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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XXVI
Chasse en montagne

 

 

 

 

 

Le 22 juillet

Derrière la maison

« Aucune idée vraiment nouvelle ne peut venir d'une déduction ou d'une induction. » M'explique en arabe le gardien de moutons derrière le hameau. « Elle ne peut naître que d'une abduction. »

Une déduction, chacun le sait, c'est tirer d'une généralité une vérité particulière. C'est assez facile, et le résultat est assuré du moment qu'on est sûr de la généralité. L'induction est l'opération inverse, tirer du particulier une loi générale. C'est déjà plus problématique, et toute nouvelle induction peut remettre en cause la conclusion précédente.

L'abduction, chère à Pierce, à Poincaré et aux savants musulmans, est un peu la synthèse de l'analogie et de l'induction. Elle consiste à tester l'explication d'un phénomène inconnu par un autre qui lui ressemble.


« On peut se tromper en employant un langage comme en interprétant les données des sens, » dis-je. « Il n'est de certitude que dans l'intuition et l'expérience. »

Sous son bonnet de poils, l'homme jette sur moi un regard en coin. Il connaît Aristote, mais certainement mal Descartes. Il doit me prendre pour un mystique.

Sa pauvre cavale, qui broute les feuilles d'un frêne où il l'a attachée, attire les grosses mouches, bien qu'il vienne de l'enduire d'un liquide fort qui sent un peu la mélisse.


Le palanzi

Avant de venir à Bolgobol pour la première fois, j'avais lu que plus de la moitié de la population était illettrée. Cela voulait simplement dire que la moitié de la population ne savait pas lire le palanzi, la langue plus ou moins nationale.

Il y a un nombre considérable de langues utilisées dans le Marmat. Elles sont de familles différentes et n'utilisent pas les mêmes alphabets : palanzi, khalkha, arabe, latin, cyrillique et autres.

Tout le monde, dans la République du Gourpa, comprend le palanzi, mais une grosse moitié seulement sait l'écrire. Rares sont pourtant ceux qui ne sauraient pas du tout le déchiffrer. Ils pourraient de toute façon, le comprenant, lire une transcription phonétique dans un autre alphabet. Je suis à peu près certain que tout le monde ici, sauf pathologie, sait écrire au moins en deux langues.


Il y eut, au cours des siècles, de nombreuses tentatives d'adopter un autre alphabet pour écrire le palanzi. Cela commença avec le sanscrit, puis avec les anciens caractères iraniens, puis le grec avec l'empire hellénistique, suivi de près par le syriaque. Je passe ensuite sur les caractères khalkha, sogdiens, etc. Entre temps, la pratique du chinois s'était imposée chez les lettrés bouddhistes, puis l'arabe chez les musulmans. Enfin, dès le dix-neuvième siècle, il y eu la tentation d'employer l'alphabet latin, puis cyrillique après la Révolution Bolchevique. Il semble qu'on y ait depuis définitivement renoncé. Les gens du Marmat, de toute façon, aiment les alphabets. Il n'y en aura jamais trop à leur goût.


Ici, écrire est un jeu pour les enfants. Donnez-leur un stylo, un bambou, un pinceau, les voilà sages. Ils s'amusent à tracer des caractères, comme ailleurs on joue à la guerre. Oh, ils y jouent aussi, mais après, le soir avant de s'endormir, ils riment quelques vers épiques. Plus grands, ils commencent à s'échanger des épigrammes érotiques, puis ils composent leurs premiers poèmes d'amour. À un âge mûr, ils sont devenus très forts.


Le 23 juillet

De bon matin

« Je sens que tu commences à t'ennuyer, » m'a répondu Razzi quand je l'ai interrogé sur son savoir poétique. « Si tu veux, viens avec moi pendant deux ou trois jours. »

« Emmène de quoi te couvrir, m'a-t-il dit aussi, nous allons prendre de l'altitude. »


Il est venu me chercher avant le lever du soleil, avec la jument que j'avais déjà montée il y a deux ans. J'ai attaché derrière la selle un sac de couchage, un gros tricot de laine et le manteau que je m'étais acheté lors de mon premier voyage. Il a pensé à prendre une gourde de peau pour moi.

Razzi a amené son aigle, une femelle superbe. Le pommeau de sa selle est prolongé d'un triangle revêtu de cuir épais qui lui sert de perchoir. Y est accroché le manchon avec lequel Razzi la tient pour chasser, près de l'étui du fusil.


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Nous arrivons au petit jour au pied des falaises de calcaire qui surmontent le hameau, et qui me paraissaient infranchissables d'en bas. Nous devons descendre de monture et aider les bêtes à gravir des éboulis. Par instant l'aigle vacille sur son perchoir et bat l'air de ses ailes déployées, faisant naître, fugace, l'image d'un cheval ailé.

