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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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Cahier IX
À Bal Godour

 

 

 

Le 24 mai

Bal Godour

Gador nous a gracieusement offert l'hospitalité à Bal Godour chez sa femme. La ferme où ils vivent est à la sortie de cette petite agglomération qu'un massif rocheux sépare de Gourdâl où nous avons débarqué hier.


Bal Godour serait une condensation de Bab al Jadid Dur, « Porte de la Nouvelle Maison », prononcé comme en palanzi : « bab ol gadid dour ». Selon le même principe, d'autres ont vu dans le nom de Bolgobol la déformation et la condensation de « Porte du Nouveau Temple ». Ce qui est sûr, c'est que bor signifie bien porte en palanzi, et que bol ou bal, en est la forme génitive.

À dix kilomètres à peine au sud-ouest de Gourdal, Bal Godour est au fond d'une petite plaine côtière cernée par un massif escarpé. Sa situation lui a permis de ne pas être absorbé au fil des temps par la croissance de l'agglomération. Elle lui a aussi interdit de se développer.

De Bal Gobur, on peut se rendre assez facilement à Gourdal par la mer ou par la terre. Quoique raide et sinueuse, la route est large et bien goudronnée. Même à pieds, nous disait Eda, la femme d'Abou l'Gador, il est rare qu'on ait à marcher plus d'un kilomètre avant qu'une voiture ne s'arrête et qu'on vous offre de monter.


Eda est une quinquagénaire qui a conservé la silhouette de sa jeunesse et qui cache coquettement ses cheveux blancs sous son voile. Elle porte sur son mari un regard béat d'admiration, quoi qu'il dise ou qu'il fasse. Elle est pourtant une femme intelligente et cultivée qui ne manque pas de sens critique. Elle ne dépend en rien de lui. Ici tout lui appartient, et même son homme paraît être sa propriété, à l'évidence la plus chère.

Abou l'Gabor a une façon bien à lui de se placer très au-delà de toute possession. Quand il tourne vers Eda son regard de rapace, et lui parle avec son sourire de bouddha, on sent bien qu'il ne voit pas les rides de son visage.

« Qui fait l'ange fait la bête » dit l'adage. Moi, je penserais plutôt l'inverse.


La conversion des Huns au Bouddhisme

Fo T'ou Teng était un missionnaire bouddhiste d'origine kouchan. Il s'installa en 310 à Luoyang, capitale de la Chine occidentale des Jin. L'année suivante, elle était prise par les Huns sous les ordres de Shi Le, qui fonda plus tard la dynastie des Zhao. Fo T'ou Teng devint son conseiller, et initia les Huns au Bouddhisme. Il fit de Ye, la capitale des Zhao, un important centre spirituel.

Ceci se passait un siècle avant l'invasion de l'Europe.


Le Nestorianisme et l'Église d'Asie

J'ai utilisé le début de la matinée à saisir et mettre au propre les notes prises hier à Gourdâl avec Gador. Je les ai saisies de bon matin chez lui, me connectant à l'occasion sur l'internet pour chercher des compléments d'information, puis je suis descendu les mettre au propre sur le port.


Le patriarche Nestorius de Constantinople fut condamné par le concile d'Éphèse en 431, pour avoir affirmé que le Christ (Kristos, l'oint) était un homme et donc, en aucun cas, un dieu. Un demi-siècle plus tard, l'Église de Perse adopta ses thèses officiellement. Elle n'avait pour autant aucun rapport particulier avec Nestorius, ni ne paraissait le connaître davantage. C'est la seule raison pour laquelle on l'appela l'Église Nestorienne : elle-même s'appelait l'Église d'Orient. Elle s'étendit en Asie centrale, en Inde et Jusqu'en Chine.

Bien que les Chrétiens de Perse fussent nombreux et que leur église fut la première à offrir un enseignement théologique à l'université, la dynastie Sassanide (224-632) demeura manichéenne. Partout d'ailleurs où l'Église d'orient s'étendit, elle fut en opposition plus ou moins ouverte avec le pouvoir. L'entrée de l'empire Perse dans la Communauté ('umma) musulmane y améliora cependant grandement la situation des Chrétiens. Ils fournirent les principaux traducteurs des textes grecs en Arabe. Peu après, alors que depuis longtemps les Églises de l'Inde du Sud étaient bien implantées, Timothée créa une nouvelle province ecclésiastique au Tibet et sacra un évêque pour la Chine.

