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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XXVII
En attendant que passent mes courbatures

 

 

 

 

 

Du 27 au 29 juillet

La guerre est déclarée

Ça y est, la guerre est déclarée, rendant au jeu des Quatre Empires un intérêt qu'il commençait à perdre. Je ne me suis pas occupé à grand-chose d'autre en attendant que passent mes courbatures.

Une grande puissance a attaqué un petit pays indépendant avec lequel mon empire a signé un pacte économique et militaire. Je devrais donc en principe lui venir en aide. En fait rien ne m'y oblige, si ce n'est peut-être le risque d'affaiblir la puissance diplomatique de l'empire. De toute façon, je n'attendais qu'une telle occasion pour entrer en guerre, recevant du même coup le renfort des armées de ce pays qui entre dans mon empire.

Je sais déjà ce qui va se passer : pas grand chose au début. Ce n'est qu'un conflit régional. Chacune de nos flottes va tenter d'arraisonner les navires marchands de l'autre. J'ai un avantage en cela : moins de routes maritimes à protéger, un meilleur réseau ferré, et une petite flotte de bateaux à roues très rapides, pouvant refuser l'affrontement aux vaisseaux de ligne ennemis, et très efficaces pour des raids de piraterie.

J'envoie des troupes dans le pays, mais ne cherche pas à protéger la capitale, que je dégarnis au contraire. Je tiens à la laisser envahir pour la libérer ensuite. Le pays tout entier dépendra alors entièrement de l'administration impériale, et pourra être modernisé et industrialisé.

Les autres empires attendront qu'un des belligérants prenne l'avantage. Lorsqu'une des deux puissances montrera des signes d'épuisement, ils interviendront pour la dépecer.


Prise de Tangourabad

L'ennemi a débarqué dans le Tangour. Je n'ai pas cherché à l'en empêcher. Il peut maintenant attaquer quand il veut la capitale, Tangourabad, que je ne défends pas, lui coupant seulement toute autre route avec le gros de mes forces. Il renforce pour l'instant ses positions.

Aucune puissance ne s'est encore liguée avec l'Empire de l'Ourgard. Sa première victoire terrestre a été accompagnée de pertes maritimes. Je lui ai capturé plus de navires marchands qu'il ne m'en a coulés, et sa production industrielle marque le pas, dépendante qu'elle est des importations de matières premières. S'il prend Tangourabad, la situation diplomatique pourrait changer.

C'est ce qui se passe l'année suivante. Les simples milices qui défendaient les murs se débandent après le pilonnage de l'artillerie quand la cavalerie s'engouffre dans les brèches. L'effet de cette nouvelle défaite ne se fait pas attendre. L'Empire du Brison me déclare aussi la guerre. Je ne dispose pas de beaucoup de temps pour réagir.


Le 28 juillet

L'homme et la règle

Curieux combat entre l'humain et le logiciel que je mène en ce moment — quoique le logiciel soit encore de l'humain. En l'occurrence, il est un programme ouvert conçu par une communauté de développeurs. Est-ce contre eux que je me bats ? Non.

Le programme, lui, ne veut rien, n'a rien à gagner ni a perdre. Il génère mes rivaux, chacun programmé pour vaincre les autres. Dans le jeu, je ne suis que l'un des belligérants. Ma faiblesse est l'inattention et les erreurs qui en résultent. En amont de celle-ci est l'ennui que génèrent les tâches répétitives.

Me battrais-je contre moi-même ? Il est vrai que mes réactions peuvent donner un cours plus ou moins vif à la partie ; mais rien ne serait différent, il est vrai, avec des adversaires en chair et en os.

Le jeu est une règle. Ici la règle s'autonomise. En quoi règles et joueur(s) se confondent, et se distinguent, aussi bien ?

Peut surprendre d'abord à quel point un processus informatique et un comportement humain sont semblables. Il y a dans le premier tout ce qui peut ressembler à l'audace, au ressentiment, à la fidélité, à la complicité... On s'imagine sans peine de réels ennemis. Et de réels ennemis devraient de toute façon tenir compte de rapports de force et d'intérêts ponctuels ; bref, « calculer comme des machines ».


Les bulletins d'information

À chaque tour, s'affiche à l'écran le journal de l'empire. On peut y lire des informations concernant les dernières inventions qu'il serait utile d'acquérir, les derniers traités conclus ou rompus, les dernières conquêtes faites par les autres puissances ou la sienne, ou les défaites, les pénuries frappant la nourriture, l'acier, ou d'autres produits… On y trouve aussi des chroniques ou des débats : sur le droit et la force, sur la supériorité de certains peuples, sur l'expansion industrielle qui provoque la guerre…

