Cahier IX À Bal Godour
Le 24 mai
Bal Godour
Gador nous a gracieusement offert l'hospitalité
à Bal Godour chez sa femme. La ferme où ils vivent est
à la sortie de cette petite agglomération qu'un massif
rocheux sépare de Gourdâl où nous avons débarqué
hier.
Bal Godour serait une condensation de Bab al
Jadid Dur, « Porte de la Nouvelle Maison »,
prononcé comme en palanzi : « bab ol gadid
dour ». Selon le même principe, d'autres ont vu dans
le nom de Bolgobol la déformation et la condensation de
« Porte du Nouveau Temple ». Ce qui est sûr,
c'est que bor signifie bien porte en palanzi, et que
bol ou bal, en est la forme génitive.
À dix kilomètres à peine au
sud-ouest de Gourdal, Bal Godour est au fond d'une petite plaine
côtière cernée par un massif escarpé. Sa
situation lui a permis de ne pas être absorbé au fil des
temps par la croissance de l'agglomération. Elle lui a aussi
interdit de se développer.
De Bal Gobur, on peut se rendre assez facilement à
Gourdal par la mer ou par la terre. Quoique raide et sinueuse, la
route est large et bien goudronnée. Même à pieds,
nous disait Eda, la femme d'Abou l'Gador, il est rare qu'on ait à
marcher plus d'un kilomètre avant qu'une voiture ne s'arrête
et qu'on vous offre de monter.
Eda est une quinquagénaire qui a conservé
la silhouette de sa jeunesse et qui cache coquettement ses cheveux
blancs sous son voile. Elle porte sur son mari un regard béat
d'admiration, quoi qu'il dise ou qu'il fasse. Elle est pourtant une
femme intelligente et cultivée qui ne manque pas de sens
critique. Elle ne dépend en rien de lui. Ici tout lui
appartient, et même son homme paraît être sa
propriété, à l'évidence la plus chère.
Abou l'Gabor a une façon bien à lui
de se placer très au-delà de toute possession. Quand il
tourne vers Eda son regard de rapace, et lui parle avec son sourire
de bouddha, on sent bien qu'il ne voit pas les rides de son visage.
« Qui fait l'ange fait la bête »
dit l'adage. Moi, je penserais plutôt l'inverse.
La conversion des Huns au Bouddhisme
Fo T'ou Teng était un missionnaire
bouddhiste d'origine kouchan. Il s'installa en 310 à Luoyang,
capitale de la Chine occidentale des Jin. L'année suivante,
elle était prise par les Huns sous les ordres de Shi Le, qui
fonda plus tard la dynastie des Zhao. Fo T'ou Teng devint son
conseiller, et initia les Huns au Bouddhisme. Il fit de Ye, la
capitale des Zhao, un important centre spirituel.
Ceci se passait un siècle avant l'invasion
de l'Europe.
Le Nestorianisme et l'Église d'Asie
J'ai utilisé le début de la matinée
à saisir et mettre au propre les notes prises hier à
Gourdâl avec Gador. Je les ai saisies de bon matin chez lui, me
connectant à l'occasion sur l'internet pour chercher des
compléments d'information, puis je suis descendu les mettre au
propre sur le port.
Le patriarche Nestorius de Constantinople fut
condamné par le concile d'Éphèse en 431, pour
avoir affirmé que le Christ (Kristos, l'oint) était
un homme et donc, en aucun cas, un dieu. Un demi-siècle plus
tard, l'Église de Perse adopta ses thèses
officiellement. Elle n'avait pour autant aucun rapport particulier
avec Nestorius, ni ne paraissait le connaître davantage. C'est
la seule raison pour laquelle on l'appela l'Église
Nestorienne : elle-même s'appelait l'Église
d'Orient. Elle s'étendit en Asie centrale, en Inde et Jusqu'en
Chine.
Bien que les Chrétiens de Perse fussent
nombreux et que leur église fut la première à
offrir un enseignement théologique à l'université,
la dynastie Sassanide (224-632) demeura manichéenne. Partout
d'ailleurs où l'Église d'orient s'étendit, elle
fut en opposition plus ou moins ouverte avec le pouvoir. L'entrée
de l'empire Perse dans la Communauté ('umma) musulmane
y améliora cependant grandement la situation des Chrétiens.
Ils fournirent les principaux traducteurs des textes grecs en Arabe.
Peu après, alors que depuis longtemps les Églises de
l'Inde du Sud étaient bien implantées, Timothée
créa une nouvelle province ecclésiastique au Tibet et
sacra un évêque pour la Chine.
