Cahier XXVI
Chasse en montagne
Le 22 juillet
Derrière
la maison
« Aucune
idée vraiment nouvelle ne peut venir d'une déduction ou
d'une induction. » M'explique en arabe le gardien de
moutons derrière le hameau. « Elle ne peut naître
que d'une abduction. »
Une déduction,
chacun le sait, c'est tirer d'une généralité une
vérité particulière. C'est assez facile, et le
résultat est assuré du moment qu'on est sûr de la
généralité. L'induction est l'opération
inverse, tirer du particulier une loi générale. C'est
déjà plus problématique, et toute nouvelle
induction peut remettre en cause la conclusion précédente.
L'abduction, chère
à Pierce, à Poincaré et aux savants musulmans,
est un peu la synthèse de l'analogie et de l'induction. Elle
consiste à tester l'explication d'un phénomène
inconnu par un autre qui lui ressemble.
« On
peut se tromper en employant un langage comme en interprétant
les données des sens, » dis-je. « Il
n'est de certitude que dans l'intuition et l'expérience. »
Sous son bonnet de
poils, l'homme jette sur moi un regard en coin. Il connaît
Aristote, mais certainement mal Descartes. Il doit me prendre pour un
mystique.
Sa pauvre cavale,
qui broute les feuilles d'un frêne où il l'a attachée,
attire les grosses mouches, bien qu'il vienne de l'enduire d'un
liquide fort qui sent un peu la mélisse.
Le palanzi
Avant de venir à
Bolgobol pour la première fois, j'avais lu que plus de la
moitié de la population était illettrée. Cela
voulait simplement dire que la moitié de la population ne
savait pas lire le palanzi, la langue plus ou moins nationale.
Il y a un nombre
considérable de langues utilisées dans le Marmat. Elles
sont de familles différentes et n'utilisent pas les mêmes
alphabets : palanzi, khalkha, arabe, latin, cyrillique et
autres.
Tout le monde,
dans la République du Gourpa, comprend le palanzi, mais une
grosse moitié seulement sait l'écrire. Rares sont
pourtant ceux qui ne sauraient pas du tout le déchiffrer. Ils
pourraient de toute façon, le comprenant, lire une
transcription phonétique dans un autre alphabet. Je suis à
peu près certain que tout le monde ici, sauf pathologie, sait
écrire au moins en deux langues.
Il y eut, au cours
des siècles, de nombreuses tentatives d'adopter un autre
alphabet pour écrire le palanzi. Cela commença avec le
sanscrit, puis avec les anciens caractères iraniens, puis le
grec avec l'empire hellénistique, suivi de près par le
syriaque. Je passe ensuite sur les caractères khalkha,
sogdiens, etc. Entre temps, la pratique du chinois s'était
imposée chez les lettrés bouddhistes, puis l'arabe chez
les musulmans. Enfin, dès le dix-neuvième siècle,
il y eu la tentation d'employer l'alphabet latin, puis cyrillique
après la Révolution Bolchevique. Il semble qu'on y ait
depuis définitivement renoncé. Les gens du Marmat, de
toute façon, aiment les alphabets. Il n'y en aura jamais trop
à leur goût.
Ici, écrire
est un jeu pour les enfants. Donnez-leur un stylo, un bambou, un
pinceau, les voilà sages. Ils s'amusent à tracer des
caractères, comme ailleurs on joue à la guerre. Oh, ils
y jouent aussi, mais après, le soir avant de s'endormir, ils
riment quelques vers épiques. Plus grands, ils commencent à
s'échanger des épigrammes érotiques, puis ils
composent leurs premiers poèmes d'amour. À un âge
mûr, ils sont devenus très forts.
Le 23 juillet
De bon matin
« Je
sens que tu commences à t'ennuyer, » m'a répondu
Razzi quand je l'ai interrogé sur son savoir poétique.
« Si tu veux, viens avec moi pendant deux ou trois
jours. »
« Emmène
de quoi te couvrir, m'a-t-il dit aussi, nous allons prendre de
l'altitude. »
Il est venu me
chercher avant le lever du soleil, avec la jument que j'avais déjà
montée il y a deux ans. J'ai attaché derrière la
selle un sac de couchage, un gros tricot de laine et le manteau que
je m'étais acheté lors de mon premier voyage. Il a
pensé à prendre une gourde de peau pour moi.
Razzi a amené
son aigle, une femelle superbe. Le pommeau de sa selle est prolongé
d'un triangle revêtu de cuir épais qui lui sert de
perchoir. Y est accroché le manchon avec lequel Razzi la tient
pour chasser, près de l'étui du fusil.
Nous arrivons au
petit jour au pied des falaises de calcaire qui surmontent le hameau,
et qui me paraissaient infranchissables d'en bas. Nous devons
descendre de monture et aider les bêtes à gravir des
éboulis. Par instant l'aigle vacille sur son perchoir et bat
l'air de ses ailes déployées, faisant naître,
fugace, l'image d'un cheval ailé.
