y suis même pas
vraiment, car je ne me tiens nulle part précisément.
C'est plus que cela, je suis le paysage, la perception du paysage. Si
je m'en rends compte en sommeillant, je peux me réveiller en
sursaut, comme tombant ; quoique je ne vole pas.
Ces paysages
peuvent être des plus divers : forêts, plaines sans
fin, côtes maritimes, montagnes. Ils sont immenses, parfois
glacés, parfois brûlants, parfois nocturnes, matinaux ou
crépusculaires. Ils pourraient être effrayants, mais je
n'éprouve aucune crainte. Au contraire, la paix que j'y
ressens s'installe durablement en moi.
Leçons sur
la philosophie de l'histoire
Je pense encore à
un poème de Li Thaï Po :
Près des lacs ceux qui les voient sont effrayés
Car leur cruauté et leur courage emplissent le désert.
Jusqu'à la vieillesse derrière des rideaux
Comment le lettré vaudrait-il le cavalier ?
Pourtant, si l'on
trouve en Chine des pagodes érigées pour Li Po, c'est à
cause de ses vers, pas pour le sang versé.
« Je ne
comprends rien à ce qui s'est passé ici au cours des
siècles. » Dis-je à mes amis, assis dans
l'herbe pour déjeuner dans le jardin, pendant que Douha puise
de l'eau à la fontaine.
« Qui
peut savoir, » répond Manzi.
« Parle-nous
plutôt de Gai Savoir, » demande Ziddhâ.
Ils allaient seul
ou par deux dans les vallées du Var, de la Durance et de
l'Ardèche. Pour tout bien, ils avaient une épée
au côté. C'était aux temps de Li Po ou d'Al
Banna. Nul ne sait ce qui s'y est passé au fil des siècles...
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