La stèle de Si Ngan Fou, érigée
en 781, permet de dater en l'an 635 les débuts de
l'évangélisation de la Chine. L'Église d'Orient
atteint son apogée aux temps du patriarche mongol Yahballaha
III (1281-1317). Elle comptait alors quelques deux cents cinquante
diocèses, de Chypre à la Mandchourie et du Turkestan à
Java.
L'Église d'Orient ne parvint presque jamais
à convertir des Musulmans, aussi elle dirigea ses efforts
missionnaires dans des régions où le monothéisme
n'avait pas encore pénétré. La plupart du temps
elle ouvrait ainsi les portes à l'Islam.
L'empire Gupta
La dynastie Gupta a commencé dans le
Magadha, ancien nom de Patna, aujourd'hui l'état du Bihar de
la République Indienne. Elle réussit à faire
cesser les désordres qui régnaient depuis les invasions
d'occidentaux dans le nord-ouest au début de l'ère
chrétienne. Elle unifia entre 320 et 455 les contrées
situées entre l'Himalaya et le fleuve Narmada, au sud. Son
déclin commença à l'arrivée des Huns vers
510.
Candragupta Ier (prononcer
« Tchandragoupta »), souverain d'un territoire
resté hors de portée des Occidentaux (Saka, Ksaharata,
Kusana), incarnait la tradition indienne face aux étrangers,
comme le Candragupta de la dynastie Maurya, roi de Magadha à
la fin du quatrième siècle avant J.-C. (Voir mon
premier journal de voyage à Bolgobol.) L'année de son
avènement (320) fut le point de départ d'une ère
qui dura jusqu'au treizième siècle dans l'Inde centrale
et au Népal.
Son successeur Samudragupta (335-375) entreprit
une série de campagnes à travers l'Aryavarta des
Aryens, c'est-à-dire la plaine indo-gangétique, et le
Dekkan. Candragupta II (375-414) défit les Saka en 388.
Il leur prit la Bactriane, à l'ouest, et il augmenta ses
possessions du Bengale à l'est. Quand il étendit son
influence sur le Dekkan, l'empire atteignit sa plus grande extension.
L'unité territoriale, la stabilité
politique et économique, la tolérance religieuse
favorisèrent un épanouissement des lettres et des arts
sans précédent. La cour impériale et les maisons
aristocratiques protégeaient les artistes, les philosophes et
les poètes. Samudragupta lui-même eut le titre de
« prince des poètes », et il fut
représenté sur ses monnaies sous l'apparence d'un
joueur de vina (harpe indienne). Le célèbre poète
et dramaturge Kalidasa a sans doute vécu dans l'entourage de
Candragupta II à Ujjain. Ses œuvres reflètent
l'idéal brahmanique de son époque.
En 454, un an après la mort d'Attila, sous
Kumaragupta premier (419-455), l'empire fut attaqué par les
Huns Hephtalites descendus de l'Hindukush, et alliés à
des rois du Dekkan.
Budhagupta conserva le contrôle de l'empire
sur le Bengale au Malava. Les Huns attaquèrent cette dernière
province en 484. Leur chef Toramana remporta la victoire d'Eran en
510, qui marqua le début de la chute des Gupta.
Le mythe de l'extériorité
Le vent du sud déchire et balaie un ciel
couvert. Des zones sombres et d'autres claires courent sur la mer et
les côtes. L'écran de l'ordinateur paraît
s'éclaircir quand l'ombre d'un nuage bas passe sur moi, et
s'assombrir quand revient le soleil, précédé et
suivi par une petite rafale.
Ces légers coups de vent, je les vois de
très loin s'avancer en ridant la surface de l'eau, et c'est
comme si mon toucher s'étendait jusqu'à l'horizon.
J'ai écrit directement ces lignes au
clavier devant la mer, sur le port de Bal Godour.
Impression directe et savoir
Bal Godour dégage une impression
contradictoire d'isolement dans son écrin rocheux, et de
proximité avec la ville qui en est à peine cachée.
On la sent proche pourtant dans ce petit espace côtier ;
l'étroite plaine qui s'élève très vite
pour céder la place aux éboulis et à la forêt,
serait bien insuffisante à elle seule pour nourrir le gros
village.
