Home
Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

»

Cahier X
À propos de temps et de musique

 

 

 

 

Le 26 mai

Un barbare en Asie

Mon pêcheur n'est toujours pas rentré. L'un de ses fils m'assure que je peux continuer à me servir du voilier. J'ai alors pensé convoyer Hammad et sa femme pour la dernière partie de leur trajet.

Je tiens à payer la location, mais le fils s'y refuse. Comprenant qu'ici les négociations financières se mènent d'une façon tout opposée à ce qui se pratique presque partout ailleurs sur la planète, j'insiste jusqu'à ce qu'il cède, après avoir toutefois sensiblement diminué la somme que je proposais.

Dans son ouvrage Un Barbare en Asie, Henri Michaux écrivait : « Au dix-huitième siècle, un grand auteur chinois se creusa la tête. Il voulait un récit absolument fantastique, brisant les lois du monde. Que trouva-t-il ? Ceci : son héros, sorte de Gulliver, arrive dans un pays où les marchands essayaient de vendre à des prix ridiculement bas, et où les clients insistaient pour payer des prix exorbitants. »

Finalement, son auteur était peut-être bien venu voyager dans la région, au-delà du Turkestan.


Le temps, la durée et le tempo

Nous allons donc embarquer tous les quatre vers le Darmir. Ziddhâ et moi laisserons ensuite nos pèlerins finir seuls leur voyage et nous les attendrons pour le retour. Enfin, peut-être, car Hammad est bien incapable de me donner une date.

« Ne nous attendez pas si vous voulez rentrer. » Est-ce parce qu'il ne souhaite pas vraiment notre présence ? Je le comprendrais sans m'en vexer, compte tenu du caractère spirituel de leur voyage. Pourtant je ne le crois pas. Il me le dirait sans autre manière. Il ne veut pas se fixer de temps.


Pour une raison ou pour une autre, dans le Marmat, on sait quand on est parti, on ne sait jamais quand on va arriver. Il est très dur d'avoir un emploi du temps serré. L'ordinateur personnel rend alors de très grands services, et je suppose que ce n'est pas la moindre raison de son succès ici. Avec l'ordinateur personnel et l'internet, il n'est plus nécessaire d'avoir ses proches, ses collaborateurs ou ses compagnons sous les yeux.

L'internet a largement pris la place du téléphone filaire, qui était déjà bien développé. Le téléphone portable, lui, est presque totalement ignoré. On n'a pas ici un caractère à aimer être dérangé. On sait que chacun trouvera l'occasion de relever quotidiennement son courrier, et c'est bien mieux que de l'interrompre quoi qu'il fasse, le réveiller ou le sortir de la douche.

On n'a même pas tenté ici de découvrir combien le temps perdu au téléphone peut devenir vertigineux. C'est en réalité moins du temps comme durée, que le temps comme tempo, comme rythme, comme mesure qui est le plus cruellement détruit. (Que serait la durée sans la mesure ?)

Restez longtemps à portée de sonnerie, et vous verrez que le téléphone ne tarde pas à défaire le schème spatiotemporel sur lequel se trame votre rapport au réel. Votre appréhension de ce qui compte ou non à vos yeux, des causes ou des effets lointains ou proches, et même votre capacité de réflexion ou votre attention perpétuellement interrompue, se brisent.


Le contenu d'une conversation téléphonique est généralement faible pour une durée excessive. On parle souvent plusieurs minutes pour ce qui s'écrirait en trois lignes, et je crois que personne ne saurait dire au combiné ce qu'il pourrait rédiger en un feuillet.

Le pire est que l'intoxiqué finit par ne plus savoir lire. « passez-moi un coup de fil que l'on se voit » m'a-t-on parfois répondu à un courriel dont le texte et les pièces jointes étaient parfaitement circonstanciés.

Je ne crache pas volontiers sur une occasion de trinquer, mais il ne s'agit jamais de cela. Je sais aussi qu'il est toujours possible de meubler une conversation, ou d'impressionner son interlocuteur par de belles paroles. Il l'est beaucoup moins d'aligner des phrases par écrit quand on n'a rien à dire, ni quelqu'un en face de soi dont on guette les réactions, et dont on sait qu'il pourra relire et réfléchir.

Je reçois chaque jour des dizaines de courriels. Quelques-uns sont de la publicité que je peux jeter sans lire. Le reste est très largement constitué d'informations ou de débat qui n'attendent pas de réponses particulières. Dans le cas inverse, quelques mots suffisent qui ne demandent pas de longues réflexions. Sauf pièces jointes volumineuses, lentes à transiter, cela s'expédie en un quart d'heure.