Comme on le voit de la haute vallée, le sommet est un plateau boisé. Il est plus large que je ne l'aurais cru. Le soleil de l'aube étire démesurément nos ombres. Pour en profiter, nous longeons un sentier entre la forêt et le vide, où nous voyons la rivière et les champs minuscules en bas. Une heure plus tard, nous ôtons nos vestes, et ne tardons pas à nous enfoncer dans les bois.


Le relief des montagnes, d'où qu'on le regarde, est trompeur. Avant dix heures, nous avons atteint le sommet du mont boisé qui domine le plateau. Nous découvrons devant nous un col dont je n'aurais pas soupçonné l'étendue. On ne l'imagine, ni du bas de la vallée, ni du haut, ni de la route de Bolgobol à Algarod, que j'ai pourtant parcourue dans les deux sens, ni du massif qui nous fait face et où j'étais déjà allé avec Ziddhâ il y a deux ans.

C'est un paysage qui ressemble à la limite de la taïga et de la toundra. La forêt étale ses lambeaux, laissant voir un tapis de graminées et de lichens que l'été a commencé à jaunir. Devant nous, en bas, est un lac. Nous laissons courir nos chevaux jusqu'à lui.

Nous ramassons des rameaux secs pour allumer un feu sur une pierre plate, et mangeons les gâteaux de céréales et de coing que nous avons emportés, pendant que passe le café et que nos chevaux boivent.


L'après-midi

Ces paysages me rappellent irrésistiblement les westerns que je voyais le jeudi dans mon enfance au cinéma du quartier. Nous avons l'air de deux vieux cow-boys, Razzi et moi. Ils me font aussi penser aux Mongols auxquels je rêvais aussi, petit. « Pourquoi aux Mongols ? » S'étonne Razzi.

Si seulement je le savais — quelques films hollywoodiens, sans doute, dans lesquels ils ne tenaient pourtant pas souvent le beau rôle. Plus tard, évidemment, j'ai été fasciné par ce point aveugle entre les trois foyers de civilisation : la Chine, les Indes et l'Occident monothéiste.

J'ai été frappé aussi par une fausse symétrie dans l'histoire moderne de la Russie et des États-Unis. Les deux puissances sont devenues dominantes avec la conquête parallèle de territoires sauvages. La comparaison s'arrête là. Les peuples d'Amérique du Nord ont été exterminés dans l'aventure. L'Union Soviétique s'est faite avec les colons et les colonisés réunifiés.

Les khanats turkmènes étaient en même temps, pour les Russes, ce qu'étaient pour les colons de la Nouvelle-Angleterre, et les Peaux-rouges et l'administration britannique. Ils en avaient été longtemps les vassaux.


En attendant, les paysages sont étonnamment semblables dans les deux continents ; ils sont interchangeables pour l'esprit. Je peux nous voir, Razzi et moi, comme deux éclaireurs traversant le Montana, imaginer, sortant du bois dont nous approchons, un groupe d'Indiens sur leurs mustangs. Je peux aussi nous voir comme deux cavaliers de l'Armée Rouge cherchant la trace de l'avant-garde des divisions blanches du Général Séménov.

On est surpris de découvrir comment on ne voit plus alors de la même façon exactement les mêmes choses. Tout est différent, et pourtant rien n'a changé.

Il suffit de songer à un tipi plutôt qu'à une yourte, ou seulement de dire « toundra » plutôt que « prairie », et tout, même le ciel, même la lumière, sont différents. Pourrait-on voir un jour le réel sans n'imaginer rien ?

— Ah le hijab... me répond Razzi en arabe.

— Le voile ?

— C'est le secret du bâtin ajoute-t-il (du « caché », voir À Bolgobol cahier 30). Pour Sohravardi, le voile est le corps lui-même. Le hijab nous révèle ce qu'il revêt.

— Éliphas Lévy, un ésotériste français, voulait lui aussi interpréter au pied de la lettre la phrase de la Genèse : « Et il leur fit des habits de peau. »

— Vanité de douter des apparences, conclut-il : que vaudrait l'essence d'une réalité qui n'apparaîtrait pas ?


Pour la nuit

La baraque est à moitié enfouie dans la pente. Jusqu'au dernier moment, on croit n'y voir rien d'autre qu'un amas de cailloux où s'accrochent quelques arbustes et du bois mort. Il n'y a plus de forêts ici, seulement une interminable prairie de lichens et de graminées.

Après que nous ayons attaché les chevaux devant l'abreuvoir fait d'un tronc évidé, Razzi trouve une clé de bois habilement cachée, et ouvre la serrure, en bois elle aussi. Nous n'y voyons rien avant qu'il ait poussé les volets de l'unique fenêtre, aveuglés par les dernières lueurs du soleil qui descend sur le mont Iblis.