Les magasins sur le port, proposent trop d'objets
de décoration, de souvenirs, ou de vêtements peu adaptés
à la vie en plein air. Il y a aussi trop de restaurants et de
cafés. Beaucoup d'habitants gagnent leur vie ailleurs. Des
marins et des dockers, s'entassent sur des embarcations qui
appareillent au matin et rentrent le soir. D'autres personnes
viennent ici se détendre et n'y habitent pas.
Le concept de porte
Le concept de « bor »
(porte), au contraire de chez nous, ne contient pas en palanzi l'idée
d'ouverture et de fermeture. Il désigne plutôt une
limite et le passage par où la traverser.
« Bor » aurait la même
racine aryenne qui a donné « bord ».
J'ai peine à le croire, car le français « bord »
vient du francique, où il signifiait « planche ».
C'est l'origine du mot « bordel »,
littéralement : cabane en planche. Il peut aussi venir de
l'occitan « bordiga », enceinte de bois en
croisillons destinée à maintenir captif le poisson. Il
est bien aussi possible que « bord » soit
dérivé de l'arabe « burdj »,
fortin, qui a donné l'allemand « Burg »
et « Burger » (citoyen), avant de passer dans
le français sous la forme de « bourg »
et de « bourgeois ». Abou l'Gador a été
bien en peine de me donner le mot aryen qui serait à l'origine
de tous ceux-ci.
La dissertation de Gannah
Gannah, la fille d'Eda et d'Abou l'Gador, m'a
montré le sujet de sa dissertation de philosophie : Le
bout, comme le côté, font partie de ces choses dont,
lorsqu'on en a une, on peut être certain d'en avoir au moins
une deuxième. Ceci est-il plutôt une observation
naturelle ou une observation grammaticale ?
Gannah m'interroge sur mon étonnement. « Si
j'avais eu à traiter un tel sujet à ton âge, lui
expliqué-je, j'aurais été très embarrassé
faute d'avoir un seul philosophe auquel me référer. »
« Desquels te servirais-tu
aujourd'hui ? », me demande-t-elle. « De
Wittgenstein et de Gorgias, d'abord... » Dis-je. Puis, en
réfléchissant un peu : « Je ferais
peut-être aussi allusion à la Logique d'Arnaud et
de Nicole, à leur critique de la dialectique et à leur
usage des concepts de definitio nomini et de definitio
rei. »
« Pour moi, c'est du latin »,
me répond-elle.
Agdoul
Agdoul est le fils d'Abou l'Gabor. Il est étudiant
à Tangaar. Il entend bien suivre les pas de son père
dans la chevalerie, tout en menant des études d'ingénieur
et en se consacrant à son œuvre plastique. Ce n'est pas
pour lui du dilettantisme : ces voies n'en font qu'une, et
forment un alliage consistant.
Agdoul habite un petit bungalow, pour ne pas dire
une cabane, attenante à l'écurie. De là, il
veille sur les quatre montures qu'il entraîne quand il n'est
pas à Tangaar. Ce ne sont pas ses parents qui l'ont cantonné
là. Il en a de toute évidence fait son repère de
longue date.
L'unique pièce est pauvre, quoique chaude.
Le sol, les murs, le lit, sont couverts de tapis ou de tissus
matelassés. Un sabre et un arc sont accrochés au-dessus
de l'ordinateur. Une selle et un harnachement jonchent le sol devant
le lit.
L'œuvre plastique d'Agdoul
« L'image numérique est en train
de bouleverser le jugement esthétique, » nous dit
Agdoul. « La photographie avait déjà
commencé à le faire aux temps de l'impressionnisme,
malgré une étanche frontière vite tracée
avec les arts plastiques. L'image numérique maintenant balaie
cette frontière. »
Les images qu'il nous montre sur mon écran
pourraient être qualifiées de réalisme
fantastique : formes hyperréalistes aux textures
d'écaille, de fourrure ou de plume, se contorsionnant à
la surface de mers aux rivages hiératiques. Textures, reflets,
transparences, diffraction. Il en résulte une impression
sonore, plus encore que cinétique.
« Baisse la résolution »
me demande-t-il. Je passe à 256 couleurs et à 640
points par pouce. L'image n'en est pas changée. La machine
avec laquelle il travaille n'est d'ailleurs pas très
puissante, moins que la mienne. Ses 116 mégahertz lui
suffisent amplement. Même gonflée, sa mémoire
vive ne dépasse pas 48 mégaoctets.
« Comment conçois-tu ce
bouleversement du jugement ? » Lui demande Ziddhâ.