La stèle de Si Ngan Fou, érigée en 781, permet de dater en l'an 635 les débuts de l'évangélisation de la Chine. L'Église d'Orient atteint son apogée aux temps du patriarche mongol Yahballaha III (1281-1317). Elle comptait alors quelques deux cents cinquante diocèses, de Chypre à la Mandchourie et du Turkestan à Java.

L'Église d'Orient ne parvint presque jamais à convertir des Musulmans, aussi elle dirigea ses efforts missionnaires dans des régions où le monothéisme n'avait pas encore pénétré. La plupart du temps elle ouvrait ainsi les portes à l'Islam.


L'empire Gupta

La dynastie Gupta a commencé dans le Magadha, ancien nom de Patna, aujourd'hui l'état du Bihar de la République Indienne. Elle réussit à faire cesser les désordres qui régnaient depuis les invasions d'occidentaux dans le nord-ouest au début de l'ère chrétienne. Elle unifia entre 320 et 455 les contrées situées entre l'Himalaya et le fleuve Narmada, au sud. Son déclin commença à l'arrivée des Huns vers 510.


Candragupta Ier (prononcer « Tchandragoupta »), souverain d'un territoire resté hors de portée des Occidentaux (Saka, Ksaharata, Kusana), incarnait la tradition indienne face aux étrangers, comme le Candragupta de la dynastie Maurya, roi de Magadha à la fin du quatrième siècle avant J.-C. (Voir mon premier journal de voyage à Bolgobol.) L'année de son avènement (320) fut le point de départ d'une ère qui dura jusqu'au treizième siècle dans l'Inde centrale et au Népal.

Son successeur Samudragupta (335-375) entreprit une série de campagnes à travers l'Aryavarta des Aryens, c'est-à-dire la plaine indo-gangétique, et le Dekkan. Candragupta II (375-414) défit les Saka en 388. Il leur prit la Bactriane, à l'ouest, et il augmenta ses possessions du Bengale à l'est. Quand il étendit son influence sur le Dekkan, l'empire atteignit sa plus grande extension.

L'unité territoriale, la stabilité politique et économique, la tolérance religieuse favorisèrent un épanouissement des lettres et des arts sans précédent. La cour impériale et les maisons aristocratiques protégeaient les artistes, les philosophes et les poètes. Samudragupta lui-même eut le titre de « prince des poètes », et il fut représenté sur ses monnaies sous l'apparence d'un joueur de vina (harpe indienne). Le célèbre poète et dramaturge Kalidasa a sans doute vécu dans l'entourage de Candragupta II à Ujjain. Ses œuvres reflètent l'idéal brahmanique de son époque.


En 454, un an après la mort d'Attila, sous Kumaragupta premier (419-455), l'empire fut attaqué par les Huns Hephtalites descendus de l'Hindukush, et alliés à des rois du Dekkan.

Budhagupta conserva le contrôle de l'empire sur le Bengale au Malava. Les Huns attaquèrent cette dernière province en 484. Leur chef Toramana remporta la victoire d'Eran en 510, qui marqua le début de la chute des Gupta.


Le mythe de l'extériorité

Le vent du sud déchire et balaie un ciel couvert. Des zones sombres et d'autres claires courent sur la mer et les côtes. L'écran de l'ordinateur paraît s'éclaircir quand l'ombre d'un nuage bas passe sur moi, et s'assombrir quand revient le soleil, précédé et suivi par une petite rafale.

Ces légers coups de vent, je les vois de très loin s'avancer en ridant la surface de l'eau, et c'est comme si mon toucher s'étendait jusqu'à l'horizon.

J'ai écrit directement ces lignes au clavier devant la mer, sur le port de Bal Godour.


Impression directe et savoir

Bal Godour dégage une impression contradictoire d'isolement dans son écrin rocheux, et de proximité avec la ville qui en est à peine cachée. On la sent proche pourtant dans ce petit espace côtier ; l'étroite plaine qui s'élève très vite pour céder la place aux éboulis et à la forêt, serait bien insuffisante à elle seule pour nourrir le gros village.

