Cahier XXVII
En attendant que passent mes courbatures
Du 27 au 29
juillet
La guerre est
déclarée
Ça y est,
la guerre est déclarée, rendant au jeu des Quatre
Empires un intérêt qu'il commençait à
perdre. Je ne me suis pas occupé à grand-chose d'autre
en attendant que passent mes courbatures.
Une grande
puissance a attaqué un petit pays indépendant avec
lequel mon empire a signé un pacte économique et
militaire. Je devrais donc en principe lui venir en aide. En fait
rien ne m'y oblige, si ce n'est peut-être le risque d'affaiblir
la puissance diplomatique de l'empire. De toute façon, je
n'attendais qu'une telle occasion pour entrer en guerre, recevant du
même coup le renfort des armées de ce pays qui entre
dans mon empire.
Je sais déjà
ce qui va se passer : pas grand chose au début. Ce n'est
qu'un conflit régional. Chacune de nos flottes va tenter
d'arraisonner les navires marchands de l'autre. J'ai un avantage en
cela : moins de routes maritimes à protéger, un
meilleur réseau ferré, et une petite flotte de bateaux
à roues très rapides, pouvant refuser l'affrontement
aux vaisseaux de ligne ennemis, et très efficaces pour des
raids de piraterie.
J'envoie des
troupes dans le pays, mais ne cherche pas à protéger la
capitale, que je dégarnis au contraire. Je tiens à la
laisser envahir pour la libérer ensuite. Le pays tout entier
dépendra alors entièrement de l'administration
impériale, et pourra être modernisé et
industrialisé.
Les autres empires
attendront qu'un des belligérants prenne l'avantage.
Lorsqu'une des deux puissances montrera des signes d'épuisement,
ils interviendront pour la dépecer.
Prise de
Tangourabad
L'ennemi a
débarqué dans le Tangour. Je n'ai pas cherché à
l'en empêcher. Il peut maintenant attaquer quand il veut la
capitale, Tangourabad, que je ne défends pas, lui coupant
seulement toute autre route avec le gros de mes forces. Il renforce
pour l'instant ses positions.
Aucune puissance
ne s'est encore liguée avec l'Empire de l'Ourgard. Sa première
victoire terrestre a été accompagnée de pertes
maritimes. Je lui ai capturé plus de navires marchands qu'il
ne m'en a coulés, et sa production industrielle marque le pas,
dépendante qu'elle est des importations de matières
premières. S'il prend Tangourabad, la situation diplomatique
pourrait changer.
C'est ce qui se
passe l'année suivante. Les simples milices qui défendaient
les murs se débandent après le pilonnage de
l'artillerie quand la cavalerie s'engouffre dans les brèches.
L'effet de cette nouvelle défaite ne se fait pas attendre.
L'Empire du Brison me déclare aussi la guerre. Je ne dispose
pas de beaucoup de temps pour réagir.
Le 28 juillet
L'homme et la
règle
Curieux combat
entre l'humain et le logiciel que je mène en ce moment
— quoique le logiciel soit encore de l'humain. En
l'occurrence, il est un programme ouvert conçu par une
communauté de développeurs. Est-ce contre eux que je me
bats ? Non.
Le programme, lui,
ne veut rien, n'a rien à gagner ni a perdre. Il génère
mes rivaux, chacun programmé pour vaincre les autres. Dans le
jeu, je ne suis que l'un des belligérants. Ma faiblesse est
l'inattention et les erreurs qui en résultent. En amont de
celle-ci est l'ennui que génèrent les tâches
répétitives.
Me battrais-je
contre moi-même ? Il est vrai que mes réactions
peuvent donner un cours plus ou moins vif à la partie ;
mais rien ne serait différent, il est vrai, avec des
adversaires en chair et en os.
Le jeu est une
règle. Ici la règle s'autonomise. En quoi règles
et joueur(s) se confondent, et se distinguent, aussi bien ?
