Cahier XXIX
À Bin Al Azar
Le 2 août
For you touched
her perfect body with your mind
Je
viens de recevoir un courriel de mon ami Hammad Fardousy, l'imam de
la vallée de Bor Argod que domine Bin Al Azar. L'intitulé
de son objet, des paroles de la chanson Suzanne
de Leonard Cohen, sont un clin d'œil à notre rencontre
de l'an dernier (En
revenant à Bolgobol
cahier
9 , 31 mai). Il a seulement recopié deux lignes de mon
journal et une image de Samantabhadra à laquelle il ajoute une
légende.
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From:
hammad - To: depetris
Subject:
For you touched her perfect body with your mind
Date:
2 Au 2005
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Il
leur fit des vêtements de peau.
(Genèse)
Elles
sont des vêtements pour vous, et vous-mêmes pour elles.
(Coran 2 - 187.)
Samantabadhra,
le Bouddha originel, Adam le Prophète.
J'espère
te voir si tu passes à Bor Argod
La
paix sur toi
Hammad
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J'aurais bien été
incapable de faire ces rapprochements sans lui.
Le 3 août
J'ai repris la lecture de Berkeley
Douha et Ziddhâ
sont réticentes à admettre la lecture que Manzi et moi
faisons de Descartes et de Berkeley, dont j'ai repris la lecture.
Nous avons tous les quatre d'intenses discussions philosophiques
quand nous rentrons des champs. Ziddhâ et moi avons en effet
accompagné Douha et Manzi à Bin Al Azar pour les aider.
L'exposé
de Douha
Douha
est arrivée grâce au net à mettre la main sur des
textes de Descartes en anglais. Elle a sélectionné une
série de citations pour prouver que l'esprit (mind
= mens)
était pour lui entièrement indépendant de la
substance
étendue,
et qu'il identifiait l'âme (soul
= anima)
à l'esprit, niant de fait l'existence de l'âme au sens
classique. L'âme, il la ramène soit à des
fonctions corporelles, comme dans les
Passions de l'âme,
soit à des fonctions cognitives.
Il
emploie donc explicitement âme
pour esprit
(mind,
mens, ruh).
(Douha reconnaît là une clé pour comprendre la
pensée occidentale moderne.) Ce qu'il entend par âme
se résume à un concept extrêmement simple et
évident (plain) :
quelque
chose qui pense.
C'est de l'expérience immédiate et intuitive d'être
« une chose qui pense » que se déduit
l'existence des choses sensibles. (Elle souligne au passage qu'un tel
dualisme n'a rien à voir avec celui entre software
et hardware,
car le premier n'est en aucun sens « une chose qui
pense ».)
Berkeley, lui, va
jusqu'à faire l'économie de cette déduction.
Convaincu de la réalité de l'esprit, il n'a pas besoin
de supposer celle des corps sensibles. Celle-ci confinerait
d'ailleurs à un doute sur l'immanence du monde : la
perception immédiate que nous avons en serait alors une
illusion.
Je résume
ici un exposé très rigoureux qui a bien duré
deux heures. Elle n'est pas moins surprise que Ziddhâ de
l'achever sous nos applaudissements. Manzi et moi n'avons rien à
lui contester.
L'idéologie occidentale moderne
« C'est
pourtant totalement contradictoire avec ce que vous dites, »
souligne Ziddhâ.
« Gardons
présent à l'esprit, répond Manzi, que nous
n'avons pas cessé de sauter d'une langue à l'autre. Que
cherchons-nous, le meilleur mot pour en traduire un autre, ou la
meilleure combinaison de mots pour traduire ce qu'un auteur désigne
à l'aide de sa propre langue ? Il est important de
comprendre ce que leur articulation désigne avant de traduire
les mots. »
« En
effet, continué-je, le sens que Descartes donne à la
partition âme-corps ébranle un dualisme qui s'était
imposé, du Maroc à la Chine, au moins depuis Plautin.
J'affirme que ce n'est plus un vrai dualisme, parce que les deux
termes sont dans la même immanence. C'est pourquoi je les
ramène à la distinction entre software
et hardware.
J'entends simplement par là que la partition de Descartes est
tout autant évidente et incontestable. Je m'empresse alors
d'ajouter qu'elle en suppose une autre, bien plus importante, entre
celui
qui perçoit (ou conçoit)
et ce
qui est perçu (ou conçu). »
« Entièrement
d'accord, reprend Manzi. Berkeley radicalise simplement la
proposition de Descartes en posant que le hard
est encore du soft,
du soft
durci comme aurait pu dire Dôgen. C'est précisément
l'objet de la science que de savoir le durcir (harden),
ou encore assouplir (soften)
ce qui est dur. Dissous
et coagule,
comme l'enseignait Jâbir Ibn Hayyân. »
« Ce
qui vous trouble, continué-je, c'est que Berkeley dirige
explicitement ses critiques contre les matérialistes et les
athées, alors qu'on est bien en peine d'en découvrir
ailleurs que chez ses héritiers. Vous êtes-vous demandé
qui étaient ces matérialistes athées ?