Les magasins sur le port, proposent trop d'objets de décoration, de souvenirs, ou de vêtements peu adaptés à la vie en plein air. Il y a aussi trop de restaurants et de cafés. Beaucoup d'habitants gagnent leur vie ailleurs. Des marins et des dockers, s'entassent sur des embarcations qui appareillent au matin et rentrent le soir. D'autres personnes viennent ici se détendre et n'y habitent pas.


Le concept de porte

Le concept de « bor » (porte), au contraire de chez nous, ne contient pas en palanzi l'idée d'ouverture et de fermeture. Il désigne plutôt une limite et le passage par où la traverser.

« Bor » aurait la même racine aryenne qui a donné « bord ». J'ai peine à le croire, car le français « bord » vient du francique, où il signifiait « planche ». C'est l'origine du mot « bordel », littéralement : cabane en planche. Il peut aussi venir de l'occitan « bordiga », enceinte de bois en croisillons destinée à maintenir captif le poisson. Il est bien aussi possible que « bord » soit dérivé de l'arabe « burdj », fortin, qui a donné l'allemand « Burg » et « Burger » (citoyen), avant de passer dans le français sous la forme de « bourg » et de « bourgeois ». Abou l'Gador a été bien en peine de me donner le mot aryen qui serait à l'origine de tous ceux-ci.


La dissertation de Gannah

Gannah, la fille d'Eda et d'Abou l'Gador, m'a montré le sujet de sa dissertation de philosophie : Le bout, comme le côté, font partie de ces choses dont, lorsqu'on en a une, on peut être certain d'en avoir au moins une deuxième. Ceci est-il plutôt une observation naturelle ou une observation grammaticale ?

Gannah m'interroge sur mon étonnement. « Si j'avais eu à traiter un tel sujet à ton âge, lui expliqué-je, j'aurais été très embarrassé faute d'avoir un seul philosophe auquel me référer. »

« Desquels te servirais-tu aujourd'hui ? », me demande-t-elle. « De Wittgenstein et de Gorgias, d'abord... » Dis-je. Puis, en réfléchissant un peu : « Je ferais peut-être aussi allusion à la Logique d'Arnaud et de Nicole, à leur critique de la dialectique et à leur usage des concepts de definitio nomini et de definitio rei. »

« Pour moi, c'est du latin », me répond-elle.


Agdoul

Agdoul est le fils d'Abou l'Gabor. Il est étudiant à Tangaar. Il entend bien suivre les pas de son père dans la chevalerie, tout en menant des études d'ingénieur et en se consacrant à son œuvre plastique. Ce n'est pas pour lui du dilettantisme : ces voies n'en font qu'une, et forment un alliage consistant.

Agdoul habite un petit bungalow, pour ne pas dire une cabane, attenante à l'écurie. De là, il veille sur les quatre montures qu'il entraîne quand il n'est pas à Tangaar. Ce ne sont pas ses parents qui l'ont cantonné là. Il en a de toute évidence fait son repère de longue date.

L'unique pièce est pauvre, quoique chaude. Le sol, les murs, le lit, sont couverts de tapis ou de tissus matelassés. Un sabre et un arc sont accrochés au-dessus de l'ordinateur. Une selle et un harnachement jonchent le sol devant le lit.


L'œuvre plastique d'Agdoul

« L'image numérique est en train de bouleverser le jugement esthétique, » nous dit Agdoul. « La photographie avait déjà commencé à le faire aux temps de l'impressionnisme, malgré une étanche frontière vite tracée avec les arts plastiques. L'image numérique maintenant balaie cette frontière. »

Les images qu'il nous montre sur mon écran pourraient être qualifiées de réalisme fantastique : formes hyperréalistes aux textures d'écaille, de fourrure ou de plume, se contorsionnant à la surface de mers aux rivages hiératiques. Textures, reflets, transparences, diffraction. Il en résulte une impression sonore, plus encore que cinétique.

« Baisse la résolution » me demande-t-il. Je passe à 256 couleurs et à 640 points par pouce. L'image n'en est pas changée. La machine avec laquelle il travaille n'est d'ailleurs pas très puissante, moins que la mienne. Ses 116 mégahertz lui suffisent amplement. Même gonflée, sa mémoire vive ne dépasse pas 48 mégaoctets.


« Comment conçois-tu ce bouleversement du jugement ? » Lui demande Ziddhâ.