Peut surprendre
d'abord à quel point un processus informatique et un
comportement humain sont semblables. Il y a dans le premier tout ce
qui peut ressembler à l'audace, au ressentiment, à la
fidélité, à la complicité... On s'imagine
sans peine de réels ennemis. Et de réels ennemis
devraient de toute façon tenir compte de rapports de force et
d'intérêts ponctuels ; bref, « calculer
comme des machines ».
Les bulletins
d'information
À chaque
tour, s'affiche à l'écran le journal de l'empire. On
peut y lire des informations concernant les dernières
inventions qu'il serait utile d'acquérir, les derniers traités
conclus ou rompus, les dernières conquêtes faites par
les autres puissances ou la sienne, ou les défaites, les
pénuries frappant la nourriture, l'acier, ou d'autres
produits… On y trouve aussi des chroniques ou des débats
: sur le droit et la force, sur la supériorité de
certains peuples, sur l'expansion industrielle qui provoque la
guerre…
« Mise
à l'essai d'une source d'énergie utilisée dans
l'antiquité » titrait une note sur l'Empire du
Nébed que j'ai copiée il y a quelques jours. En voici
le contenu : « Les frères J. Et M-V. Rutheven
ont mis à l'essai un système de propulsion qui utilise
la vapeur comprimée pour mouvoir un véhicule. Le
système, suggéré à l'origine par le
mathématicien grec Héron d'Alexandrie, est vieux de
plusieurs milliers d'années. Cependant, le jet de vapeur
comprimée de Héron n'a jamais trouvé
d'application pratique, pas plus que l'embarcation à
propulsion par réaction des frères Rutheven, du moins
pour le moment. »
Je prends
connaissance de la même manière des discours belliqueux,
haineux, de mon adversaire virtuel, proclamant l'intention de
détruire mon empire jusqu'au dernier homme. Fiction : pas
d'empire, pas de guerre, pas de vraies souffrances, ni de vrais
morts, seulement un programme, et pas de haine donc, pas de
patriotisme, ni de nationalisme. Et pourtant, combien tout ceci sonne
juste et est bien imité.
Talonné,
coincé, mes matières premières si précieuses
à mon industrie retenues par un blocus, contraint de faire
front de toute part, voilà que ces sentiments, en moi,
prendraient réalité. On ne peut manquer alors de se
demander en quoi de tels « sentiments » se
distingueraient d'un procès programmable.
Mécanique
et psychologie
Ne
pressentirait-on pas là deux types de procès, de
programmes, deux systèmes difficilement réductibles. Je
m'explique : la haine, par exemple, est un procès
chimique, que je sens dans mon corps. La seule lecture de ce journal
imaginaire d'un monde imaginaire, daté de 1839, provoque en
moi, et malgré moi, des mouvements que je perçois
fortement, quoique confusément. Ils me poussent à
l'attaque, à chercher le point faible pour frapper fort, et je
dois compenser cette pulsion par un effort de raison pour mesurer où
est mon intérêt exact. Ici, programme informatique et
passions de l'âme ne se distinguent plus.
Certes, moi,
j'éprouve quelque chose, et il n'y a rien en face de moi pour
ressentir la haine affichée. Ni le disque dur, ni le
programme, ni l'empire imaginaire qu'il simule, ne pensent quoi que
ce soit. Mais qu'est-ce que j'éprouve au juste ? Si je
suis attentif, je ressens surtout la pulsion d'attaquer, rien d'autre
de très pondérable. Si je suis plus attentif encore, je
perçois bien quelques effets physiologiques que l'on pourrait
bien certainement mesurer.
Nommer
cela « émotion » ? — Oui,
cela peut être une convention linguistique. « Affect »,
pourrait-on dire aussi. Mais la convention ne recouvre là rien
d'autre qu'un procès physiologique d'une part, et de l'autre,
un certain comportement, actualisé ou réprimé,
ou encore canalisé, orienté, différé...
