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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier XXX
Al Bâtin





Le 5 août

Le verbe « délire »

Délire : Verbe transitif du troisième groupe, se conjugue comme lire. Interpréter des signes dans un ordre différent de celui dans lequel ils ont été donnés ou construits. Déconstruire, reconstruire un discours.

Informatique : Lire un langage avec un interpréteur de plus bas niveau.

Substantif : délecture.

 

J'ai encore rêvé d'un mot nouveau. Je l'employais très naturellement en rêve avec Ziddhâ, qui y parlait français.

 

Le Djana et l'imprimerie

Il ne faudrait pas croire que le Marmat soit resté paisiblement bouddhiste de l'époque hellénistique à l'introduction de l'Islam. L'expansion mongole, déjà bien avant les Yuan, introduisit le Djana, et, avec lui, l'imprimerie.

Le Djana — Dhyâna en sanscrit, Tchan en chinois, traduit plus tard en japonais par Zen, et mieux connu sous ce nom — va avec les kouans, et kouan signifie littéralement « écrit public » en chinois.

 

Tandis qu'on a toujours reconnu dans la diffusion de l'imprimerie en Europe ce qui déclencha nécessairement la Renaissance, la Réforme, ainsi que la montée du capitalisme, il en alla autrement en Chine où, en raison de la démocratisation de l'enseignement, les effets de l'imprimerie furent bien moins brutaux. Dès la dynastie Song, les rangs des lettrés se trouvèrent considérablement augmentés du fait de la diffusion de l'imprimerie, et le mandarinat eut un recrutement bien plus large ; mais la structure de base et le principe de service public non héréditaire restèrent absolument inchangés pour l'essentiel. L'organisme social chinois était déjà depuis des siècles « démocratique » (au sens de « la carrière ouverte aux talents »), et il pouvait donc assimiler un facteur nouveau qui se révéla explosif dans la société aristocratique d'Occident.

Voilà ce qu'écrit Joseph Needham dans La Science chinoise et l'Occident (Allen & Unwin, 1969). Je crois qu'on doit aussi considérer que l'imprimerie mit plusieurs siècles à s'y perfectionner, du simple décalque des stèles, aux caractères de plomb mobiles, en passant par la xylographie et les fontes d'argile, alors qu'elle apparut tard en Europe, mais immédiatement sous sa forme achevée.

 

Boddhidharma et le Bouddhisme chinois

Boddhidharma, un moine d'origine indienne, fut le fondateur du Tchan au septième siècle en Chine. Ce qu'on sait de lui n'est pas sûr et quelque peu légendaire. Quelques-uns disent qu'il venait de l'Inde du Sud, d'autres du Nord, ou encore de Perse. Tout dépend de ce qu'on entend par Inde, et où l'on situe son centre. La réponse ne nous apprendrait de toute façon rien de ce que fut le Tchan.

On pourrait dire aussi que le Tchan est une forme du Bouddhisme Mahâyânâ complétée d'une large part de Taoïsme. Ceci ne nous apprendrait rien non plus, car partout où passa le Bouddhisme, il assimila largement la culture et les cultes locaux, autant qu'il s'y assimila. Le Bouddhisme chinois n'avait pas attendu Boddhidharma pour faire de même avec le Taoïsme et le Confucianisme. Les « écrits publics » du Tchan ont fait beaucoup d'emprunts formels aux textes canoniques du Confucianisme. Le Zen (dzèn) lui-même, la version japonaise du Tchan, fit alliage — à défaut d'alliance — avec le Shintoïsme. Aussi, si je devais utiliser un raccourci, je dirais plutôt que le Tchan c'est le Bouddhisme plus l'imprimerie.

Il serait alors utile que je résume aussi ce que fut l'imprimerie — ceci : la désacralisation de l'écrit ; comme ce dernier fut la désacralisation de la parole.

 

Les tois époques du Bouddhisme et le langage

On pourrait diviser l'histoire du Bouddhisme en trois époques, ou peut-être quatre. La première fut celle de la tradition orale, avec la prédominance des bikkus, les moines mendiants. Ils diffusaient la tradition en récitant l'Âgama, le corpus des soutras du Bouddha Gautama. Ils étaient en un sens eux-mêmes cet Âgama, une bibliothèque vivante et errante, rappelant les hommes-livres du roman de Bradburry.

À force d'être ressassés, les textes se trouvèrent couchés sur des rouleaux, en une autre langue, et les moines cessèrent d'être des mendiants parmi les hommes pour devenir des lettrés. Ce fut la deuxième époque. La bibliothèque cessa d'errer, moines et livres, distincts alors, s'enfermèrent dans des monastères.

