RETOUR VERS TANGAAR
Cahier XXVIII
Court passage à Bolgobol
Le 30 juillet
Je découvre
que Razzi est d'origine iranienne
J'ai retrouvé l'exemplaire de Michel Strogoff
de Jules Verne qui m'était tombé sous la main il y a
deux ans, et j'ai entrepris d'en achever la lecture. Depuis mon
adolescence, je ne suis jamais parvenu à le terminer. Ce roman
a quelque chose d'inhabituellement morbide dans l'œuvre de
Jules Verne qui respire d'ordinaire la santé. Est-ce parce que
son beau-père d'éditeur lui imposa de nombreuses
modifications pour ne pas déplaire à la Russie,
l'emmenant peut-être à forcer l'héroïsme de
son personnage et la cruauté des Tartares ? Il en résulte
un moralisme et un dolorisme qui évoquent plus un roman
chrétien édifiant, que celui d'un radical socialiste.
Le sadisme des
Tartares s'exerce finalement sur le lecteur, en laissant vivre le
héros dont je ne parviens plus à m'intéresser
aux souffrances et aux efforts.
Je ne suis pas si
sûr que Verne maîtrisait si bien son sujet. J'ai déjà
repéré des erreurs grossières. Je me suis même
demandé un moment s'il n'avait pas confondu le changement de
régime en Perse, avec celui de 1876 dans l'Empire Ottoman, qui
ramena la constitution. Razzi m'a détrompé.
J'ai appris à
cette occasion que Razzi est d'origine Perse, comme son prénom,
si ce n'est son physique très occidental, aurait pu me le
laisser deviner. Ses grands-parents, anarchistes militant de
l'Alliance Internationale des Travailleurs, avaient participé
aux insurrections de 1906 et 1908 à Tabriz. Le mouvement
révolutionnaire, trop faible, constitué essentiellement
d'ouvriers anarchistes, de fils de familles instruits, de confréries
soufies, bien que largement appuyé par l'autorité des
Ulémas chiites, laissa le pouvoir à Ahmad Shah,
dirigeant relativement libéral, mais devenu le jouet des
Anglais et des Russes.
Ses grands-parents
fuirent l'Iran à peu près à la même époque
où d'autres quittèrent l'Italie pour le sud de la
France, et pour des raisons similaires : la prise du pouvoir par
le colonel Reza Khan, qui fonda la dictature monarchiste renversée
en 1977.
Retour de
promenade
Je viens de relire
mon journal depuis le 14 juin, et je découvre qu'il est bien
moins correctement écrit que je le croyais. J'ai corrigé
à la volée les coquilles flagrantes. Il en reste
toujours, malgré le correcteur grammatical et orthographique,
et malgré quelques-unes aussi que mes premiers lecteurs
m'avaient signalées. C'est désespérant !
« Tu
sais pourtant que toute édition exige un sérieux comité
de lecture, » me répond Razzi.
« C'est
bien ce que je souhaiterais constituer autour de moi, dis-je. Les
mauvais plis sont pris, hélas. Les intellectuels et les
chercheurs se sont trop habitués à s'en remettre à
des professionnels qui leur « finissent » le
travail, depuis un siècle. Ce n'est plus pour eux qu'une tâche
subalterne qu'on laisse à de « petites mains »,
une cosmétique, comme le passage obligé dans la salle
de maquillage avant une intervention à la télévision. »
Ziddhâ et
moi sommes venus lui rapporter ses chevaux, qu'il nous avait prêtés
pour une longue promenade dans les bois. Après avoir grimpé
trois heures par des sentiers forestiers, nous avons atteint un large
plateau, avant que la côte ne reparte plus raide encore
jusqu'aux éboulis et aux roches nues.
Une fois encore,
j'ai monté cette jument, qui n'est jamais impulsive ni
imprévisible, et se met spontanément au diapason d'une
autre monture qu'elle accompagne. Elle est obéissante comme un
chien, et donc idéale pour un cavalier occasionnel comme moi.
Elle ne manque cependant pas de puissance ni de fougue, et nous
sommes allés plusieurs fois au galop.