Seuls quelques rares messages m'entraînent à des lectures, des réflexions et une rédaction longues et attentives, que je dois parfois étaler sur plusieurs jours. Voilà ce dont l'usager du téléphone finit par se rendre incapable.


La transmission de données à la vitesse de la lumière ne peut faire oublier que le temps de recherche, de réflexion et d'écriture est à peu près incompressible. Justement, il n'est pas qu'une durée, il est aussi un mouvement, un rythme, une mesure, qu'il n'est pas avisé d'interrompre.

Il n'est pas recommandé de relever son courrier quand on songe à quelque autre chose, ou encore lorsqu'on s'apprête à se coucher. Une impression désagréable et déstabilisante peut advenir que l'esprit se brise et s'éparpille dans la multitude de propos et de préoccupations parcellaires.

Il est à l'inverse des moments où cette diversité nous renforce, relativisant au contraire les trop nombreuses sollicitations, nous ramenant à nous-mêmes qui en sommes le pivot, et nous unifiant davantage.

Oui, je suppose que ce n'est pas notre présence qui troublerait Hammad dans son recueillement ; seulement la perte de son temps, de son tempo.


Cofarnagh

« Il n'y a jamais eu de chevalerie dans le Marmat, Jean-Pierre. » M'assure Hammad. « Ton hôte a dû s'amuser de toi. »

Pourquoi rien n'est-il jamais simple et clair, et ne peut-on jamais être sûr de rien ? A-t-il seulement existé une chevalerie en Europe ? Et qu'est-ce que cela pouvait-il bien vouloir dire ? « La chevalerie est d'origine romaine, continue-t-il. Tu devrais le savoir mieux que moi. »

Nous avons accosté en fin d'après-midi sur l'île de Cofarnagh, à mi-chemin entre les deux rives, et nous allons y passer la nuit.


« Les chevaliers romains étaient des patriciens, » reprend-il en ramassant du bois sec près de moi pendant que je vide les poissons. « Ils possédaient leurs chevaux et s'équipaient à leur frais pour la guerre. C'est toi-même qui me l'a appris l'an dernier, en me parlant de ce chevalier marseillais qui était aussi un philosophe stoïcien venu en Orient. » (Voir À Bolgobol Cahier 31)

Lui ai-je vraiment dit cela, dont je ne me souviens plus, et ne suis plus du tout sûr ? « Alors pourquoi Attila a-t-il passé des années à Rome pour y enseigner la tactique de cavalerie ? Demandé-je. « Ça ne prouve rien » me répond-il. Je l'admets

« L'histoire est insondable, » ajoute-t-il en marchant avec moi vers les femmes qui ont ramené du bateau des condiments et des couverts. « Comme une image fractale, son dessin change selon la distance à laquelle on la regarde. Il n'y a aucune limite en un sens comme dans l'autre. Il n'y a donc aucun point d'où nous pourrions voir l'Histoire vraie. »

L'île de Cofarnagh n'est pas bien grande : à peine plus d'une centaine d'hectares. On arrive de l'est en face d'une falaise de basalte sombre fendue par le milieu, d'où un petit torrent tombe en chute.

Devant elle, un large cône de déjections datant du pléistocène s'avance sur la mer, traversé par une incision torrentielle. Nous avons accosté là pour profiter de l'eau douce, ignorant le village, invisible d'ici, sur l'étroite plaine côtière plus loin au nord-ouest.

Où le cours d'eau rejoint la mer, les courants ont dessiné une petite crique sablonneuse. Nous y avons échoué le voilier.


Croire aux faits

« C'est surtout, dis-je en l'aidant à allumer le feu, que l'histoire est moins celle des événements que des rêves qui les ont suscités, et des nouveaux qui les programment. Les historiens croient souvent qu'ils vont découvrir l'histoire véritable derrière les textes qui en témoignent. Mais il n'y a rien derrière, sinon des faits bruts et dépourvus de sens. Dans le meilleur des cas, on découvrira des techniques, mais il nous manquera la trace des cheminements de l'esprit qui les auront fait émerger. Pour comprendre l'histoire, on doit cesser de croire aux faits. »

« Aux fées ? » s'étonne Hammad.