 

La troisème époque et la question de la mémoire

 

L'Éveil est esprit : aisée est l'explication, la pratique difficile.

Ni esprit, ni Éveil : la pratique est aisée, pas l'explication.

Dôgen, Chants de la voie du pin parasol

 

Bien avant que Montaigne n'écrive qu'il préférait une tête bien faite à une tête bien pleine, Boddhidharma préféra, lui, une tête bien vide.

« Nous sommes pour l'oubli », aurait-il pu dire aussi bien, à l'instar des Situationnistes. Qu'on ne se méprenne pas toutefois sur la nature de cet oubli ; qu'on le comprenne plutôt comme l'évoque Wittgenstein : « Savoir compter, c'est être en mesure d'oublier "deux plus deux" quand on a obtenu "quatre". »

Bien avant l'ordinateur, le premier problème de la mémoire n'a jamais été l'effacement, mais la saturation. L'oubli a bien trop de solutions pour en rester un bien longtemps. Si vous oubliez la table de multiplication, ou les identités remarquables, vous n'aurez aucune peine à les retrouver si vous les avez connues une fois. L'écriture était déjà une solution à cette saturation ; l'imprimerie, une meilleure encore.

 

Beaucoup crurent, et croient encore, qu'elles constituaient des solutions parce qu'elles permettaient de retrouver sans trop de peine ce qui serait tombé dans l'oubli. Pas seulement ; elles permettent surtout de naviguer dans la mémoire.

Écoutez les soutras du Tripitaka : Vous oublieriez le début, vous n'y comprendriez vite plus rien. Heureusement, ils se répètent. Maintenant, lisez-les plutôt : Ils deviennent assommants. Que fait-on en lisant, quand on ne se souvient plus d'un passage ? On y revient. Nul besoin de répéter, au contraire ; les répétitions seraient une gêne pour s'y retrouver : les redondances de l'oral deviennent bruit dans l'écrit.

Et que faisons-nous quand nous revenons ainsi à une page antérieure, ou tout aussi simplement, quand nous sautons du passage d'un livre à celui d'un autre ? Nous faisons exactement ce que Freud désignait dans sa Science des rêves, par déplacements et condensations, restituant au travail de l'esprit les concepts fondamentaux de la dynamique des forces.

C'est ce que pratiqua le Djana dans le canon bouddhique. Il substitua à la lente récitation de la doxa, la coupe brutale du lien déroutant.

 

Ceci serait la troisième époque du bouddhisme, celle où il atteint sa plus grande extension. Ensuite, il reflua. Là où il ne fut pas remplacé par l'Islam, les traditions plus anciennes remontèrent à la surface, même au Japon, où il ne fait que se survivre, incorporé au Shintoïsme.

 

Digression sur la programmation

Le problème de la mémoire fut toujours le même que rencontre le programmeur. Qu'est-ce qu'un bon programme ? C'est celui qui utilise le moins de mémoire vive (RAM) et occupe le moins de mémoire morte (ROM), utilisant pour cela un code compact et des bibliothèques partagées. C'est ce qui le rend compact et robuste.

On peut bien sûr pallier à une mauvaise programmation en augmentant la puissance des barrettes de mémoire, et l'espace des disques durs. On comprend alors pourquoi, avec leurs vieilles machines, on trouve dans le Marmat de si bons programmeurs.

 

 

Le 6 août

Maître Gim po Gor

La lune tourne autour de la terre ; la terre, autour du soleil. — Comment peux-tu en être si sûr, demanda When Chu ? — Mais je l'ai vu. — Où l'as-tu vu ? — En rêve.

1628, Le chant du criquet du Moine Gin Po Gor.

 

Al Bâtin

Ismaïl, le fils et successeur de Jafar Al Sadiq, le sixième imam du Chiisme, mourut avant de pouvoir remplacer son père. Son frère, Mûsâ Kâzem, prit sa place. Cependant, une part des disciples les plus radicaux d'Ismaïl, lui resta fidèle et choisit son fils, Ibn Ismaïl, comme Guide (Imam). Celui-ci disparut mystérieusement et on le dit Caché (Bâtim). On les appelle Ismaéliens.

Les autres se rallièrent au nouvel imam, dont la succession se prolongea jusqu'au douzième, Mohammad al Mahdi, mystérieusement disparu à la mort de son jeune père. Il est le douzième Imam Caché du Chiisme Duodécimain — celui dont les mollahs détiennent le pouvoir en Iran.