« Mise à l'essai d'une source d'énergie utilisée dans l'antiquité » titrait une note sur l'Empire du Nébed que j'ai copiée il y a quelques jours. En voici le contenu : « Les frères J. Et M-V. Rutheven ont mis à l'essai un système de propulsion qui utilise la vapeur comprimée pour mouvoir un véhicule. Le système, suggéré à l'origine par le mathématicien grec Héron d'Alexandrie, est vieux de plusieurs milliers d'années. Cependant, le jet de vapeur comprimée de Héron n'a jamais trouvé d'application pratique, pas plus que l'embarcation à propulsion par réaction des frères Rutheven, du moins pour le moment. »


Je prends connaissance de la même manière des discours belliqueux, haineux, de mon adversaire virtuel, proclamant l'intention de détruire mon empire jusqu'au dernier homme. Fiction : pas d'empire, pas de guerre, pas de vraies souffrances, ni de vrais morts, seulement un programme, et pas de haine donc, pas de patriotisme, ni de nationalisme. Et pourtant, combien tout ceci sonne juste et est bien imité.

Talonné, coincé, mes matières premières si précieuses à mon industrie retenues par un blocus, contraint de faire front de toute part, voilà que ces sentiments, en moi, prendraient réalité. On ne peut manquer alors de se demander en quoi de tels « sentiments » se distingueraient d'un procès programmable.


Mécanique et psychologie

Ne pressentirait-on pas là deux types de procès, de programmes, deux systèmes difficilement réductibles. Je m'explique : la haine, par exemple, est un procès chimique, que je sens dans mon corps. La seule lecture de ce journal imaginaire d'un monde imaginaire, daté de 1839, provoque en moi, et malgré moi, des mouvements que je perçois fortement, quoique confusément. Ils me poussent à l'attaque, à chercher le point faible pour frapper fort, et je dois compenser cette pulsion par un effort de raison pour mesurer où est mon intérêt exact. Ici, programme informatique et passions de l'âme ne se distinguent plus.

Certes, moi, j'éprouve quelque chose, et il n'y a rien en face de moi pour ressentir la haine affichée. Ni le disque dur, ni le programme, ni l'empire imaginaire qu'il simule, ne pensent quoi que ce soit. Mais qu'est-ce que j'éprouve au juste ? Si je suis attentif, je ressens surtout la pulsion d'attaquer, rien d'autre de très pondérable. Si je suis plus attentif encore, je perçois bien quelques effets physiologiques que l'on pourrait bien certainement mesurer.

Nommer cela « émotion » ? — Oui, cela peut être une convention linguistique. « Affect », pourrait-on dire aussi. Mais la convention ne recouvre là rien d'autre qu'un procès physiologique d'une part, et de l'autre, un certain comportement, actualisé ou réprimé, ou encore canalisé, orienté, différé... On peut appeler « émotion » ou « affect » cette différance de l'acte, et le surcroît de tension qu'elle génère.

Honnêtement, je ne perçois rien d'autre en moi que cette tension entre un procès physiologique et un autre analytique. Seule cette tension offre un « contenu » à ce qui ne serait sans elle qu'un vide sidéral de mon esprit. Sans elle, il y aurait seulement réponse réflexe à un stimulus, ou exécution d'une fonction analytique qui pourrait, elle aussi, devenir réflexe, réflexe conditionné, avec la fréquence.

Et moi dans tout ça ? J'ai envie de dire que je suis au-delà. Où ? Dans la vision, la sensation, la perception. Là seulement « je » me distingue du « dispositif matériel-logiciel ».


Éthique et logique

Décidément, le jeu des Quatre Empires me permet d'avancer expérimentalement sur des questions qui m'habitaient sans que j'aie pu jusque là leur donner un tour pratique. L'expérience est simulée, certes, mais sans simulation, combien d'expérimentations seraient possibles ? La science s'en contente d'ailleurs largement pour étayer ses « vérités », avec sans doute un manque croissant de sens critique.

Une des questions auxquelles il donne une prise empirique : où se trouve la frontière entre éthique et logique, s'il y en a une. Le programme du jeu simule parfaitement des comportements éthiques.


On pourrait dire tout aussi bien que le jeu est plutôt immoral. La façon la plus naturelle d'y jouer consiste à se mettre du côté du plus fort pour dépouiller le plus faible (ce qui n'est d'ailleurs pas si facile). Le ton est donné dès la première note d'information, quand on ouvre le jeu : « La force prime le droit. » Ce rapport de la force et du droit est sans doute à mettre en parallèle avec celui de la logique et de l'éthique. Nécessité fait loi, dit-on, et sur cette loi, le devoir fait son nid.

Comme on trouve au début une sorte de module d'apprentissage, on peut tenter successivement plusieurs stratégies pour voir celles qui se révèlent les plus payantes. Je suis formel : à intelligence égale, la vertu est plus payante.

Mais qu'est-ce que la vertu, justement ? Ne me tromperais-je pas ? Ne confondrais-je pas la vertu avec ce que justement conseille le manuel : poursuivre avec cohérence et fermeté ses perspectives, une fois qu'on les a fixées. Il y a beaucoup de cela dans la vertu, peut-être que cela.


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Comment peut-on être Turc ?