Dans la République Tasgarde, les richesses appartiennent aux femmes

Dans la République Tasgarde, la plus grande partie des richesses est possédée par les femmes. C'est surprenant : les hommes ne possèdent presque rien. Ils habitent chez elles et, s'ils doivent se séparer, ils quittent le domicile les mains vides, peut-être avec leur voiture, leur vélo ou leur cheval.

Ils ne se retrouvent pas pour autant à la rue. Tous les hommes ont un toit quelque part : garage, atelier, magasin, bureau, laboratoire... où ils ont installé un coin habitable dans une dépendance ou une mezzanine. Ils ont aussi parfois des foyers collectifs près de leur entreprise, souvent aussi des lieux loués à plusieurs. Ils y ont leur établi, leur fusil, leur canne à pêche, leur ordinateur...

Ils en sont rarement propriétaires. On ne sait la plupart du temps à qui ces lieux appartiennent. Ils les louent à plusieurs, se les prêtent, s'hébergent dans leurs déplacements, en changent...

Mon hôte n'était pas une exception. Ce sont généralement les femmes qui héritent les biens immobiliers à leur mariage, créant ainsi une transmission matrilinéaire des biens. Hammad lui-même habite chez Jamila et a gardé un pied-à-terre attenant à la mosquée de sa vallée. Nous avons été logés chez elle l'an dernier.

Cette manière de vivre s'est fortement accentuée chez les deux dernières générations. Elle est un retour aux modes de vie traditionnels. Les hommes d'ici, et peut-être d'ailleurs, ont toujours été attirés par des activités et des mœurs collectives. Les femmes, elles, sont plus préoccupées de leur confort ménager et de leur propre progéniture. Il en résulte à la fois un renforcement des différences entre les sexes et une relative égalité.

Cette dernière avait commencé à être menacée par un mode de vie qui s'occidentalisait depuis le dix-neuvième siècle. Il donnait une importance démesurée au couple tout en faisant de l'homme le chef absolu du ménage, détenteur de tous les droits et de tous les biens, tout en le dépouillant de ses penchants virils.

La seule propriété qui intéresse réellement un homme est celle de ses moyens de production, c'est à dire celle qui garantit un pouvoir et détermine la nature de celui-ci. Si un tel pouvoir s'exerce sur d'autres hommes, il génère au moins autant de dépendance pour qui en profite que pour qui le subit. Ici, comme ailleurs sans doute, les hommes ont plutôt le goût d'accroître leur pouvoir commun sur le monde, de s'entraider et d'élaborer des projets trop ambitieux pour l'individu seul.

Les rapports amoureux viennent opportunément leur rappeler qu'ils sont des personnes à part entière et les prévenir de s'oublier dans une entité collective. En même temps, ces amants qui leur échappent, guérissent les femmes de la morbide fascination que ne manque d'exercer sur elles un enfant.


La Perse et la Grèce

Les Perses conquirent la Grèce d'Orient. La conquête de la Perse par Alexandre était tout aussi bien, n'en soyons pas dupes, la conquête complète de la Grèce par les Perses. Alexandre se fit pour l'essentiel le successeur de Darius, et l'Empire Hellénistique était toujours pour l'essentiel l'empire Iranien.

En fin politique, Alexandre cultiva l'ambiguïté sur qui était conquis et qui était le conquérant. Il encouragea les mariages et les diverses alliances pour que la question devienne proprement indécidable. Il excentra même la capitale à Alexandrie. Le véritable centre demeura pourtant Persépolis. Les Athéniens finalement ne s'y trompèrent pas, et ce fut eux qui s'insurgèrent.

Loin de faire disparaître l'Empire Perse, l'Empire Hellénistique fut peut-être son apogée, à moins que ce ne soit les premiers siècles de l'Hégire.


Les cultures Perse et Grecque étaient bien plus proches que le laisserait d'abord croire la trop visible différence entre l'immense empire et les petites citées autonomes. On exagérera sans doute le despotisme théocratique de l'un par opposition à la seule démocratie athénienne, qui n'en était d'ailleurs plus une sous Alexandre.

C'est vite oublier que les citoyens libres d'Athènes tenaient une bonne part de la population en esclavage, et que Socrate y fut condamné à mort pour avoir voulu introduire d'autres cultes dans la cité. À côté, malgré le vague statut de religion impériale qu'avait son monothéisme mazdéen, la Perse pouvait être dite laïque, puisque les croyances les plus diverses y avaient droit de cité et d'ouvrir leurs écoles.