Était-ce Diderot, qui ne s'était pas encore fait
connaître, Feuerbach ou Wittgenstein, qui n'étaient pas
encore nés ? Était-ce Cyrano de Bergerac, qui
avait tant influencé son ami Swift ? Pas le moins du
monde : il désigne explicitement Malebranche, Hobbes et
Spinoza, les grands philosophes du siècle précédent. »
« Ces
trois auteurs peuvent difficilement être dits matérialistes
et athées au sens où je le suis. Ils l'étaient
pour Berkeley dans la seule mesure où ils imaginaient une
réalité des choses sensibles transcendante et
inconnaissable ; une essence matérielle dont on n'aurait
accès qu'à l'apparence. »
« Tout
ceci est très simple (plain),
reprend Manzi. Gardons-nous de le confondre avec ce qui est
réellement compliqué : la grammaire des langues
naturelles et leurs problèmes de traduction. Suivons notre
intuition de la simplicité (plainness)
pour traduire. »
« Dieu
pour Berkeley est l'esprit pour lequel la fenêtre dans mon dos
ne cesse pas d'exister quand je me suis retourné, continué-je.
Je ne sais pas pourquoi il le croit nécessaire, quand il
suffit que toutes les existences demeurent en connexion, comme
Feuerbach ou Mach l'ont bien montré. Maintenant, si l'on tient
à appeler Dieu la consistance du réel,
Pourquoi pas ? »
Ziddhâ
nous a écoutés en restant songeuse.« Si vous
avez raison, dit-elle, la modernité occidentale aurait été
accompagnée d'un retournement de la métaphysique qui
demeure presque entièrement ignorée. En vous écoutant,
je crois comprendre que le monde de l'esprit a cessé de
paraître un au-delà inaccessible avec Descartes, Locke
ou Berkeley. Il est devenu une immanence, pour ne pas dire une
évidence, objet d'expérience et d'intuition. C'est au
contraire la matière qui est parue transcendante et
inaccessible. Elle a commencé à paraître un
au-delà du monde de l'esprit. »
« C'est
une puissante remarque que tu viens de faire là, relèvé-je.
C'est le malentendu que la modernité entretient avec
elle-même : elle fait de la matière un objet de la
métaphysique sans le savoir. Sans doute le mythe d'une matière
au-delà des propriétés sensibles des matériaux
est-elle un symptôme de la subordination des travailleurs, des
ingénieurs et des chercheurs aux féodaux qui les
emploient. »
« Dans
ce cas, continue-t-elle, une réforme de l'entendement humain
reste à faire. »
« Excellente
critique de l'idéologie spectaculaire marchande, que vous
faites tous les deux, » conclut Manzi. « Cette
réforme s'est déjà suffisamment accomplie dans
la science moderne. Chacun maintenant est bien forcé de
l'achever s'il veut en maîtriser les outils. »
Le 4 août
Bin Al Azar
Bin Al Azar abrite
une importante bibliothèque. On pourrait en être
surpris, comme de l'épaisseur de ses murailles, pour un
village assez petit, perdu en pleine montagne au pied d'un col. Il
eut cependant une importance stratégique et spirituelle dans
le passé, comparable à celle de Montségur ou
d'Alamut. Une bonne part de la population de la vallée s'y
était réfugiée lorsque les troupes du Khan de
Tangaar étaient venues y combattre la Réforme de Jihad
Abd Al Haqq. Beaucoup de ceux qui ne le purent pas furent jetés
vivant dans de l'eau bouillante, et l'on fit de leurs os une pyramide
à l'entrée de Bor Argod.
De nombreux livres
datent du dix-septième et du dix-huitième siècles.
Ils sont principalement écrits en palanzi. Quelques-uns sont
en arabe. Des rayonnages contiennent des copies de ces mêmes
textes, sorties à l'imprimante. Ils sont presque tous
numérisés. J'en ai chargé quelques-uns sur mon
disque dur.
J'ai découvert
quelques sermons de Jihad Abd Al Haqq, que j'ai commencé à
traduire en français.
De ce qui
distingue l'homme de la bête
Al
Wâlayat.
Sermon donné par Abd Al Haqq à Bin Al Azar, dans la
vallée de Bor Argod, le 8 ramadan 1021 de l'Hégire:
Je n'ai pas
l'esprit porté à la crédulité. Déjà,
tout enfant, quand j'entendais quelque chose qu'il m'était dur
de croire, plutôt que de me demander si c'était vrai ou
faux, je soupçonnais toujours quelque jeu de langage dont le
principe m'échappait. Aussi je demeure perplexe devant ces
vieilles disputes sur l'origine du cosmos ou de l'homme, qui
cherchent à expliquer l'animé par l'inanimé, ou
vont trouver dans le règne animal les causes des comportements
humains.