On peut appeler « émotion » ou
« affect » cette différance
de l'acte, et le surcroît de tension qu'elle génère.
Honnêtement,
je ne perçois rien d'autre en moi que cette tension entre un
procès physiologique et un autre analytique. Seule cette
tension offre un « contenu » à ce qui ne
serait sans elle qu'un vide sidéral de mon esprit. Sans elle,
il y aurait seulement réponse réflexe à un
stimulus, ou exécution d'une fonction analytique qui pourrait,
elle aussi, devenir réflexe, réflexe conditionné,
avec la fréquence.
Et moi dans tout
ça ? J'ai envie de dire que je suis au-delà. Où ?
Dans la vision, la sensation, la perception. Là seulement
« je » me distingue du « dispositif
matériel-logiciel ».
Éthique et
logique
Décidément,
le jeu des Quatre Empires me permet d'avancer expérimentalement
sur des questions qui m'habitaient sans que j'aie pu jusque là
leur donner un tour pratique. L'expérience est simulée,
certes, mais sans simulation, combien d'expérimentations
seraient possibles ? La science s'en contente d'ailleurs
largement pour étayer ses « vérités »,
avec sans doute un manque croissant de sens critique.
Une des questions
auxquelles il donne une prise empirique : où se trouve la
frontière entre éthique et logique, s'il y en a une. Le
programme du jeu simule parfaitement des comportements éthiques.
On pourrait dire
tout aussi bien que le jeu est plutôt immoral. La façon
la plus naturelle d'y jouer consiste à se mettre du côté
du plus fort pour dépouiller le plus faible (ce qui n'est
d'ailleurs pas si facile). Le ton est donné dès la
première note d'information, quand on ouvre le jeu : « La
force prime le droit. » Ce rapport de la force et du droit
est sans doute à mettre en parallèle avec celui de la
logique et de l'éthique. Nécessité fait loi,
dit-on, et sur cette loi, le devoir fait son nid.
Comme on trouve au
début une sorte de module d'apprentissage, on peut tenter
successivement plusieurs stratégies pour voir celles qui se
révèlent les plus payantes. Je suis formel : à
intelligence égale, la vertu est plus payante.
Mais qu'est-ce que
la vertu, justement ? Ne me tromperais-je pas ? Ne
confondrais-je pas la vertu avec ce que justement conseille le
manuel : poursuivre avec cohérence et fermeté ses
perspectives, une fois qu'on les a fixées. Il y a beaucoup de
cela dans la vertu, peut-être que cela.
Comment peut-on
être Turc ?
Le
nom de « Jeunes Turcs » pour désigner le
parti moins connu sous celui de Comité Union et Progrès
(Ittihad
ve
Terakki
Cemiyeti),
dit bien mieux que de longs discours ses buts géopolitiques.
Les Turcs, les vrais, ne vivent pas en Turquie mais au Turkestan :
Kazakhstan, République autonome du Xin Jiang, Turkménistan...
Le rêve de
ces révolutionnaires laïques et progressistes du tournant
du vingtième siècle, était à l'évidence
de réunifier un empire jusqu'aux confins de la Mongolie et du
Tibet, et, naturellement, de reprendre leurs territoires conquis par
les Autrichiens, les Russes, les Anglais, les Français et les
Italiens, en Europe, en Asie et en Afrique du Nord.
Le mouvement
Jeunes Turcs était traversé de fortes ambiguïtés,
à commencer par son admiration des puissances européennes
et la volonté de les repousser. Il était au début
ouvert à toutes les nationalités, les religions et les
ethnies — termes qui n'avaient pas beaucoup de sens en
Asie, si ce n'est celui de culture linguistique et littéraire.
Il comptait dans ses rangs des Arméniens, des Kurdes, des
Grecs, des Juifs, des Bulgares... J'attends toujours l'historien qui
m'expliquera comment il instaura un nationalisme raciste qui inaugura
le premier génocide du vingtième siècle.
