Cahier XI Pèlerinage dans le Darmir
Le 27 mai
Balinka
La péninsule du Darmir semble coupée
du monde ; pas de route goudronnée, pas de voiture, pas
même de vélos. Balinka n'est qu'un village au bord de la
mer. Ses maisons de pierre sont pourtant hautes. Elles ont cette
architecture massive si propre au Marmat. Ce sont de simples
parallélépipèdes, aux larges fenêtres
ouvertes sur le sud-est, qui peuvent atteindre cinq étages.
Quand on les voit de la mer, échelonnées le long des
pentes, elles paraissent bien plus hautes encore, monumentales,
écrasantes.
Beaucoup datent du dix-septième siècle,
certaines sont bien plus anciennes, m'a appris Hammad, d'autres
contemporaines. Rien de précis ne les distingue.
L'architecture s'est figée ici depuis très longtemps.
Je suis surpris qu'une communauté si petite
ait bâti depuis tant de siècles des immeubles qui ne
semblent pas à sa portée. Un bâtiment de pierre
de quatre hauts étages exige une connaissance de la statique
et des matériaux, ainsi que des matériels de
terrassement et de levage dont je ne vois pas la trace dans ce coin
perdu.
Le village s'est peut-être dépeuplé
après une période de splendeur. On n'en distingue pas
la trace non plus. Il devrait en rester des ruines, des maisons
délabrées et abandonnées, comme dans toutes les
agglomérations qui se sont vidées de leurs habitants.
Bien que tout le long de l'année beaucoup
de pèlerins passent par Balinka, on n'y trouve pas d'hôtel.
On loge chez l'habitant. J'ai laissé mes amis trouver leur
hébergement. Moi, je reste sur le bateau. Les vagues y bercent
trop agréablement mon sommeil.
Après relecture
Je relis souvent les notes de mon journal.
Quelques-uns de mes proches y voient du narcissisme ; d'autres
une obsession de la correction et de la retouche. Quel que puisse
être le plaisir, parfois bien un peu amer, que me procureraient
mon narcissisme ou mon obsessionnalité, ce ressassement
m'instruit, et c'est bien cet enseignement qui nourrit ma véritable
jouissance.
Tout dépend moins de ce que l'on perçoit
ou apprend que de la façon dont on le recompose. Tout est donc
dans la façon d'ordonner ses observations et ses réfections,
sinon elles se dessinent et s'effacent comme des rides sur l'eau,
comme la forme des nuages.
Pourquoi ne pas les laisser couler et se perdre ?
N'est-ce pas là au fond le secret de la vie ? Oui et non.
C'est une grande jouissance de sentir une vague
envelopper et emporter son corps. C'en est sans doute une plus
puissante que de la sentir durcir sous sa paume, jusqu'à
soutenir son élan.
Ne nous y trompons pas : ce n'est pas
seulement le geste, le mouvement, la vitesse qui ici sont en jeu ;
c'est aussi l'entendement, c'est aussi ce que désigne ce vieux
mot français remis au goût du jour : cognition.
On oublie volontiers que le cerveau est le véritable organe de
la jouissance, qui coordonne tous les actes et les percepts, pour les
projeter le long de la colonne vertébrale jusqu'à
l'érection.
Oublions le viagra, les cornes de
rhinocéros, les ailerons de requin et le fenouil :
regardons, écoutons, sentons, touchons et agissons sur le
monde. Et cessons en même temps de nous soucier de nos
érections : c'est en réalité un peu plus
haut que ça se passe.
Ordonner n'est pas seulement classer, comme on met
des fichiers dans des dossiers, et ceux-ci dans d'autres. Et
pourtant, c'est aussi cela.
Il suffit de comprendre comment fonctionne le
corps : un son n'est pas une odeur. Pendant qu'un organe
identifie une présence moléculaire, un autre distingue
un faible ébranlement du milieu. Ce ne sont pas les mêmes
choses, et nos yeux resteront insensibles à l'un comme à
l'autre. Ce n'en est pas moins une réalité compacte que
je diffracte ainsi, et c'est comme unité que je la perçois,
la comprends et la travaille, pas comme des paquets de données
que pourtant je décompose et ordonne.
Moi, corps et esprit, je décompose le
monde, je range, je classe, je sépare et je hiérarchise ;
et pourtant cette décomposition ne vaut que si en même
temps je recompose. La hiérarchie ne vaut et ne fonctionne que
si elle est immédiatement brouillée dans une
« interarchie ». L'ordre ne vaut qu'à
féconder le chaos.
Naturellement, c'est l'ordonnance qui crée
ce chaos, et pourtant l'ordre est toujours battu de vitesse. Le chaos
est toujours là avant lui. Celui qui voudrait que l'ordre
ordonne le chaos, voudrait battre son ombre à la course.
