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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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RETOUR VERS TANGAAR

Cahier XXVIII
Court passage à Bolgobol

 

 

 

 

 

Le 30 juillet

Je découvre que Razzi est d'origine iranienne

J'ai retrouvé l'exemplaire de Michel Strogoff de Jules Verne qui m'était tombé sous la main il y a deux ans, et j'ai entrepris d'en achever la lecture. Depuis mon adolescence, je ne suis jamais parvenu à le terminer. Ce roman a quelque chose d'inhabituellement morbide dans l'œuvre de Jules Verne qui respire d'ordinaire la santé. Est-ce parce que son beau-père d'éditeur lui imposa de nombreuses modifications pour ne pas déplaire à la Russie, l'emmenant peut-être à forcer l'héroïsme de son personnage et la cruauté des Tartares ? Il en résulte un moralisme et un dolorisme qui évoquent plus un roman chrétien édifiant, que celui d'un radical socialiste.

Le sadisme des Tartares s'exerce finalement sur le lecteur, en laissant vivre le héros dont je ne parviens plus à m'intéresser aux souffrances et aux efforts.


Je ne suis pas si sûr que Verne maîtrisait si bien son sujet. J'ai déjà repéré des erreurs grossières. Je me suis même demandé un moment s'il n'avait pas confondu le changement de régime en Perse, avec celui de 1876 dans l'Empire Ottoman, qui ramena la constitution. Razzi m'a détrompé.

J'ai appris à cette occasion que Razzi est d'origine Perse, comme son prénom, si ce n'est son physique très occidental, aurait pu me le laisser deviner. Ses grands-parents, anarchistes militant de l'Alliance Internationale des Travailleurs, avaient participé aux insurrections de 1906 et 1908 à Tabriz. Le mouvement révolutionnaire, trop faible, constitué essentiellement d'ouvriers anarchistes, de fils de familles instruits, de confréries soufies, bien que largement appuyé par l'autorité des Ulémas chiites, laissa le pouvoir à Ahmad Shah, dirigeant relativement libéral, mais devenu le jouet des Anglais et des Russes.

Ses grands-parents fuirent l'Iran à peu près à la même époque où d'autres quittèrent l'Italie pour le sud de la France, et pour des raisons similaires : la prise du pouvoir par le colonel Reza Khan, qui fonda la dictature monarchiste renversée en 1977.


Retour de promenade

Je viens de relire mon journal depuis le 14 juin, et je découvre qu'il est bien moins correctement écrit que je le croyais. J'ai corrigé à la volée les coquilles flagrantes. Il en reste toujours, malgré le correcteur grammatical et orthographique, et malgré quelques-unes aussi que mes premiers lecteurs m'avaient signalées. C'est désespérant !

« Tu sais pourtant que toute édition exige un sérieux comité de lecture, » me répond Razzi.

« C'est bien ce que je souhaiterais constituer autour de moi, dis-je. Les mauvais plis sont pris, hélas. Les intellectuels et les chercheurs se sont trop habitués à s'en remettre à des professionnels qui leur « finissent » le travail, depuis un siècle. Ce n'est plus pour eux qu'une tâche subalterne qu'on laisse à de « petites mains », une cosmétique, comme le passage obligé dans la salle de maquillage avant une intervention à la télévision. »


Ziddhâ et moi sommes venus lui rapporter ses chevaux, qu'il nous avait prêtés pour une longue promenade dans les bois. Après avoir grimpé trois heures par des sentiers forestiers, nous avons atteint un large plateau, avant que la côte ne reparte plus raide encore jusqu'aux éboulis et aux roches nues.

Une fois encore, j'ai monté cette jument, qui n'est jamais impulsive ni imprévisible, et se met spontanément au diapason d'une autre monture qu'elle accompagne. Elle est obéissante comme un chien, et donc idéale pour un cavalier occasionnel comme moi. Elle ne manque cependant pas de puissance ni de fougue, et nous sommes allés plusieurs fois au galop.