Curieusement les
Turcs ne furent jamais une nation, ne fondèrent jamais d'État,
ne tracèrent jamais de frontières. Le seul empire
qu'ils générèrent, le plus grand que connut le
monde, fut... l'Empire Mongol.
Ce monde turc
« sombra dans l'anarchie » à l'époque
moderne. Je ne sais ce que de telles phrases signifient. Cette époque
fut l'une des plus fastes pour le Marmat ; de sa plus grande
respiration. La civilisation du Marmat n'a jamais aimé être
étouffée par des frontières, ni dépendre
d'administrations extérieures.
Ici, on entretient
la nostalgie du monde hellénistique, de la table rase des
Huns, de l'Empire Tang et de l'expansion des Omeyyades.
Finalement, je ne
comprends pas ce qu'est un Turc. « C'est un turcophone, »
m'a répondu Razzi. Soit, mais qu'est-ce qu'un turcophone ?
Celui qui parle le Turc de Turquie, celui qui parle le Turkmène,
ou celui qui utilise une langue turco-mongole ?
Je préfère
ne plus poser de telles questions qui me font regarder ici, même
par mes meilleurs amis, comme un étranger — au
mieux, comme un stalinien.
Un message de
Francine
Je
viens de recevoir un courriel de Francine Laugier (http://jdepetris.free.fr/flaugier) que je ne peux
laisser passer sans copier ma réponse dans mon journal :
From: jdepetris
flaugier
To: flaugier
Subject: Re: La
chasse à l'aigle
Le 28 juillet
2005, Francine Laugier a écrit :
> On
entre dans ton journal et on croit ce que tu racontes, jusqu'à
un détour de page où l'on ne peut plus y croire, comme
ces adeptes du Vide parfait, qui veulent montrer la vacuité où
l'électron est libre.
Comment cela, tu
ne me crois pas ?!
Tu n'es pas la
première à me faire cette remarque qu'on ne sait
distinguer ce qui est vrai ou faux dans mon journal. Penses-tu que je
le sache moi-même ? C'est le propre du réel que
d'être irréductible à la vérité ;
il contient trop de possible, de points de vue, de virtualité.
Tu ne me crois
donc pas ? Tant mieux. Je suis alors arrivé à
rendre cette absence de réalisme du réel. Ce que
j'abandonne en crédibilité, j'espère seulement
l'avoir gagné en consistance.
Je n'aime pas le
réalisme, cet « effet de réalité »
faisant croire tangible une frontière entre la vérité
et la fiction. Sur quoi serait-elle établie, si ce n'est sur
le préjugé ?
Ce que je dis là
vaut pour la littérature, la recherche ou l'information. Ce ne
sont pas des preuves qui emportent les convictions, ce sont les
préjugés. Secouons-les, et nous ne savons plus que
croire — pire : que ne pas croire non plus. On peut
alors commencer à rencontrer des certitudes.
> Merci
de me rafraîchir la mémoire sur ce qu'est l'induction,
la déduction et l'abduction.
> Voici
que je ne me souviens que des derniers chapitres lus. Pourtant ma
mémoire devrait ramener la proie. Non, ce n'est pas ça.
T'interroger plus sur ce long Koan.
Tu fais bien
d'associer les trois sortes d'inférences que sont la
déduction, l'induction et l'abduction avec mon espèce
de koan sur la chasse à l'aigle.
Ce n'est pas la
mémoire qui nous ramène la proie, c'est bien des jeux
de langages, automatiques jusqu'au vivant. La difficulté, pour
le dresseur de signes, est de pouvoir leur faire confiance jusqu'à
les lâcher pour qu'ils volent sans contrainte.
La chasse au
rapace, c'est quand même autre chose que des oiseaux en
volières, ou que l'idée stupide de leur crever les yeux
pour qu'ils chantent mieux.
Mon cœur
accompagne mes bits.
j-p
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