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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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Cahier XI
Pèlerinage dans le Darmir

 

 

 

 

Le 27 mai

Balinka

La péninsule du Darmir semble coupée du monde ; pas de route goudronnée, pas de voiture, pas même de vélos. Balinka n'est qu'un village au bord de la mer. Ses maisons de pierre sont pourtant hautes. Elles ont cette architecture massive si propre au Marmat. Ce sont de simples parallélépipèdes, aux larges fenêtres ouvertes sur le sud-est, qui peuvent atteindre cinq étages. Quand on les voit de la mer, échelonnées le long des pentes, elles paraissent bien plus hautes encore, monumentales, écrasantes.

Beaucoup datent du dix-septième siècle, certaines sont bien plus anciennes, m'a appris Hammad, d'autres contemporaines. Rien de précis ne les distingue. L'architecture s'est figée ici depuis très longtemps.

Je suis surpris qu'une communauté si petite ait bâti depuis tant de siècles des immeubles qui ne semblent pas à sa portée. Un bâtiment de pierre de quatre hauts étages exige une connaissance de la statique et des matériaux, ainsi que des matériels de terrassement et de levage dont je ne vois pas la trace dans ce coin perdu.

Le village s'est peut-être dépeuplé après une période de splendeur. On n'en distingue pas la trace non plus. Il devrait en rester des ruines, des maisons délabrées et abandonnées, comme dans toutes les agglomérations qui se sont vidées de leurs habitants.


Bien que tout le long de l'année beaucoup de pèlerins passent par Balinka, on n'y trouve pas d'hôtel. On loge chez l'habitant. J'ai laissé mes amis trouver leur hébergement. Moi, je reste sur le bateau. Les vagues y bercent trop agréablement mon sommeil.



Après relecture

Je relis souvent les notes de mon journal. Quelques-uns de mes proches y voient du narcissisme ; d'autres une obsession de la correction et de la retouche. Quel que puisse être le plaisir, parfois bien un peu amer, que me procureraient mon narcissisme ou mon obsessionnalité, ce ressassement m'instruit, et c'est bien cet enseignement qui nourrit ma véritable jouissance.

Tout dépend moins de ce que l'on perçoit ou apprend que de la façon dont on le recompose. Tout est donc dans la façon d'ordonner ses observations et ses réfections, sinon elles se dessinent et s'effacent comme des rides sur l'eau, comme la forme des nuages.

Pourquoi ne pas les laisser couler et se perdre ? N'est-ce pas là au fond le secret de la vie ? Oui et non.


C'est une grande jouissance de sentir une vague envelopper et emporter son corps. C'en est sans doute une plus puissante que de la sentir durcir sous sa paume, jusqu'à soutenir son élan.

Ne nous y trompons pas : ce n'est pas seulement le geste, le mouvement, la vitesse qui ici sont en jeu ; c'est aussi l'entendement, c'est aussi ce que désigne ce vieux mot français remis au goût du jour : cognition. On oublie volontiers que le cerveau est le véritable organe de la jouissance, qui coordonne tous les actes et les percepts, pour les projeter le long de la colonne vertébrale jusqu'à l'érection.

Oublions le viagra, les cornes de rhinocéros, les ailerons de requin et le fenouil : regardons, écoutons, sentons, touchons et agissons sur le monde. Et cessons en même temps de nous soucier de nos érections : c'est en réalité un peu plus haut que ça se passe.


Ordonner n'est pas seulement classer, comme on met des fichiers dans des dossiers, et ceux-ci dans d'autres. Et pourtant, c'est aussi cela.

Il suffit de comprendre comment fonctionne le corps : un son n'est pas une odeur. Pendant qu'un organe identifie une présence moléculaire, un autre distingue un faible ébranlement du milieu. Ce ne sont pas les mêmes choses, et nos yeux resteront insensibles à l'un comme à l'autre. Ce n'en est pas moins une réalité compacte que je diffracte ainsi, et c'est comme unité que je la perçois, la comprends et la travaille, pas comme des paquets de données que pourtant je décompose et ordonne.