Comme on le voit
de la haute vallée, le sommet est un plateau boisé. Il
est plus large que je ne l'aurais cru. Le soleil de l'aube étire
démesurément nos ombres. Pour en profiter, nous
longeons un sentier entre la forêt et le vide, où nous
voyons la rivière et les champs minuscules en bas. Une heure
plus tard, nous ôtons nos vestes, et ne tardons pas à
nous enfoncer dans les bois.
Le relief des
montagnes, d'où qu'on le regarde, est trompeur. Avant dix
heures, nous avons atteint le sommet du mont boisé qui domine
le plateau. Nous découvrons devant nous un col dont je
n'aurais pas soupçonné l'étendue. On ne
l'imagine, ni du bas de la vallée, ni du haut, ni de la route
de Bolgobol à Algarod, que j'ai pourtant parcourue dans les
deux sens, ni du massif qui nous fait face et où j'étais
déjà allé avec Ziddhâ il y a deux ans.
C'est un paysage
qui ressemble à la limite de la taïga et de la toundra.
La forêt étale ses lambeaux, laissant voir un tapis de
graminées et de lichens que l'été a commencé
à jaunir. Devant nous, en bas, est un lac. Nous laissons
courir nos chevaux jusqu'à lui.
Nous ramassons des
rameaux secs pour allumer un feu sur une pierre plate, et mangeons
les gâteaux de céréales et de coing que nous
avons emportés, pendant que passe le café et que nos
chevaux boivent.
L'après-midi
Ces
paysages me rappellent irrésistiblement les westerns
que je voyais le jeudi dans mon enfance au cinéma du quartier.
Nous avons l'air de deux vieux cow-boys,
Razzi et moi. Ils me font aussi penser aux Mongols auxquels je rêvais
aussi, petit. « Pourquoi aux Mongols ? »
S'étonne Razzi.
Si
seulement je le savais — quelques films hollywoodiens,
sans doute, dans lesquels ils ne tenaient pourtant pas souvent le
beau rôle. Plus tard, évidemment, j'ai été
fasciné par ce point aveugle entre les trois foyers de
civilisation : la Chine, les Indes et l'Occident monothéiste.
J'ai
été frappé aussi par une fausse symétrie
dans l'histoire moderne de la Russie et des États-Unis. Les
deux puissances sont devenues dominantes avec la conquête
parallèle de territoires sauvages. La comparaison s'arrête
là. Les peuples d'Amérique du Nord ont été
exterminés dans l'aventure. L'Union Soviétique s'est
faite avec les colons et les colonisés réunifiés.
Les khanats
turkmènes étaient en même temps, pour les Russes,
ce qu'étaient pour les colons de la Nouvelle-Angleterre, et
les Peaux-rouges et l'administration britannique. Ils en avaient été
longtemps les vassaux.
En attendant, les
paysages sont étonnamment semblables dans les deux
continents ; ils sont interchangeables pour l'esprit. Je peux
nous voir, Razzi et moi, comme deux éclaireurs traversant le
Montana, imaginer, sortant du bois dont nous approchons, un groupe
d'Indiens sur leurs mustangs. Je peux aussi nous voir comme deux
cavaliers de l'Armée Rouge cherchant la trace de l'avant-garde
des divisions blanches du Général Séménov.
On est surpris de
découvrir comment on ne voit plus alors de la même façon
exactement les mêmes choses. Tout est différent, et
pourtant rien n'a changé.
Il suffit de
songer à un tipi plutôt qu'à une yourte, ou
seulement de dire « toundra » plutôt que
« prairie », et tout, même le ciel, même
la lumière, sont différents. Pourrait-on voir un jour
le réel sans n'imaginer rien ?
— Ah
le hijab...
me répond Razzi en arabe.
— Le
voile ?
— C'est
le secret du bâtin
ajoute-t-il (du « caché »,
voir À Bolgobol cahier
30).
Pour Sohravardi, le voile est le corps lui-même. Le hijab
nous révèle ce qu'il revêt.
— Éliphas
Lévy, un ésotériste français, voulait lui
aussi interpréter au pied de la lettre la phrase de la
Genèse : « Et il leur fit des habits de
peau. »
— Vanité
de douter des apparences, conclut-il : que vaudrait
l'essence d'une réalité qui n'apparaîtrait pas ?
Pour la nuit
La baraque est à
moitié enfouie dans la pente. Jusqu'au dernier moment, on
croit n'y voir rien d'autre qu'un amas de cailloux où
s'accrochent quelques arbustes et du bois mort. Il n'y a plus de
forêts ici, seulement une interminable prairie de lichens et de
graminées.
Après que
nous ayons attaché les chevaux devant l'abreuvoir fait d'un
tronc évidé, Razzi trouve une clé de bois
habilement cachée, et ouvre la serrure, en bois elle aussi.
Nous n'y voyons rien avant qu'il ait poussé les volets de
l'unique fenêtre, aveuglés par les dernières
lueurs du soleil qui descend sur le mont Iblis.
Il règne
une relative tiédeur. Elle émane d'un gros condensateur
qui trône dans le fond de la pièce au plancher délavé.