Que je descende
on non de l'animal, c'est dans ma propre vie que la question aurait
pour moi un sens. Et, je dois l'avouer, je n'ai pas besoin de lire
les brahmanes pour reconnaître la parenté entre la bête
et moi. Nous subissons avec tout le règne animal la même
emprise du corps. Nous n'en sommes pas trop troublés tant que
celle-ci se conjugue avec le plaisir. Mais quand plaisir et désir
cèdent la place au besoin, et quand enfin, surtout, nous
sommes soumis aux passions de la douleur, de la peur ou de la fureur,
comment pouvons-nous encore contrôler notre esprit qui se
trouble ? ou maîtriser le tremblement de tout le corps, la
vessie qui se vide ? Et le regard, terrible alors le regard !
Peut-être
ressemblons-nous aussi à l'animal par le besoin de tendresse,
et par l'attachement dont nous sommes capables. À moins que ce
ne soit lui, l'animal, alors qui nous ressemble. Quand nous voyons
une chatte avec ses petits, ou un chien manifester la joie de
retrouver son maître, nous trouvons là les animaux
humains ; et jamais nous ne nous dirions bestiaux à
ressentir les mêmes émotions.
Dans tous ces
cas, nous ne voyons pas bien ce qui nous distingue de la bête,
et nous aimerions chercher cette différence dans nos coutumes
et nos institutions. Les sociétés humaines se
distingueraient peut-être mieux des sociétés
animales que ne le font leurs membres. Mais je crois, au contraire,
que là s'affirme avec plus d'autorité encore la
puissance de l'instinct.
S'il nous
arrive parfois de dire devant le regard d'un animal, « on
croirait qu'il va parler », on ne le dira jamais d'une
cité. La cité ne parle pas, n'a pas de regard ;
même si des hommes ont tenté quelquefois de la figurer
par des idoles, celles-ci restèrent toujours muettes et
figées. La cité fait loi, mais ne l'énonce pas ;
pas plus qu'en tombant, la pierre n'énonce les lois de sa
chute. Sans doute, de tous les animaux, l'homme est le seul à
tenter obstinément d'énoncer la loi ; mais cette
énonciation fait loi à son tour, et devient muette.
Chez la bête
comme chez l'homme, le groupe est hiérarchie, ordre,
soumission, humiliation, propriété et grégarité,
rituels compulsifs, et lutte toujours, de tous contre chacun et de
chacun contre chacun ; luttes qui peuvent être à
mort, mais toujours ritualisées, codifiées, et sans
intelligence aucune. Même en captivité, regardez comment
les bêtes se comportent entre elles. Si vous vous occupez de
troupeaux ou de hordes, prenez garde de leur rappeler le bâton.
Sinon, en s'habituant à vous, les bêtes en viendraient
vite à vouloir vous plier à leurs règles.
J'ai entendu
parler d'un homme dans le lointain orient qui se faisait gloire
d'être entièrement accepté par un troupeau
d'orang-outans. Et savez-vous ce qu'il devait faire en rejoignant la
horde ? D'abord s'accroupir et incliner la tête devant le
chef du groupe. Un jour qu'il voulut montrer l'exploit devant des
visiteurs importants, ceux-ci l'ayant peut-être distrait de son
rituel, le maître des lieux irrité du peu de zèle
qui lui était témoigné, sauta de tout son poids
sur le dos de l'homme, qui dut en rester longtemps courbatu.
J'ai rarement
vu d'autres comportements dans une société humaine, et
c'est pourtant le regard de l'animal, quand on est seul avec lui, qui
nous le fait paraître humain, et presque parlant.
On observe dans ce
sermon qu'Abd Al Haqq, au dix-septième siècle, paraît
s'adresser encore à des Bouddhistes, à des
Brahmanistes, ou peut-être seulement à des Musulmans
demeurés sensibles aux écoles antiques.
On
remarquera que pas une seule fois le mot « Dieu »
n'est prononcé, ni qu'aucune allusion n'est faite au Livre et
aux Prophètes. Même le mot Wahid
(Unique, nom divin) est absent, alors que le sermon ne parle de rien
d'autre.
Al
Wâlayat,
qui est l'intitulé du sermon, signifie en arabe l'intimité,
la proximité. L'intimité avec l'Unique est ce qui
caractérise les saints (mahdi,
parfait). Le mot a donné en arabe moderne wilaya,
commune, unité administrative. La racine latine socialis
a subi en Europe une évolution comparable, qui signifiait à
l'origine amitié.
Abd Al Haqq semble
ici considérer que les animaux ne sont pas qualitativement
différents des hommes. C'est suffisamment rare dans la
tradition monothéiste pour attirer l'attention.
Plusieurs
anecdotes attestent qu'Abd Al Haqq aimait les animaux. On apprend
qu'il fit nourrir les crabes du port de Tangaar avec le corps du
Khan, attaché vivant à un pilotis.
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