« C'est encore cette jument que je regretterais le plus après mon départ, » ai-je avoué à Ziddhâ. « C'est flatteur, » m'a-t-elle répondu. Je ne parlais évidemment pas des humains.

Nous sommes restés dîner. Demain, nous partons à Bolgobol.


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« Quelle importance, avance Ziddhâ? Si un travail est bon, qui se soucierait de quelques coquilles, de phrases un peu bancales, ou d'un point d'interrogation qui passe au début de la ligne suivante ? »

« L'auteur alors, lui renvoyé-je, devrait au moins être cohérent et se refuser à laisser peigner son texte, car les conséquences en sont plus funestes qu'on le croit. »


« Quand j'écris mal, expliqué-je, je pense mal, et nul autre que moi ne peut débrouiller ma pensée. Souvent, une simple faute d'orthographe, quand je la corrige, me révèle une construction grammaticale peu claire. Si je tente de reconstruire la phrase, ou d'une, en faire plusieurs, je découvre qu'y étaient pliées des pensées mal articulées. Il m'arrive parfois d'y découvrir une suite d'idées souterraine qui réoriente et réorganise le cours de mon écrit. Nul autre ne pourrait faire cela à ma place, qui comprendrait peut-être ce que j'ai écrit, mais pas ce que je n'ai pas dit. Loin d'être une tâche subalterne, une simple cosmétique, c'est l'essence même du travail intellectuel humain. »

« Je vous assure, insisté-je, on reconnaît immédiatement un texte dans lequel l'auteur y aurait renoncé, pour le confier à un autre. Il est bien écrit, certes, le style est élégant, mais formaté, et la suite d'idée trop convenue et anémiée. J'aime encore mieux ces fleurs sauvages qu'on butine librement sur le net, ces cailloux baroques qui circulent photocopiés. »


La mère de Ziddhâ, Nadja, ressemble, elle, à une Chinoise. Elle porte bien sa cinquantaine malgré une vie rude de montagnarde. Elle ne connaît quasiment pas l'anglais ni l'arabe, et moins encore le français. À part ça, elle monte parfaitement à cheval, et a une gâchette exceptionnelle.

Elle m'a expliqué, se faisant traduire par Ziddhâ : « On doit tirer au moment où le cheval n'a aucun sabot par terre ; quand il est stable, dans le même élément que l'oiseau. » Elle avait alors le regard vorace de l'enfance.


Réponse d'un correcteur bénévole

Je trouve donc que dans sa troisième et quatrième parties, mon journal se délite un peu. Je devrais le remanier avant de continuer. C'est le moment où Alexandre Coronel, le lecteur qui a découvert par hasard mon premier journal (voir Cahier 16, le 11 juin), rentrant lui aussi d'un voyage un peu moins lointain, me communique les corrections des premiers cahiers.

« De rien, de rien, répond-il à mes remerciements, une partie des fautes des autres me saute aux yeux comme des trèfles à quatre feuilles dans un pré. »

« Plus sérieusement, continue-t-il, c'est un réel plaisir pour moi, une façon de vous remercier d'avoir donné ce récit passionnant à la lecture de tous. J'ai vu une référence à Hakim Bey dans le cahier III : pour rester sur ce terrain, disons qu'aujourd'hui notre Croatan c'est la gratuité, le partage désintéressé de connaissances, d'œuvres d'art, etc... »


Je ne suis pas certain que la gratuité soit en cause. Je crois plutôt que des paires de contraires qui jusqu'à maintenant fonctionnaient bien dans leur opposition, commencent à perdre toute signification : gratuit-commercial, privé-public, célèbre-anonyme... L'erreur consisterait à s'enfermer dans de telles alternatives. La suite de la lettre montre que mon interlocuteur n'en est pas dupe :