Il y a aussi un ordinateur, Une vieille station de travail Indy de
Silicon Graphics de 1992. Silicon Graphics y avait inauguré
l'OpenGL, transformant en norme ouverte l'ancien IrixGL. Comment
font-ils pour se procurer toujours de si prestigieuses machines
d'occasion ?
Je ne m'attendais
pas à trouver de l'électricité ici. Razzi
m'explique qu'une turbine capte le vent un peu plus haut sur une
éminence. Il me propose d'aller la voir, mais je ne ferai pas
un pas de plus.
Ce n'est pas pour
maintenir la pièce toute l'année à une
température convenable, évitant que souffre le matériel
électronique, que le condensateur produit de la chaleur, c'est
parce qu'ils ne savent pas en faire qui ne chauffent pas. Pour
l'occasion, ça tombe bien.
L'aigle nous a
rapporté un lièvre du Marmat qui a eu le malheur de
croiser notre route. Il reste assez de jour pour l'écorcher
devant la porte.
Je ne saisirai pas
ce soir les notes de mon carnet. Je suis trop épuisé.
Le 24 juillet
La paix sauvage
Ces petits chevaux
turkmènes sont aussi à l'aise en montagne que des
mulets. Mais que la selle fait mal aux fesses quand on n'y est pas
habitué, et surtout aux reins, aux cols des fémurs, aux
cuisses. Je pouvais à peine marcher en me levant. « Tu
en as bien pour trois jours, » me dit Razzi. Dans trois
jours, on sera de retour.
Nous longeons la
chaîne qui fait le versant nord-ouest de la vallée de
l'Oumrouat. À midi, nous atteignons un nouveau col, et
déjeunons près d'un ruisseau.
Razzi m'a appris a
tenir son aigle ; seulement à le tenir. L'animal a un
poids considérable. Je serais bien incapable de le porter à
bout de bras aussi longtemps que lui.
Avant d'arriver à
la source, Razzi a ôté le capuchon de cuir, et nous
sommes partis au galop. J'ai entendu un sifflement puissant et
l'aigle s'est envolé. J'ai à peine eu le temps de voir
courir de petites boules de fourrure en tous sens. Trop tard !
« Les
marmottes sont dures à surprendre, » m'explique
Razzi. « Elles placent des guetteuses sur des éminences
et, au premier sifflet, elles disparaissent dans les terriers. »
Évidemment, je sais ce que sont des marmottes, et je
m'inquiète pour le déjeuner.
Pendant que je
ramasse quelques rameaux morts aux pieds des trois sapins qui longent
le ruisseau, Razzi sort un petit sac de cuir de sa selle, et en verse
une curieuse poudre dans une gamelle. Il ajoute de l'eau pendant que
ça cuit. « C'est de la viande séchée, »
m'explique-t-il.
« Ne
t'en fais pas, c'est comestible, » ajoute-t-il en anglais.
Ce sont les Huns qui ont introduit la technique pour dessécher
la viande. Elle leur permettait d'emporter des vivres dans leurs
raids sans s'alourdir. La première arme des Huns était
leur rapidité.
À la
communale, on m'avait déjà appris que les Huns
emportaient de la viande sous leurs selles. Je ne savais pas qu'elle
était séchée et réduite en poudre.
Ce
n'est pas appétissant d'aspect, mais pas désagréable
au palais, surtout avec les oignons sauvages que nous avons ramassés
en route. Ça me fait penser au corned-beef.
Plus nous nous
enfonçons dans cet immense territoire inhabité autour
du massif de l'Iblis, plus je ressens une curieuse impression de
sécurité. Je ne donnerais pas cher de ma peau si je
devais y survivre seul. Je sens pourtant qu'ici aucune crainte ne
m'atteint ; la mort même ne fait pas peur.
Je découvre
donc, la voyant se dissiper comme des brumes matinales, qu'existait
en moi de la peur, masquée par les sentiments et les autres
pensées, que le soleil et l'altitude chassent ensemble.
Le 25 juillet
Comme une forme
de vie dans le langage
« Alors ? »
interrogé-je Razzi. « Alors ? » me
renvoie-t-il.
Il m'a entraîné
ici pour me renseigner sur son savoir absolu en matière de
poésie, et je ne vois toujours pas bien ce qu'il voulait me
montrer.
Sans savoir
pourquoi, les derniers mots que j'avais notés il y a deux ans
d'une conversation avec Douha reviennent sonner à ma mémoire.
Nous parlions de langage et d'écriture et je venais d'entamer
une phrase : « Il y a comme une forme de vie dans le
langage... »
Je m'étais
interrompu pour suivre son regard. Un rapace planait dans le ciel, à
peine visible de la vieille ville de Bolgobol où nous étions,
un aigle. Elle m'avait dit qu'ils sont nombreux dans ces montagnes,
qu'on les capture et « on les dresse pour la chasse. »
Ces
deux idées maintenant s'associent dans mon esprit : «
il y a une forme de vie dans le langage » et « on
les dresse pour la chasse ». La réponse me vient
alors à la bouche comme pour moi seul : « Oui !
l'aigle doit ramener la proie. »
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