Le nom de « Jeunes Turcs » pour désigner le parti moins connu sous celui de Comité Union et Progrès (Ittihad ve Terakki Cemiyeti), dit bien mieux que de longs discours ses buts géopolitiques. Les Turcs, les vrais, ne vivent pas en Turquie mais au Turkestan : Kazakhstan, République autonome du Xin Jiang, Turkménistan...

Le rêve de ces révolutionnaires laïques et progressistes du tournant du vingtième siècle, était à l'évidence de réunifier un empire jusqu'aux confins de la Mongolie et du Tibet, et, naturellement, de reprendre leurs territoires conquis par les Autrichiens, les Russes, les Anglais, les Français et les Italiens, en Europe, en Asie et en Afrique du Nord.

Le mouvement Jeunes Turcs était traversé de fortes ambiguïtés, à commencer par son admiration des puissances européennes et la volonté de les repousser. Il était au début ouvert à toutes les nationalités, les religions et les ethnies — termes qui n'avaient pas beaucoup de sens en Asie, si ce n'est celui de culture linguistique et littéraire. Il comptait dans ses rangs des Arméniens, des Kurdes, des Grecs, des Juifs, des Bulgares... J'attends toujours l'historien qui m'expliquera comment il instaura un nationalisme raciste qui inaugura le premier génocide du vingtième siècle.


Curieusement les Turcs ne furent jamais une nation, ne fondèrent jamais d'État, ne tracèrent jamais de frontières. Le seul empire qu'ils générèrent, le plus grand que connut le monde, fut... l'Empire Mongol.

Ce monde turc « sombra dans l'anarchie » à l'époque moderne. Je ne sais ce que de telles phrases signifient. Cette époque fut l'une des plus fastes pour le Marmat ; de sa plus grande respiration. La civilisation du Marmat n'a jamais aimé être étouffée par des frontières, ni dépendre d'administrations extérieures.

Ici, on entretient la nostalgie du monde hellénistique, de la table rase des Huns, de l'Empire Tang et de l'expansion des Omeyyades.


Finalement, je ne comprends pas ce qu'est un Turc. « C'est un turcophone, » m'a répondu Razzi. Soit, mais qu'est-ce qu'un turcophone ? Celui qui parle le Turc de Turquie, celui qui parle le Turkmène, ou celui qui utilise une langue turco-mongole ?

Je préfère ne plus poser de telles questions qui me font regarder ici, même par mes meilleurs amis, comme un étranger — au mieux, comme un stalinien.


Un message de Francine

Je viens de recevoir un courriel de Francine Laugier (http://jdepetris.free.fr/flaugier) que je ne peux laisser passer sans copier ma réponse dans mon journal :


From: jdepetris flaugier

To: flaugier

Subject: Re: La chasse à l'aigle


Le 28 juillet 2005, Francine Laugier a écrit :

> On entre dans ton journal et on croit ce que tu racontes, jusqu'à un détour de page où l'on ne peut plus y croire, comme ces adeptes du Vide parfait, qui veulent montrer la vacuité où l'électron est libre. 


Comment cela, tu ne me crois pas ?!

Tu n'es pas la première à me faire cette remarque qu'on ne sait distinguer ce qui est vrai ou faux dans mon journal. Penses-tu que je le sache moi-même ? C'est le propre du réel que d'être irréductible à la vérité ; il contient trop de possible, de points de vue, de virtualité.

Tu ne me crois donc pas ? Tant mieux. Je suis alors arrivé à rendre cette absence de réalisme du réel. Ce que j'abandonne en crédibilité, j'espère seulement l'avoir gagné en consistance.

Je n'aime pas le réalisme, cet « effet de réalité » faisant croire tangible une frontière entre la vérité et la fiction. Sur quoi serait-elle établie, si ce n'est sur le préjugé ?

Ce que je dis là vaut pour la littérature, la recherche ou l'information. Ce ne sont pas des preuves qui emportent les convictions, ce sont les préjugés. Secouons-les, et nous ne savons plus que croire — pire : que ne pas croire non plus. On peut alors commencer à rencontrer des certitudes.


> Merci de me rafraîchir la mémoire sur ce qu'est l'induction, la déduction et l'abduction.

> Voici que je ne me souviens que des derniers chapitres lus. Pourtant ma mémoire devrait ramener la proie. Non, ce n'est pas ça. T'interroger plus sur ce long Koan. 


Tu fais bien d'associer les trois sortes d'inférences que sont la déduction, l'induction et l'abduction avec mon espèce de koan sur la chasse à l'aigle.

Ce n'est pas la mémoire qui nous ramène la proie, c'est bien des jeux de langages, automatiques jusqu'au vivant. La difficulté, pour le dresseur de signes, est de pouvoir leur faire confiance jusqu'à les lâcher pour qu'ils volent sans contrainte.

La chasse au rapace, c'est quand même autre chose que des oiseaux en volières, ou que l'idée stupide de leur crever les yeux pour qu'ils chantent mieux.


Mon cœur accompagne mes bits.

j-p

 

 

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