« Notre civilisation est à un tournant important il me semble avec une multitude de mouvements qui convergent vers la réappropriation de savoir-faire dont nos parents et grands-parents se sont progressivement laissés déposséder pour se spécialiser dans des tâches absurdes : bâtiment, cultures potagères, petit élevage, mais aussi enseignement, théâtre, poésie, musique, littérature, politique, etc... Pourquoi déléguer tout cela à des professionnels rémunérés mais pas forcément passionnés par leur travail ? »

Bien sûr, et nous pouvons continuer la liste de nos faux contraires : professionnel-amateur, emploi-loisir, production-consommation...


faune

Le 31 juillet

Chez Manzi et Douha

En deux ans, Manzi a fait d'impressionnants progrès en français. Il s'est lancé dans la lecture de Cyrano de Bergerac. « C'est près de chez toi, Bergerac, dans le sud de la France ? » m'a-t-il demandé. « Tu t'es mal renseigné, dis-je. C'est d'un autre Bergerac qu'il s'agit, dans la région parisienne. Ça n'enlève rien cependant à ses qualités. »


Je ne suis pas certain que ses lectures aideront beaucoup Manzi à employer le français d'aujourd'hui. Il s'en moque à l'évidence, et préfère la langue du dix-septième, qu'il commence à parler couramment.

Je suis partiellement responsable de son intérêt pour Cyrano. Je l'ai présenté cet hiver, dans un forum privé auquel nous participons, comme le premier penseur athée de l'Occident, à la fois poète, scientifique et philosophe, atomiste et sophiste.


Nous sommes dans leur appartement à Bolgobol, dans la vieille ville, près de l'université et du parc Ibn Rochd. Un vent fort agite les branches.

Manzi et Douha sont rentrés la semaine dernière. Ziddhâ et moi sommes passés les voir. Je compte commencer à me rapprocher de Tangaar, d'où je repartirai pour la France. Le temps commence à se dégrader. L'automne est précoce dans le Marmat, et il dure peu. Bientôt les premières neiges vont commencer à blanchir les cols.

« Vous devriez peut-être songer à traduire Cyrano en anglais, » suggère Ziddhâ.

Sa physique et son optique, peut-être, mais ses ouvrages littéraires reposent sur des jeux de langage trop fins pour nous.

« Cyrano n'est pas un fondateur comme Descartes, dit Manzi, il est un précurseur. Aussi il le dépasse là où précisément est sa faiblesse : sur l'instance du langage et le fonctionnement de la pensée. »


Ziddhâ et moi espérons les convaincre de venir avec nous à Tangaar. Elle ne tient pas à m'accompagner si elle doit refaire seule le trajet de retour. Douha et Manzi voudraient d'abord passer par Bin Al Azar pour y entretenir leurs jardins.

« Il est bien évident, ajoute Douha, que le Dieu des Philosophes Modernes s'est caché dans les plis du langage. Comme lorsqu'on regarde à travers une vitre où se reflète son propre visage. »

« Belle image, dis-je, c'est bien son propre reflet sur sa géométrie que Descartes prend pour Dieu. C'est précisément ce qui rend ses Méditations irréfutables, du moment qu'on les comprend. »

« Moi, je n'y comprends rien, me coupe Ziddhâ. »


La philosophie de Descartes

« Le raisonnement de Descartes est simple, expliqué-je. Souvent on ne le comprend pas car on s'attend à ce qu'il démontre, là où il fait mieux : il montre. »

« Sa métaphysique repose sur deux certitudes qu'il invite à expérimenter. La première consiste à douter de tout ce dont on peut douter. Ne reste qu'une certitude : sum. Je suis. Ce sum ne se rapporte pas à un corps, à quelqu'un (a body, somebody) ou à des souvenirs, que je pourrais rêver. Il ne se traduit pas par un pronom — moi, je —, mais par un verbe à la première personne : sum, cogito, video, amato... »