Moi, corps et esprit, je décompose le monde, je range, je classe, je sépare et je hiérarchise ; et pourtant cette décomposition ne vaut que si en même temps je recompose. La hiérarchie ne vaut et ne fonctionne que si elle est immédiatement brouillée dans une « interarchie ». L'ordre ne vaut qu'à féconder le chaos.


Naturellement, c'est l'ordonnance qui crée ce chaos, et pourtant l'ordre est toujours battu de vitesse. Le chaos est toujours là avant lui. Celui qui voudrait que l'ordre ordonne le chaos, voudrait battre son ombre à la course.

La profusion du monde aurait-elle surgi, surgirait-elle encore, d'un ordre ou d'une loi, donnés par quelque principe créateur ? Ou au contraire, l'ordre serait-il une émergence du chaos ? Mon expérience quotidienne m'enseigne tout autre chose : c'est moi qui ordonne. (Je ne dis pas moi seul, ni même « l'homme ».)


Et ce n'est pas facile : c'est résoudre perpétuellement de petits problèmes qui n'ont en eux-mêmes rien d'exaltant. Au mieux, ils le deviendront lorsqu'ils auront produit des dispositifs de gestes machinaux, quand on fera corps avec la parole de la langue apprise patiemment, la monture domptée, l'instrument, le véhicule, le clavier, l'arme... On ne calculera plus, on ne pensera plus, on fera corps.

Pour en arriver là, combien de gestes auront été répétés, d'énigmes résolues, combien de tables de multiplication, de déclinaisons, de solfège, combien de gestes maladroits, de manuels et de lexiques consultés.

Nos extases seraient-elles au prix de tels efforts sans éclat ? Je ne vois pas les choses ainsi. Je crois que les extases sont dans ces efforts-là, comme ceux d'un adolescent maladroits qui tente de dégrafer un corsage.


Je fus déçu enfant, la première fois que l'on me laissa tirer au fusil dans une foire. On doit apprendre à viser, à ne pas bouger, à compenser le recul. Il ne suffit pas de tendre l'arme vers la cible en y croyant, du moins au début. On doit être patient, attentif, astucieux, réfléchi. Ça ne se fait pas seul ; ou après, plus tard. Même d'un animal domestique, on ne se fera pas obéir sans stratagèmes.

Et si l'on ne trouve pas son plaisir là, dans le tâtonnement, la recherche obstinée, la victoire patiemment gagnée, le trouvera-t-on dans le geste devenu machinal, le réflexe, la virtuosité ? Si le but était là, on ne finirait pas par l'abandonner à des machines.


Le 28 mai

En route

Il ne faudrait pas croire que la présence du tombeau de Jésus dans la vallée du Bénarophon fasse du Darmir une terre chrétienne, ni que tous les pèlerins le soient. Des fidèles de toutes les religions habitent ici ou y passent.

Il n'est pas rare de les voir partir par les chemins de terre, accompagnés d'ânes et de mulets qu'ils louent à Balinka, formant des groupes disparates. C'est à l'un d'eux que nous nous sommes intégrés.


J'ai finalement décidé de suivre les pèlerins. Ziddhâ ne comprenait pas pourquoi je m'y étais d'abord refusé. La raison en était pourtant simple : j'éprouvais une gêne à accompagner Hammad et Jamilla dans un voyage qui était pour eux spirituel, quand il était pour moi essentiellement touristique.

« Quelle importance ? » m'a demandé Hammad quand je le lui ai avoué. « Qu'I'sâ soit pour toi un personnage historique, et que tu ne croies pas un instant qu'il soit mort ici, ne change pas grand chose. Le rapport de chaque homme à sa foi est irréductible à celui d'un autre : ce n'est pas ce qui les empêchera d'être ensemble. »

Je m'en rends bien compte maintenant en voyant le groupe auquel nous nous sommes mêlés. « Souhaiterais-tu seulement satisfaire ta curiosité, a-t-il dit encore, au nom de quelle vaine pudeur t'en priverais tu ? »


Gouradyyâ

Vu l'état de la région, je ne pensais pas pouvoir utiliser mon ordinateur. Je l'ai quand même pris, n'osant pas le laisser à bord de la felouque. Les vols semblent rares dans le Marmat, mais on ne doit pas tenter le diable. Je vois pourtant, tout au long de la route, d'ingénieux dispositif produisant l'électricité nécessaire, là hydrauliques, ici éoliens.