« C'est
encore cette jument que je regretterais le plus après mon
départ, » ai-je avoué à Ziddhâ.
« C'est flatteur, » m'a-t-elle répondu.
Je ne parlais évidemment pas des humains.
Nous sommes restés
dîner. Demain, nous partons à Bolgobol.
« Quelle
importance, avance Ziddhâ? Si un travail est bon, qui se
soucierait de quelques coquilles, de phrases un peu bancales, ou d'un
point d'interrogation qui passe au début de la ligne
suivante ? »
« L'auteur
alors, lui renvoyé-je, devrait au moins être cohérent
et se refuser à laisser peigner son texte, car les
conséquences en sont plus funestes qu'on le croit. »
« Quand
j'écris mal, expliqué-je, je pense mal, et nul autre
que moi ne peut débrouiller ma pensée. Souvent, une
simple faute d'orthographe, quand je la corrige, me révèle
une construction grammaticale peu claire. Si je tente de reconstruire
la phrase, ou d'une, en faire plusieurs, je découvre qu'y
étaient pliées des pensées mal articulées.
Il m'arrive parfois d'y découvrir une suite d'idées
souterraine qui réoriente et réorganise le cours de mon
écrit. Nul autre ne pourrait faire cela à ma place, qui
comprendrait peut-être ce que j'ai écrit, mais pas ce
que je n'ai pas dit. Loin d'être une tâche subalterne,
une simple cosmétique, c'est l'essence même du travail
intellectuel humain. »
« Je
vous assure, insisté-je, on reconnaît immédiatement
un texte dans lequel l'auteur y aurait renoncé, pour le
confier à un autre. Il est bien écrit, certes, le style
est élégant, mais formaté, et la suite d'idée
trop convenue et anémiée. J'aime encore mieux ces
fleurs sauvages qu'on butine librement sur le net, ces cailloux
baroques qui circulent photocopiés. »
La mère de
Ziddhâ, Nadja, ressemble, elle, à une Chinoise. Elle
porte bien sa cinquantaine malgré une vie rude de montagnarde.
Elle ne connaît quasiment pas l'anglais ni l'arabe, et moins
encore le français. À part ça, elle monte
parfaitement à cheval, et a une gâchette exceptionnelle.
Elle m'a expliqué,
se faisant traduire par Ziddhâ : « On doit
tirer au moment où le cheval n'a aucun sabot par terre ;
quand il est stable, dans le même élément que
l'oiseau. » Elle avait alors le regard vorace de
l'enfance.
Réponse
d'un correcteur bénévole
Je trouve donc que dans sa troisième et quatrième parties,
mon journal se délite un peu. Je devrais le remanier avant de
continuer. C'est le moment où Alexandre Coronel, le lecteur
qui a découvert par hasard mon premier journal (voir Cahier 16, le 11 juin), rentrant lui aussi d'un voyage un peu moins lointain, me communique les corrections des premiers cahiers.
« De
rien, de rien, répond-il à mes remerciements, une
partie des fautes des autres me saute aux yeux comme des trèfles
à quatre feuilles dans un pré. »
« Plus
sérieusement, continue-t-il, c'est un réel plaisir pour
moi, une façon de vous remercier d'avoir donné ce récit
passionnant à la lecture de tous. J'ai vu une référence
à Hakim Bey dans le cahier III : pour rester sur ce
terrain, disons qu'aujourd'hui notre Croatan c'est la gratuité,
le partage désintéressé de connaissances,
d'œuvres d'art, etc... »
Je ne suis pas
certain que la gratuité soit en cause. Je crois plutôt
que des paires de contraires qui jusqu'à maintenant
fonctionnaient bien dans leur opposition, commencent à perdre
toute signification : gratuit-commercial, privé-public,
célèbre-anonyme... L'erreur consisterait à
s'enfermer dans de telles alternatives. La suite de la lettre montre
que mon interlocuteur n'en est pas dupe :
« Notre
civilisation est à un tournant important il me semble avec une
multitude de mouvements qui convergent vers la réappropriation
de savoir-faire dont nos parents et grands-parents se sont
progressivement laissés déposséder pour se
spécialiser dans des tâches absurdes : bâtiment,
cultures potagères, petit élevage, mais aussi
enseignement, théâtre, poésie, musique,
littérature, politique, etc... Pourquoi déléguer
tout cela à des professionnels rémunérés
mais pas forcément passionnés par leur travail ? »
Bien sûr, et
nous pouvons continuer la liste de nos faux contraires :
professionnel-amateur, emploi-loisir, production-consommation...