La profusion du monde aurait-elle surgi,
surgirait-elle encore, d'un ordre ou d'une loi, donnés par
quelque principe créateur ? Ou au contraire, l'ordre
serait-il une émergence du chaos ? Mon expérience
quotidienne m'enseigne tout autre chose : c'est moi qui
ordonne. (Je ne dis pas moi seul, ni même « l'homme ».)
Et ce n'est pas facile : c'est résoudre
perpétuellement de petits problèmes qui n'ont en
eux-mêmes rien d'exaltant. Au mieux, ils le deviendront
lorsqu'ils auront produit des dispositifs de gestes machinaux, quand
on fera corps avec la parole de la langue apprise patiemment, la
monture domptée, l'instrument, le véhicule, le clavier,
l'arme... On ne calculera plus, on ne pensera plus, on fera corps.
Pour en arriver là, combien de gestes
auront été répétés, d'énigmes
résolues, combien de tables de multiplication, de
déclinaisons, de solfège, combien de gestes maladroits,
de manuels et de lexiques consultés.
Nos extases seraient-elles au prix de tels efforts
sans éclat ? Je ne vois pas les choses ainsi. Je crois
que les extases sont dans ces efforts-là, comme ceux d'un
adolescent maladroits qui tente de dégrafer un corsage.
Je fus déçu enfant, la première
fois que l'on me laissa tirer au fusil dans une foire. On doit
apprendre à viser, à ne pas bouger, à compenser
le recul. Il ne suffit pas de tendre l'arme vers la cible en y
croyant, du moins au début. On doit être patient,
attentif, astucieux, réfléchi. Ça ne se fait pas
seul ; ou après, plus tard. Même d'un animal
domestique, on ne se fera pas obéir sans stratagèmes.
Et si l'on ne trouve pas son plaisir là,
dans le tâtonnement, la recherche obstinée, la victoire
patiemment gagnée, le trouvera-t-on dans le geste devenu
machinal, le réflexe, la virtuosité ? Si le but
était là, on ne finirait pas par l'abandonner à
des machines.
Le 28 mai
En route
Il ne faudrait pas croire que la présence
du tombeau de Jésus dans la vallée du Bénarophon
fasse du Darmir une terre chrétienne, ni que tous les pèlerins
le soient. Des fidèles de toutes les religions habitent ici ou
y passent.
Il n'est pas rare de les voir partir par les
chemins de terre, accompagnés d'ânes et de mulets qu'ils
louent à Balinka, formant des groupes disparates. C'est à
l'un d'eux que nous nous sommes intégrés.
J'ai finalement décidé de suivre les
pèlerins. Ziddhâ ne comprenait pas pourquoi je m'y étais
d'abord refusé. La raison en était pourtant simple :
j'éprouvais une gêne à accompagner Hammad et
Jamilla dans un voyage qui était pour eux spirituel, quand il
était pour moi essentiellement touristique.
« Quelle importance ? »
m'a demandé Hammad quand je le lui ai avoué. « Qu'I'sâ
soit pour toi un personnage historique, et que tu ne croies pas un
instant qu'il soit mort ici, ne change pas grand chose. Le rapport de
chaque homme à sa foi est irréductible à celui
d'un autre : ce n'est pas ce qui les empêchera d'être
ensemble. »
Je m'en rends bien compte maintenant en voyant le
groupe auquel nous nous sommes mêlés. « Souhaiterais-tu
seulement satisfaire ta curiosité, a-t-il dit encore, au nom
de quelle vaine pudeur t'en priverais tu ? »
Gouradyyâ
Vu l'état de la région, je ne
pensais pas pouvoir utiliser mon ordinateur. Je l'ai quand même
pris, n'osant pas le laisser à bord de la felouque. Les vols
semblent rares dans le Marmat, mais on ne doit pas tenter le diable.
Je vois pourtant, tout au long de la route, d'ingénieux
dispositif produisant l'électricité nécessaire,
là hydrauliques, ici éoliens.
Un jeune couple qui voyage avec nous se révèle
être adorateur de Shiva. Je suis toujours surpris que l'Islam
ne soit jamais parvenu à éradiquer ces antiques
croyances.
Ils m'apprennent qu'ils sont aussi musulmans.
Comment est-ce possible, quand on pense qu'en Europe, on s'est égorgé
pour la prédestination de la grâce ou la sainteté
de Marie ? « Il est un point de l'esprit, me répond
Gouradyyâ, le jeune homme, où les opposés cessent
d'être perçus contradictoirement. »
Je crois bien avoir lu cette phrase chez André
Breton... il me vient à l'idée qu'il l'a sans doute
lui-même prise quelque part. De toute façon, pour moi,
la tradition indienne est bien trop compliquée, et les
théologies monothéistes aussi.