Les Chiites se distinguent donc des Sunnites, et même de presque toutes les autres communautés religieuses, en ce qu'ils n'ont pas de guide spirituel, d'autorité suprême, depuis le Moyen-Âge. Ils ont un Guide Caché. Le Chiisme n'a pas de Commandeur des Croyants, non sans points communs avec la nébuleuse réformée du Christianisme.

 

Je découvre toujours plus qu'on a en Occident une image erronée de ce Chiisme qui demeura longtemps vivace et prolifique en Asie, bien après que la civilisation arabe sunnite ait cédé sous les coups conjugués des Mongols et des Croisés.

Je ne suis pas sûr de comprendre encore tout le sens dont est chargé ce mot bâtin — caché, voilé, occulté, ésotérique. Il fonctionne avec Izrak, orient, dans son acception de levant, d'aube, d'aurore, plutôt que dans un sens géographique, qu'il peut incorporer cependant. De même le mot Occident, quand Basile Valentin, notamment, signait du nom de Philosophe Occidental, évoquait moins une région du monde que la descente de la lumière.

Le voilé, par opposition au dévoilé, n'est pas sans rapport, je crois, avec le concept hégélien de négatif. On pourrait le croire une part d'ombre, vu des palais et des temples illuminés dont seuls des couloirs obscurs conduisent à la sortie ; mais on l'appellera « Lumière » chez moi, « Izrak » ici, quand on l'aura atteint. La lumière est plus vive dans la montagne, le désert ou la steppe. On peut retrouver des figures comparables dans le Bouddhisme.

 

 

Le 7 août

La vie et l'œuvre du Gim Po Gor

Que voulait dire Gim Po Gor, quand il répondit « en rêve » ? Rien de plus qu'il ne disait.

La rhétorique du Tchan est compacte. Les mots sont courants, les phrases simples. On est alors bien dépourvu, n'y comprenant rien, de ne pas trouver un mot savant dont on pourrait chercher la définition dans un dictionnaire, ou un sens caché à tenter d'interpréter. Je comprends, et même très clairement, mais je ne saurais expliquer : justement, à quoi bon ?

Gim Po Gor avait étudié le Tchan en Chine, au monastère de Shao-Lin, là même où Dôgen avait pratiqué la Voie, quatre siècles plus tôt, pour ensuite l'importer au Japon. Gim Po Gor, fit de même au Marmat, et il traduisit en palanzi les œuvres chinoises et japonaises de Dôgen.

Il traduisit et commenta la totalité de son Shobogenzo (Trésor de l'Œil de la vraie Loi), puis les poèmes chinois de Dôgen, et ses Chants de la Voie du pin parasol.

 

Quatre poèmes de Dôgen

 

L'origine et la fin

Ni l'une ni l'autre ne sont vraies.

Prêchez-le à vous-mêmes!

C'est comme ce qui dresse les cheveux

Quand on rêve.

 

Sur les eaux de l'esprit,

La lune s'épanouit paisible.

Qu'une vague les trouble,

Elle pénêtre jusqu'au fond

Et la boue devient lumière.

          Chants de la Voie du pin parasol

 

Toute ma vie se sont emmêlés vrai et faux, bien et mal

Tandis que je jouais avec la lune, riais avec le vent, écoutais les oiseaux...

Enfin, cet hiver, j'ai soudain compris

Que c'est la neige qui fait la montagne.

 

Rien n'est sacré cela est clair. C'est dur comme l'acier

Mais dans la fournaise, ça fond comme neige.

Laissez-moi vous demander : d'où vient tout ça ?

Quand les vagues déferlent, quelle sorte de lune voyez-vous ?

          Poèmes Chinois de Shao-Lin

 

Le chant du criquet du Moine Gin Po Gor

Quand le sage montre la lune, le fou regarde le doigt, dit-on. Moi je dis : Sois fou. Lis dans le mot le geste du pinceau.

Impossible de définir ce qui est par-delà les mots. Dans le pinceau ne doit même pas rester une goutte d'encre, dit Dôgen.

 

Encore sur le bâtin

Sur la petite terrasse de l'épicerie de Fordoc qui tient aussi lieu de buvette, je me suis installé devant mon powerbook, un café et un verre d'eau. Je goûte un nouveau tabac.

Le tabac, au Marmat, est vendu en paquets de cent grammes, emballé dans une feuille de papier épais, gris sépia. Il n'y a pas de marques ici, on y lit seulement la nature du mélange, la région d'origine et le nom du producteur. On achète le tabac comme en France le vin. Le jeune épicier instituteur m'a conseillé celui-ci.