« Ce mens, cet esprit qui se reconnaît tel, atteint alors une seconde certitude : le monde environnant, dont il ne sait rien a priori, obéit aux lois des mathématiques dont il a une intelligence intuitive. Comment pourrait-il alors connaître intuitivement les lois des mathématiques auxquelles ce monde obéit, s’il n’avait pas au moins une étincelle de parenté avec Celui qui l’a créé ? »


« Tu as raison, affirme Ziddhâ qui m'a suivi attentivement. Il n'y a rien à comprendre. Ou l'on fait cette expérience, ou non. »

« Sauf, ajoute Douha, que rien n'est moins sûr que le monde obéisse aux lois des mathématiques. Je vous renvoie au texte que d'Eric Raymond sur l'utilité des mathématiques que Jean-Pierre a lui-même traduit et publié dans À Travers Champs » <http://jdepetris.free.fr/pages/atc/atc12.html>

« L'important, reprend Manzi, c'est surtout ce pas décisif consistant à se percevoir soi-même comme un être hybride entre créature et créateur. »

« Plus encore, ajouté-je, cette philosophie rend compte de l'expérience précise que la pensée lève en nous comme seule, comme une révélation. Elle laisse seulement oublier qu'elle surgit de la manipulation de signes. »

« Dieu peut être une bonne image, ajouté-je, pour désigner ce moi qui échappe à toutes les limitations du moi ; de même que père et fils. Bien sûr, on ne doit pas prendre de telles images au pied de la lettre, ou alors elles se vident de sens. »


« Je suis content que tu puisses nous préciser ces points en t'appuyant sur la version latine. » Dit Manzi après quelques-uns de mes commentaires sur les objections de Hobbes et de Gassendi. « Cyrano de Bergerac fait de l'œuvre de Descartes une lecture comparable à la tienne, » continue-t-il : « plus de rationalisme dualiste : une philosophie de l'imagination et de l'intuition. »

« Mais je ne comprends pas, reprend Douha. j'ai appris à l'université, texte à l'appui, que la philosophie de Descartes était dualiste et rationaliste, et vous en faites presque un précurseur du Surréalisme. »


« Descartes, lui, n'était pas un universitaire, » la coupé-je avec un sourire destiné à effacer tout ce qui pourrait lui faire croire à une attaque personnelle. « Sa méthode n'est certainement pas fondée sur un dualisme. Le dualisme pourrait en être à la rigueur une conséquence lointaine, si ce n'était plutôt une pirouette pour se dérober à des objections gênantes, afin, comme il le disait "d'avancer masqué". Il ne voulait surtout pas s'aventurer dans la théologie — moins par crainte d'ailleurs d'une condamnation, que par celle d'être utilisé par un camp ou un autre. Il comptait sur des esprits éclairés chez les Papistes comme chez les Évangélistes, et certainement ailleurs. C'est d'abord une méthode pour tirer tout le parti des facultés intuitives et imaginatives. »


De la géométrie au numérique

« Si tu veux comprendre le prétendu dualisme cartésien, continué-je, cherche plutôt dans le présent : c'est celui entre hardware et software. Tu installes un système sur un disque dur sans transfert de matière, n'est-ce pas ? Pourtant, ton soft, ne peut transiter que d'un support à l'autre, non ? S'il n'est pas sur un disque ou un autre, il n'existe tout simplement pas. Eh bien, ce faux dualisme en cache plutôt un autre, bien plus important, techniquement et pratiquement : l'interface et celui qui perçoit. Cette interface est d'ailleurs indistinctement matérielle et logicielle. »


Derrière les branches qui frappent les vitres, le crépuscule étend des teintes violettes sur les cimes rougissantes.

Des rayons lumineux sont décomposés de mon iris à mon cerveau, selon leurs angles et leurs longueurs d'ondes. Les calculs de mes organes ne contiennent plus guère de secret, puisque je saurais recomposer l'image à l'aide d'algorithmes vectoriels et de codes hexadécimaux. Sous ce mystère éventé, est l'enchantement : mon esprit touche le réel qui emporte mon cœur.

 

 

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