« Détrompe-toi, me reprend
Gouradyyâ, c'est le monde qui est complexe ; les livres
sont simples comme des contes d'enfants. Serais-tu impuissant à
comprendre l'ardent désir qui unit Shiva à Parvati ? »
Pour Gouradyyâ, ça ne fait pas de
doute : Jésus est un avatar de Shiva, venu « apporter
le glaive », venu, après le baptême par
l'eau, apporter celui par le feu. C'est pourquoi, maître en
yoga, il survécut à la crucifixion ; car il ne
fait pas plus l'ombre d'un doute qu'il ait été
crucifié.
Apprenant que je viens de Marseille, à peu
près à mi-chemin entre les Saintes-Maries-de-la-Mer et
la Sainte-Baume, il pressent chez moi comme un surcroît de
sainteté, dont il imagine bien recevoir une part en ma
présence. Pour lui, Marie-Madeleine est l'épouse de
Jésus, celle qui devint la Parvati terrestre vivant nue dans
les bois, suivant la voie de l'ascèse.
Si pour lui, Jésus a survécu à
la crucifixion, c'est qu'il n'est pas mort, et donc n'a pas non plus
ressuscité. « Je ne comprends pas comment tu ne
crois pas qu'il ait été crucifié, mais qu'il
soit mort quand même, » m'a demandé
Gouradyyâ, « Personne ne pense cela. »
Je ne peux tout simplement pas croire que
Marie-Madeleine se soit séparée de celui qu'elle
aimait, tant qu'il était vivant. Même en considérant
cette histoire comme un conte, il perd pour moi toute crédibilité
dès qu'advient le noli me tangere (ne le touche pas).
« Je ne t'aurais jamais cru si
romantique. » M'a répondu Gouradyyâ. « Bien
que tu aies l'âge d'être mon père, »
a-t-il ajouté avec ce qui m'a paru une pointe d'ironie, « et
avec tout le respect que je te dois, je crois que tu as encore
beaucoup à apprendre de l'éros. »
De l'éros et de l'écriture
J'ai présenté Gouradyyâ et sa
femme Sora à mes amis, et nous avons dîné tous
les six dehors, près de la fontaine à l'entrée
du village. Nous les avons avec plaisir écouté parler
de la littérature qu'inspira « le dieu à la
gorge noire ».
« Écoute, ô seigneur des
eaux mêlées ! L'immobile se disperse et le
mouvement demeure. » Écrivait au douzième
siècle Basavanna. Ou encore, deux siècles plus tôt,
Pushpadanta, dans ses hymnes au Seigneur du Sommeil :
« Pour qui a la passion d'arracher le monde à ses
peurs, même une ombre se célèbre. »
Le jour tombait déjà au début
du repas, et nous avons tard dans la nuit laissé aller nos
propos autour d'un feu de bois.
« Il semblerait que toutes les
civilisations se soient trompées à propos de la
partition sexuelle. » Dit Hammad. « Comment
cela ? » S'est étonné Gouradyyâ.
« À l'exception de la chimie
traditionnelle, qui mettait du sexe jusque dans les minéraux
et les corps célestes, les savants ont presque toujours cru
que la génération était spontanée dans sa
forme élémentaire. Je pense au contraire qu'une telle
partition est bien plus fondamentale à toute existence. »
Le feu nous éclairait à peine. Nous
étions bien couverts et le laissions brûler lentement
pour économiser les branches mortes que nous avions ramassées.
« Dans le meilleur des cas, continua
Hammad en remuant la braise pour que les flammes ne s'éteignent
pas, la science comprend que deux géniteurs soient
nécessaires. Ceci ne dit pourtant pas pourquoi ils devraient
avoir des sexes distincts ; ni, réciproquement, pourquoi
cette partition devrait être expliquée par la seule
reproduction. C'est cette différenciation qui est au cœur
de tout. »
« Pourquoi crois-tu alors qu'elle soit
si dure à penser ? » Interrogea Ziddhâ.
« À l'évidence, parce
qu'on veut expliquer d'abord les différences entre l'homme et
la femme, puis, de là, interrogeant l'inconnu à partir
du connu, en tirer les conclusions pour les formes de vie les plus
différentes. »
« Bien souvent, ce n'est pas la plus
mauvaise méthode. » Lui ai-je renvoyé.