Le 31 juillet
Chez Manzi et
Douha
En deux ans, Manzi
a fait d'impressionnants progrès en français. Il s'est
lancé dans la lecture de Cyrano de Bergerac. « C'est
près de chez toi, Bergerac, dans le sud de la France ? »
m'a-t-il demandé. « Tu t'es mal renseigné,
dis-je. C'est d'un autre Bergerac qu'il s'agit, dans la région
parisienne. Ça n'enlève rien cependant à ses
qualités. »
Je ne suis pas
certain que ses lectures aideront beaucoup Manzi à employer le
français d'aujourd'hui. Il s'en moque à l'évidence,
et préfère la langue du dix-septième, qu'il
commence à parler couramment.
Je suis
partiellement responsable de son intérêt pour Cyrano. Je
l'ai présenté cet hiver, dans un forum privé
auquel nous participons, comme le premier penseur athée de
l'Occident, à la fois poète, scientifique et
philosophe, atomiste et sophiste.
Nous sommes dans
leur appartement à Bolgobol, dans la vieille ville, près
de l'université et du parc Ibn Rochd. Un vent fort agite les
branches.
Manzi et Douha
sont rentrés la semaine dernière. Ziddhâ et moi
sommes passés les voir. Je compte commencer à me
rapprocher de Tangaar, d'où je repartirai pour la France. Le
temps commence à se dégrader. L'automne est précoce
dans le Marmat, et il dure peu. Bientôt les premières
neiges vont commencer à blanchir les cols.
« Vous
devriez peut-être songer à traduire Cyrano en anglais, »
suggère Ziddhâ.
Sa physique et son
optique, peut-être, mais ses ouvrages littéraires
reposent sur des jeux de langage trop fins pour nous.
« Cyrano
n'est pas un fondateur comme Descartes, dit Manzi, il est un
précurseur. Aussi il le dépasse là où
précisément est sa faiblesse : sur l'instance du
langage et le fonctionnement de la pensée. »
Ziddhâ et
moi espérons les convaincre de venir avec nous à
Tangaar. Elle ne tient pas à m'accompagner si elle doit
refaire seule le trajet de retour. Douha et Manzi voudraient d'abord
passer par Bin Al Azar pour y entretenir leurs jardins.
« Il
est bien évident, ajoute Douha, que le Dieu des Philosophes
Modernes s'est caché dans les plis du langage. Comme lorsqu'on
regarde à travers une vitre où se reflète son
propre visage. »
« Belle
image, dis-je, c'est bien son propre reflet sur sa géométrie
que Descartes prend pour Dieu. C'est précisément ce qui
rend ses Méditations
irréfutables, du moment qu'on les comprend. »
« Moi,
je n'y comprends rien, me coupe Ziddhâ. »
La philosophie de
Descartes
« Le
raisonnement de Descartes est simple, expliqué-je. Souvent on
ne le comprend pas car on s'attend à ce qu'il démontre,
là où il fait mieux : il montre. »
« Sa
métaphysique repose sur deux certitudes qu'il invite à
expérimenter. La première consiste à douter de
tout ce dont on peut douter. Ne reste qu'une certitude : sum.