« L'image numérique ne renvoie pas la lumière, constaté-je d'abord. La lumière vient de l'intérieur, comme d'un vitrail. — Il n'y a pas d'intérieur, me corrige Agdoul. Lumière et image sont de simples variables numériques. »

Cette remarque me rappelle les notes que j'ai prises ce matin sur le port. Je conçois mieux ce que je tentais de saisir : que le monde n'est pas proprement extérieur.

« Cette autonomie de l'image envers son support, insiste-t-il, lui donne comme un surcroît de réalité, même quand elle est imprimée, et même quand l'impression n'est pas très bonne. Elle a une réalité, pas seulement un effet réaliste. »


J'observe qu'il a le regard de son père, d'une attentive acuité, qui me paraît moins contraster maintenant avec ce même air débonnaire.

Je n'ai pas le temps de lui demander ce qu'il entend par réalité : « L'image réelle n'a ici aucun objet virtuel, continue-t-il. Il n'existe donc pas davantage d'objet réel qui produirait une image virtuelle. Objet réel et image virtuelle ne sont rien d'autre au fond que des algorithmes, des objets mentaux. »

Sans doute : une surface optique ne saurait tracer la limite entre un intérieur et un extérieur.

« Sinon, ajoute-t-il comme s'il lisait mes pensées, ils ne seraient que des points lumineux sur un écran, ou encore des points colorés sur du papier. Prétendre que nous voyons ces points n'a pas de sens. C'est comme si l'on disait qu'en écoutant de la musique on entend des touches pressées ou des cordes pincées. C'est tout sauf cela que l'on voit ou entend. »

Le 25 mai

Rencontre à Gourdal

J'ai accompagné Agdoul à Gourdâl où il devait prendre le train pour Tangaar. Dans le hall de la gare, après avoir quitté le quai, j'aperçois une silhouette qui m'est familière : Hammad Fardouzi, l'imam de la vallée de Bor Argod. J'avais complètement oublié qu'il devait venir en pèlerinage sur le tombeau de Jésus.


J'avais même oublié que l'étrange figure du Christ (Kristos, l'oint) dans le Marmat avait largement contribué à m'attirer où je suis.

Je me demande bien pourquoi Leonard Cohen a pu chanter, dans Suzanne, un Jésus si proche de celui-là :

Et Jésus était un marin quand il marcha sur l'eau.

Et il veilla longtemps du haut d'une tour de bois solitaire.

Et quand il fut certain que seuls les hommes ivres le voyaient,

Il dit : « Tous les hommes seront des marins maintenant jusqu'à ce que la mer les libère. »

Mais lui, lui-même, fut brisé, bien avant que le ciel ne s'ouvre, il sombra sous votre sagesse comme une pierre.

J'ai interrogé Hammad, lui qui est un savant, sur la signification de ces vers. À cause de son faible niveau d'anglais, j'ai dû les lui traduire en arabe, qu'il connaît mieux que le français.


« Beaucoup de phrases débutent par wa et lakin », observe-t-il. « Et alors ?»

« Ce sont des conjonctions de coordination, en anglais », m'explique-t-il. « Les conjonctions servent, comme leur nom l'indique, à coordonner des propositions. Aussi on ne les emploie pas, dans les langues européennes, pour débuter une phrase. »

« En arabe, c'est différent, poursuit-il en français, ces mots servent souvent d'attaque pour la pensée. Ils ont une similitude grammaticale avec des adverbes comme "alors", ou "par". » Et il se met à réciter la sourate de l'Aube (Wa al douha...) « Beaucoup de phrases du Coran, continue-t-il en arabe, débutent par wa ou par lakin. On dirait que le texte que tu m'as traduit a été écrit directement en arabe ou dans une langue sémitique. » 

« Ça m'étonnerait, mais tu me fais remarque que le mode parfait avec lequel j'ai traduit le preterit anglais lui donne une ampleur dans laquelle il semble mieux déployer sa signification. »


Encore une fois, je constate la rapidité avec laquelle ici tous les sujets de conversations finissent par en venir au style et à la grammaire. Comme j'en fais la remarque, Hammad m'apprend qu'à la table derrière, dans le petit café où il m'a entraîné pour attendre sa femme Jamila, le groupe de cheminots commente une traduction d'un poème de l'arabe en palanzi. L'un d'eux a trouvé l'artifice de changer l'ordre des mots de sorte que la rime tombe sur les déclinaisons verbales et non plus nominales.

 

 

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