« Elle est pourtant trompeuse. »
Puis il ajoute en riant : « Les diverses
civilisations n'ont sans doute jamais compris le désir qui
unit l'homme et la femme. »
Je me demande parfois, quand je l'entends parler
ainsi, si Hammad n'est pas plus Manichéen que Musulman. Ma
réflexion l'amuse aussi : « Et pourquoi pas
adorateur de Shiva, ou adepte du Ying et du Yang ? Le Livre réel
n'est pas plus le Coran que l'Avesta : c'est le monde. »
Devant mon étonnement, il précise en
arabe : « Le Coran (la lecture) n'est pas le Livre
(al kitab). Il est la lecture du livre (al coran oul
kitabi). Le Livre est donné par Dieu, Glorifié
soit-Il, à tous, même à l'illettré. »
Je n'ai plus envie de partager mes notes
Je ne sais pas pourquoi, je n'ai plus envie de
partager mes notes de voyage avec qui que ce soit. Très peu de
personnes déjà ont un mot de passe pour accéder
à ce journal dans le temps où je l'écris, et je
les trouve encore trop nombreuses. En serais-je venu sans m'en rendre
compte à tenir un journal secret ?
Je n'ai pourtant jamais eu le goût de me
confier à un journal intime. Ce que je ne saurais dire à
personne, j'ai coutume de préférer le taire, ne sentant
pas le besoin de mots entre moi.
Ce voyage serait-il en train de devenir
initiatique ? Que non ! Pas le moins du monde : je
crois même que je finis par le trouver dépourvu
d'intérêt.
Non, c'est son but plutôt, qui a cessé
de me distraire des paysages de plus en plus montagneux et toujours
variés.
Je me rends compte que je communique moins avec
mes compagnons de voyage. Nous sommes une vingtaine de personnes avec
autant d'ânes et de mulets. Je ne peux parler qu'avec mes amis
et le jeune couple, n'ayant aucune langue en commun avec les autres,
sauf quelques bribes d'anglais que quatre ou cinq possèdent.
« Quel que soit le rapport que chacun
entretient avec sa foi », comme dirait Hammad, le but de
leur trajet finit par les envahir. Même Ziddhâ commence à
s'en imprégner. Ça ne les rend pas compassés, ni
désagréable en rien ; ils pensent seulement à
là où ils vont, alors que moi, je finis par l'oublier.
Les sentiers sauvages sous les mélèzes,
les lointaines roches que découpe le blanc des nuages et de la
neige, les éboulis moussus, les clairières aux herbes
folles, les berges caillouteuses des rivières, vident mon
esprit de toute référence historique. Ce sont les jeux
de lumière sur les nuages qui absorbent toute mon attention,
la vie animale fugace, la loutre surprise qui plonge dans le torrent,
l'envol brusque des oiseaux dans le sous-bois, les insectes que
parfois j'attrape pour les observer mieux. Gouradyyâ est
entomologiste, et cela nous donne encore l'occasion d'échanger
quelques mots.
Marchant souvent en tête avec notre guide,
nous avons tendance à nettoyer pour les autres les toiles
d'araignées des chemins forestiers.
J'ai trouvé l'un de ces petits animaux sur
mon bras, aussi surpris que lui. L'araignée était
belle, assez grosse pour que je distingue bien ses formes. Couverte
d'un fin pelage gris clair, ses deux gros yeux étaient
proéminents au dessus des six autres comme de petites têtes
d'aiguilles noires. La pointe de ses crochets était noire
aussi. Je ne plaisante pas, je l'ai trouvée réellement
belle, avec quelque chose de souple, soyeux et léger, de
félin. Bien qu'immobile, son corps minuscule était
parcouru d'une vivacité perceptible. Peut-être
m'observait-elle aussi.
Mon guide m'a dit quelque chose. Je suppose qu'il
craignait qu'elle me pique. Quoi que non dangereuses pour l'homme,
elles ont un venin puissant. « Elle l'aurait déjà
fait » lui ai-je répondu. Je suppose qu'il m'a
compris. Je l'ai délicatement approchée d'un tronc, où
elle s'est sauvée comme un chat.
Elle n'a pas paru effrayée, ai-je dit
surpris. Le guide n'a pas compris, et m'a regardé étonné
lui aussi.
Ces petits animaux sont d'une voracité
fascinante. « Toute leurs pulsions sont orientées
vers la chasse. » M'a expliqué Gouradyya. Pour
féconder la femelle, le mâle plus petit, doit d'abord
lui porter à manger, puis faire aussi vite qu'il peut et se
sauver aussitôt. Il n'est pas rare non plus que la femelle soit
dévorée par ses nouveau-nés. Il n'est pas non
plus exclu qu'elle accepte son sort pour les nourrir.
« On dirait que ça vous émeut, »
a demandé Ziddhâ. « Beaucoup »
ai-je approuvé. « Il y a de quoi » a
ajouté Sora qui marchait avec nous.
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