Je suis. Ce sum
ne se rapporte pas à un corps, à quelqu'un (a
body, somebody)
ou à des souvenirs,
que je pourrais rêver. Il ne se traduit pas par un pronom —
moi, je —, mais par un verbe à la première
personne : sum,
cogito, video, amato... »
« Ce
mens,
cet esprit qui se reconnaît tel, atteint alors une seconde
certitude : le monde environnant, dont il ne sait rien a priori,
obéit aux lois des mathématiques dont il a une
intelligence intuitive. Comment pourrait-il alors connaître
intuitivement les lois des mathématiques auxquelles ce monde
obéit, s’il n’avait pas au moins une étincelle
de parenté avec Celui qui l’a créé ? »
« Tu as
raison, affirme Ziddhâ qui m'a suivi attentivement. Il n'y a
rien à comprendre. Ou l'on fait cette expérience, ou
non. »
« Sauf,
ajoute Douha, que rien n'est moins sûr que le monde obéisse
aux lois des mathématiques. Je vous renvoie au texte que
d'Eric Raymond sur l'utilité des mathématiques que
Jean-Pierre a lui-même traduit et publié dans À
Travers Champs » <http://jdepetris.free.fr/pages/atc/atc12.html>
« L'important,
reprend Manzi, c'est surtout ce pas décisif consistant à
se percevoir soi-même comme un être hybride entre
créature et créateur. »
« Plus
encore, ajouté-je, cette philosophie rend compte de
l'expérience précise que la pensée lève
en nous comme seule, comme une révélation. Elle laisse
seulement oublier qu'elle surgit de la manipulation de signes. »
« Dieu
peut être une bonne image, ajouté-je, pour désigner
ce moi
qui échappe à toutes les limitations du moi ;
de même que père
et fils.
Bien sûr, on ne doit pas prendre de telles images au pied de la
lettre, ou alors elles se vident de sens. »
« Je
suis content que tu puisses nous préciser ces points en
t'appuyant sur la version latine. » Dit Manzi après
quelques-uns de mes commentaires sur les objections de Hobbes et de
Gassendi. « Cyrano de Bergerac fait de l'œuvre de
Descartes une lecture comparable à la tienne, »
continue-t-il : « plus de rationalisme dualiste :
une philosophie de l'imagination et de l'intuition. »
« Mais
je ne comprends pas, reprend Douha. j'ai appris à
l'université, texte à l'appui, que la philosophie de
Descartes était dualiste et rationaliste, et vous en faites
presque un précurseur du Surréalisme. »
« Descartes,
lui, n'était pas un universitaire, » la coupé-je
avec un sourire destiné à effacer tout ce qui pourrait
lui faire croire à une attaque personnelle. « Sa
méthode n'est certainement pas fondée sur un dualisme.
Le dualisme pourrait en être à la rigueur une
conséquence lointaine, si ce n'était plutôt une
pirouette pour se dérober à des objections gênantes,
afin, comme il le disait "d'avancer masqué". Il ne
voulait surtout pas s'aventurer dans la théologie — moins
par crainte d'ailleurs d'une condamnation, que par celle d'être
utilisé par un camp ou un autre. Il comptait sur des esprits
éclairés chez les Papistes comme chez les Évangélistes,
et certainement ailleurs. C'est d'abord une méthode pour tirer
tout le parti des facultés intuitives et imaginatives. »
De la géométrie
au numérique
« Si
tu veux comprendre le prétendu dualisme cartésien,
continué-je, cherche plutôt dans le présent :
c'est celui entre hardware
et software.
Tu installes un système sur un disque dur sans transfert de
matière, n'est-ce pas ? Pourtant, ton soft,
ne peut transiter que d'un support à l'autre, non ? S'il
n'est pas sur un disque ou un autre, il n'existe tout simplement pas.
Eh bien, ce faux dualisme en cache plutôt un autre, bien plus
important, techniquement et pratiquement : l'interface et celui
qui perçoit. Cette interface est d'ailleurs indistinctement
matérielle et logicielle. »
Derrière
les branches qui frappent les vitres, le crépuscule étend
des teintes violettes sur les cimes rougissantes.
Des
rayons lumineux sont décomposés de mon iris à
mon cerveau, selon leurs angles et leurs longueurs d'ondes. Les
calculs de mes organes ne contiennent plus guère de secret,
puisque je saurais recomposer l'image à l'aide d'algorithmes
vectoriels et de codes hexadécimaux. Sous ce mystère
éventé, est l'enchantement : mon esprit touche le
réel qui emporte mon cœur.
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