La civilisation gréco-iranienne et la musique

En fait, la différence entre la Perse et la Grèce était peut-être comparable à celle entre l'Europe et les États-Unis d'aujourd'hui, c'est à dire faible et superficielle.

Les points communs étaient plus importants. Le principal à mes yeux était encore de faire une seule discipline de la musique, des mathématiques et de la gymnastique, et de lui donner une telle importance. Les hommes la pratiquaient dans des lieux semblables : les gymnases pour les Grecs, les zourkhanéh (maisons de force) pour les Persans. Je crois que c'est là une constante pour tous les peuples indo-européens au-delà de la vallée de l'Indus.

Au fond, nul ne sait grand chose de cette triple discipline. Je conçois bien moi-même les rapports étroits entre la musique et les mathématiques. Je comprends aussi ce que serait l'union de la musique et de la gymnastique : la danse. Je conçois plus difficilement ce que serait pratiquement une discipline qui ferait les trois à la fois. D'autant que les Perses semblaient la pratiquer avec des armes.


Les Perses n'étaient qu'un peuple, établi dans la région de la Chiraz actuelle, qui unifia un empire bien plus vaste, les Grecs et leur langue prirent l'intérim pendant quelques générations, entre la dynastie des Achéménides et celle des Sassanides qui, presque mille ans plus tard, se convertit à l'Islam. Là encore, la civilisation iranienne donna sans doute plus qu'elle ne reçut.

Non, en devenant musulman, le monde iranien ne devint pas arabe. Plutôt le monde arabe, et avec lui le monde méditerranéen, devint-il plus iranien, et peut-être plus grec aussi. Les plus grands philosophes hellénisants de l'Islam étaient iraniens.


La musique iranienne

Il est clair que c'est en Iran qu'est née ce qu'on peut appeler la musique arabe. À moins que ce ne soit l'Islam qui réinventa la musique iranienne en lui faisant atteindre, par la sobriété, sa plus haute pureté. Les Arabes trouvèrent en Perse une culture, notamment musicale, bien plus avancée que la leur, et des instruments de musique plus perfectionnés. Les musiciens persans se répandirent alors partout à la suite de l'Islam, avec leur notation, leur théorie et leurs instruments.

La religion d'Abraham n'a jamais été favorable à la musique ni aux arts d'agrément, qui furent toujours exclus du culte. « Pour ces raisons, dit L'Histoire de la musique de La Pléiade, la musique persane, à partir de l'Islam, fut réduite en fait et en théorie à la monodie. Mais combien elle s'enrichit et elle s'affina ! »

Dans un esprit pythagoricien, l'Iran a très tôt associé la musique aux sciences, lui consacrant des chapitres importants dans les traités de philosophie, avec la physique et les mathématiques. Les Musulmans épurèrent leur musique de ses vains ornements. Ils construisirent une théorie originale et renouvelèrent les bases mal établies ou oubliées.


J'ai trouvé sur le net un site de la région sur les sources iraniennes de la musique du Marmat. Il cite en les traduisant en anglais de nombreux travaux du musicologue iranien Mahdi Barkachli. (L'Art sassanide, base de la musique arabe, Presses Universitaires, Téhéran 1947 ; L'Évolution de la gamme dans la musique orientale, Compte rendu du colloque international de l'académie musicale, Marseille 1958 ; et sa collaboration à L'Histoire de la musique, La Pléiade, Paris 1960.)


« Comme les doigts appliqués à raccourcir les cordes, les ligatures ordinaires étaient au nombre de quatre, nommées la sabbàba (index), la vastà (médius), la bincir (annulaire) et la khincir (auriculaire). Avec la motlaq, la corde libre, cela faisait sur chaque corde cinq sons, mesurés de la manière suivante : motlaq (ut, 1/1), sabbàba (ré, 88/9), vastà, bincir (mi, 64/81), khincir (fa, 3/4). »

« L'intervalle matlaq-bincir (ut-mi) était une tierce majeure (81/64), restant toujours fixe, tandis que l'intervalle matlaq-vastà variait autour d'une tierce mineure. »

« Pour obtenir cette vastà, selon le principe diatonique, on prit en premier lieu un son plus grave d'un ton que celui de la khincir (fa), soit 32/27. C'est un son équivalent au mi-bémol de Pythagore ; entre lui et la sabbàba (ré) il y a 256/243, intervalle égal à celui de bincir-khincir (mi-fa), c'est à dire un demi-ton diatonique de Pythagore. » (Histoire de la Musique, La Pléiade)

 

 

»