Il règne une relative tiédeur. Elle émane d'un gros condensateur qui trône dans le fond de la pièce au plancher délavé. Il y a aussi un ordinateur, Une vieille station de travail Indy de Silicon Graphics de 1992. Silicon Graphics y avait inauguré l'OpenGL, transformant en norme ouverte l'ancien IrixGL. Comment font-ils pour se procurer toujours de si prestigieuses machines d'occasion ?

Je ne m'attendais pas à trouver de l'électricité ici. Razzi m'explique qu'une turbine capte le vent un peu plus haut sur une éminence. Il me propose d'aller la voir, mais je ne ferai pas un pas de plus.

Ce n'est pas pour maintenir la pièce toute l'année à une température convenable, évitant que souffre le matériel électronique, que le condensateur produit de la chaleur, c'est parce qu'ils ne savent pas en faire qui ne chauffent pas. Pour l'occasion, ça tombe bien.


L'aigle nous a rapporté un lièvre du Marmat qui a eu le malheur de croiser notre route. Il reste assez de jour pour l'écorcher devant la porte.

Je ne saisirai pas ce soir les notes de mon carnet. Je suis trop épuisé.


Le 24 juillet

La paix sauvage

Ces petits chevaux turkmènes sont aussi à l'aise en montagne que des mulets. Mais que la selle fait mal aux fesses quand on n'y est pas habitué, et surtout aux reins, aux cols des fémurs, aux cuisses. Je pouvais à peine marcher en me levant. « Tu en as bien pour trois jours, » me dit Razzi. Dans trois jours, on sera de retour.

Nous longeons la chaîne qui fait le versant nord-ouest de la vallée de l'Oumrouat. À midi, nous atteignons un nouveau col, et déjeunons près d'un ruisseau.

Razzi m'a appris a tenir son aigle ; seulement à le tenir. L'animal a un poids considérable. Je serais bien incapable de le porter à bout de bras aussi longtemps que lui.


Avant d'arriver à la source, Razzi a ôté le capuchon de cuir, et nous sommes partis au galop. J'ai entendu un sifflement puissant et l'aigle s'est envolé. J'ai à peine eu le temps de voir courir de petites boules de fourrure en tous sens. Trop tard !

« Les marmottes sont dures à surprendre, » m'explique Razzi. « Elles placent des guetteuses sur des éminences et, au premier sifflet, elles disparaissent dans les terriers. » Évidemment, je sais ce que sont des marmottes, et je m'inquiète pour le déjeuner.


Pendant que je ramasse quelques rameaux morts aux pieds des trois sapins qui longent le ruisseau, Razzi sort un petit sac de cuir de sa selle, et en verse une curieuse poudre dans une gamelle. Il ajoute de l'eau pendant que ça cuit. « C'est de la viande séchée, » m'explique-t-il.

« Ne t'en fais pas, c'est comestible, » ajoute-t-il en anglais. Ce sont les Huns qui ont introduit la technique pour dessécher la viande. Elle leur permettait d'emporter des vivres dans leurs raids sans s'alourdir. La première arme des Huns était leur rapidité.

À la communale, on m'avait déjà appris que les Huns emportaient de la viande sous leurs selles. Je ne savais pas qu'elle était séchée et réduite en poudre.

Ce n'est pas appétissant d'aspect, mais pas désagréable au palais, surtout avec les oignons sauvages que nous avons ramassés en route. Ça me fait penser au corned-beef.


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Plus nous nous enfonçons dans cet immense territoire inhabité autour du massif de l'Iblis, plus je ressens une curieuse impression de sécurité. Je ne donnerais pas cher de ma peau si je devais y survivre seul. Je sens pourtant qu'ici aucune crainte ne m'atteint ; la mort même ne fait pas peur.

Je découvre donc, la voyant se dissiper comme des brumes matinales, qu'existait en moi de la peur, masquée par les sentiments et les autres pensées, que le soleil et l'altitude chassent ensemble.


Le 25 juillet

Comme une forme de vie dans le langage

« Alors ? » interrogé-je Razzi. « Alors ? » me renvoie-t-il.

Il m'a entraîné ici pour me renseigner sur son savoir absolu en matière de poésie, et je ne vois toujours pas bien ce qu'il voulait me montrer.

Sans savoir pourquoi, les derniers mots que j'avais notés il y a deux ans d'une conversation avec Douha reviennent sonner à ma mémoire. Nous parlions de langage et d'écriture et je venais d'entamer une phrase : « Il y a comme une forme de vie dans le langage... »

Je m'étais interrompu pour suivre son regard. Un rapace planait dans le ciel, à peine visible de la vieille ville de Bolgobol où nous étions, un aigle. Elle m'avait dit qu'ils sont nombreux dans ces montagnes, qu'on les capture et « on les dresse pour la chasse. »


Ces deux idées maintenant s'associent dans mon esprit : « il y a une forme de vie dans le langage » et « on les dresse pour la chasse ». La réponse me vient alors à la bouche comme pour moi seul : « Oui ! l'aigle doit ramener la proie. »

 

 

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