« L'image numérique ne renvoie
pas la lumière, constaté-je d'abord. La lumière
vient de l'intérieur, comme d'un vitrail. — Il n'y
a pas d'intérieur, me corrige Agdoul. Lumière et image
sont de simples variables numériques. »
Cette remarque me rappelle les notes que j'ai
prises ce matin sur le port. Je conçois mieux ce que je
tentais de saisir : que le monde n'est pas proprement extérieur.
« Cette autonomie de l'image envers son
support, insiste-t-il, lui donne comme un surcroît de réalité,
même quand elle est imprimée, et même quand
l'impression n'est pas très bonne. Elle a une réalité,
pas seulement un effet réaliste. »
J'observe qu'il a le regard de son père,
d'une attentive acuité, qui me paraît moins contraster
maintenant avec ce même air débonnaire.
Je n'ai pas le temps de lui demander ce qu'il
entend par réalité : « L'image réelle
n'a ici aucun objet virtuel, continue-t-il. Il n'existe donc pas
davantage d'objet réel qui produirait une image virtuelle.
Objet réel et image virtuelle ne sont rien d'autre au fond que
des algorithmes, des objets mentaux. »
Sans doute : une surface optique ne saurait
tracer la limite entre un intérieur et un extérieur.
« Sinon, ajoute-t-il comme s'il lisait
mes pensées, ils ne seraient que des points lumineux sur un
écran, ou encore des points colorés sur du papier.
Prétendre que nous voyons ces points n'a pas de sens. C'est
comme si l'on disait qu'en écoutant de la musique on entend
des touches pressées ou des cordes pincées. C'est tout
sauf cela que l'on voit ou entend. »
Le 25 mai
Rencontre à Gourdal
J'ai accompagné Agdoul à Gourdâl
où il devait prendre le train pour Tangaar. Dans le hall de la
gare, après avoir quitté le quai, j'aperçois une
silhouette qui m'est familière : Hammad Fardouzi, l'imam
de la vallée de Bor Argod. J'avais complètement oublié
qu'il devait venir en pèlerinage sur le tombeau de Jésus.
J'avais même oublié que l'étrange
figure du Christ (Kristos, l'oint) dans le Marmat avait
largement contribué à m'attirer où je suis.
Je me demande bien pourquoi Leonard Cohen a pu
chanter, dans Suzanne, un Jésus si proche de
celui-là :
Et Jésus était un marin quand il
marcha sur l'eau.
Et il veilla longtemps du haut d'une tour de
bois solitaire.
Et quand il fut certain que seuls les hommes
ivres le voyaient,
Il dit : « Tous les hommes
seront des marins maintenant jusqu'à ce que la mer les
libère. »
Mais lui, lui-même, fut brisé,
bien avant que le ciel ne s'ouvre, il sombra sous votre sagesse comme
une pierre.
J'ai interrogé Hammad, lui qui est un
savant, sur la signification de ces vers. À cause de son
faible niveau d'anglais, j'ai dû les lui traduire en arabe,
qu'il connaît mieux que le français.
« Beaucoup de phrases débutent
par wa et lakin », observe-t-il. « Et
alors ?»
« Ce sont des conjonctions de
coordination, en anglais », m'explique-t-il. « Les
conjonctions servent, comme leur nom l'indique, à coordonner
des propositions. Aussi on ne les emploie pas, dans les langues
européennes, pour débuter une phrase. »
« En arabe, c'est différent,
poursuit-il en français, ces mots servent souvent d'attaque
pour la pensée. Ils ont une similitude grammaticale avec des
adverbes comme "alors", ou "par". » Et
il se met à réciter la sourate de l'Aube (Wa al
douha...) « Beaucoup de phrases du Coran, continue-t-il en
arabe, débutent par wa ou par lakin. On dirait
que le texte que tu m'as traduit a été écrit
directement en arabe ou dans une langue sémitique. »
« Ça m'étonnerait, mais
tu me fais remarque que le mode parfait avec lequel j'ai
traduit le preterit anglais lui donne une ampleur dans
laquelle il semble mieux déployer sa signification. »
Encore une fois, je constate la rapidité
avec laquelle ici tous les sujets de conversations finissent par en
venir au style et à la grammaire. Comme j'en fais la remarque,
Hammad m'apprend qu'à la table derrière, dans le petit
café où il m'a entraîné pour attendre sa
femme Jamila, le groupe de cheminots commente une traduction d'un
poème de l'arabe en palanzi. L'un d'eux a trouvé
l'artifice de changer l'ordre des mots de sorte que la rime tombe sur
les déclinaisons verbales et non plus nominales.
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