Le tabac est bon, contrairement à la France, sans agents de texture ni divers ajouts toxiques implicitement autorisés par la formule « nuit gravement à la santé ».

 

La terrasse est fermée par une véranda noyée sous des plantes grimpantes qui tamisent le jour autant qu'elles cachent aux regards. La grossière porte de bois ne doit pas beaucoup protéger du froid l'hiver. Elle est déjà d'une efficacité très limitée à l'aube en cette saison. Une grande cheminée occupe le reste du mur près de la porte. Je ne l'ai encore jamais vue allumée.

Autour de quelques tables et chaises, l'espace est encombré de caisses, de cartons, et d'objets divers : vélo un peu rouillé, hache, extincteur, une brouette de fer, droite contre le mur, des livres poussiéreux empilés sur la cheminée...

Un ruisseau s'écoule du bassin, un peu plus haut sur la placette, en un léger murmure. S'y abreuvent les plantes qui grimpent aux montants des vitres. Ça sent le bois coupé et la terre arrosée. Ag'bî, le maître des lieux, m'a laissé brancher mon portable, dont la vieille batterie n'assure plus beaucoup d'autonomie.

 

La chaleur monte très vite en cours de matinée, tandis que les ombres se contractent le long des murs bas. Le village devient alors étonnamment calme entre dix et onze heures, de même qu'en début d'après-midi ; pas même un aboiement ou le chant d'un coq.

Une femme descend la rue comme une ombre vêtue de noir. Le foulard sur sa tête, prolongeant la toile de la robe, la fait paraître plus élancée et souligne la souplesse de sa marche. Je la dirais jeune à sa silhouette, mais je distingue mal son visage ombragé par les pans du tissu. Je pense encore au concept de bâtin.

 

 

Le 8 août

Retour à Bolgobol

Nous rentrons à Bolgobol avec Hammad et Jamillat. Hammad a laissé le volant à Ziddhâ et s'est assis avec moi sur la banquette arrière. Sa place rend Ziddhâ plus loquace que de coutume. « Dans mon enfance, je n'ai reçu aucune forme d'éducation religieuse », nous confie-t-elle.

Moi non plus. Je connaissais mieux les dieux de l'Olympe et les avatars de Vishnous par mes lectures de contes et légendes pour enfants ou mes visites dans des musées, que les religions de mon pays. J'appris tard que Jésus et Dieu étaient deux personnes distinctes. Je pensais, sans m'en soucier vraiment, que le Christ avait eu une existence terrestre avant de devenir un dieu.

 

« Je ne pouvais croire, reprend Ziddhâ, que pour des gens un dieu existât avant le monde, et l'eût créé. Les diverses religions de la planète, je les ai d'abord connues par leurs arts et leurs lettres. »

« Je ne dirais pas pour autant que je sois indifférente en matière de religion. Je ne les tiens pas toutes dans la même estime ; si tant est qu'il y ait un sens à dire cela. »

 

Rendue curieuse par la fin de sa phrase, Jamillat lui demande ce qu'elle veut dire.

« Les religions, répond Ziddhâ, ont quelque chose de commun avec les langues. Elles sont d'ailleurs toujours associées l'une à l'autre. Elles seraient comme des langues qui proposeraient des jeux de langage tout faits, un langage de plus haut niveau, pour parler comme un programmeur, un langage objet en quelque sorte. »

« Ces jeux de langage sont d'ailleurs amenés à changer plusieurs fois de signification au cours de leur histoire. Dans le fond, ils n'en ont aucune. Ils servent à produire des énoncés, qui eux seuls en ont. Certaines religions, comme certains langages, sont plus propices à certaines compréhensions. »

« C'est la raison pour laquelle il est périlleux d'en parler. On ne parle pas d'une religion : on la parle. On ne la comprend, ni on ne la connaît non plus : comme avec un instrument d'optique, on ne peut que voir, à travers, ce qu'elle nous montre du monde. »

 

— C'est bien la première fois que j'entends dire cela, commente Hammad. Et que fais-tu des croyants ?

— Ils entretiennent l'outil pour les autres en s'en servant. Une langue elle aussi meurt si personne ne la parle, ne l'étudie ni ne l'enseigne.

— Sans religion, on serait donc comme sans langue maternelle, relève Jamillat avec perspicacité.

— Il y a déjà tant de personnes qui pratiquent plusieurs langues sans en avoir une qui leur soit particulièrement maternelle, répond Ziddhâ, et puis il y a des gens, comme ta nièce, Hammad, qui préfèrent les langages de bas niveau.

 

 

 

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