Un jeune couple qui voyage avec nous se révèle être adorateur de Shiva. Je suis toujours surpris que l'Islam ne soit jamais parvenu à éradiquer ces antiques croyances.

Ils m'apprennent qu'ils sont aussi musulmans. Comment est-ce possible, quand on pense qu'en Europe, on s'est égorgé pour la prédestination de la grâce ou la sainteté de Marie ? « Il est un point de l'esprit, me répond Gouradyyâ, le jeune homme, où les opposés cessent d'être perçus contradictoirement. »

Je crois bien avoir lu cette phrase chez André Breton... il me vient à l'idée qu'il l'a sans doute lui-même prise quelque part. De toute façon, pour moi, la tradition indienne est bien trop compliquée, et les théologies monothéistes aussi.

« Détrompe-toi, me reprend Gouradyyâ, c'est le monde qui est complexe ; les livres sont simples comme des contes d'enfants. Serais-tu impuissant à comprendre l'ardent désir qui unit Shiva à Parvati ? »


Pour Gouradyyâ, ça ne fait pas de doute : Jésus est un avatar de Shiva, venu « apporter le glaive », venu, après le baptême par l'eau, apporter celui par le feu. C'est pourquoi, maître en yoga, il survécut à la crucifixion ; car il ne fait pas plus l'ombre d'un doute qu'il ait été crucifié.

Apprenant que je viens de Marseille, à peu près à mi-chemin entre les Saintes-Maries-de-la-Mer et la Sainte-Baume, il pressent chez moi comme un surcroît de sainteté, dont il imagine bien recevoir une part en ma présence. Pour lui, Marie-Madeleine est l'épouse de Jésus, celle qui devint la Parvati terrestre vivant nue dans les bois, suivant la voie de l'ascèse.

Si pour lui, Jésus a survécu à la crucifixion, c'est qu'il n'est pas mort, et donc n'a pas non plus ressuscité. « Je ne comprends pas comment tu ne crois pas qu'il ait été crucifié, mais qu'il soit mort quand même, » m'a demandé Gouradyyâ, « Personne ne pense cela. » 

Je ne peux tout simplement pas croire que Marie-Madeleine se soit séparée de celui qu'elle aimait, tant qu'il était vivant. Même en considérant cette histoire comme un conte, il perd pour moi toute crédibilité dès qu'advient le noli me tangere (ne le touche pas).

« Je ne t'aurais jamais cru si romantique. » M'a répondu Gouradyyâ. « Bien que tu aies l'âge d'être mon père, » a-t-il ajouté avec ce qui m'a paru une pointe d'ironie, « et avec tout le respect que je te dois, je crois que tu as encore beaucoup à apprendre de l'éros. » 


De l'éros et de l'écriture

J'ai présenté Gouradyyâ et sa femme Sora à mes amis, et nous avons dîné tous les six dehors, près de la fontaine à l'entrée du village. Nous les avons avec plaisir écouté parler de la littérature qu'inspira « le dieu à la gorge noire ».

« Écoute, ô seigneur des eaux mêlées ! L'immobile se disperse et le mouvement demeure. » Écrivait au douzième siècle Basavanna. Ou encore, deux siècles plus tôt, Pushpadanta, dans ses hymnes au Seigneur du Sommeil : « Pour qui a la passion d'arracher le monde à ses peurs, même une ombre se célèbre. »

Le jour tombait déjà au début du repas, et nous avons tard dans la nuit laissé aller nos propos autour d'un feu de bois.


« Il semblerait que toutes les civilisations se soient trompées à propos de la partition sexuelle. » Dit Hammad. « Comment cela ? » S'est étonné Gouradyyâ.

« À l'exception de la chimie traditionnelle, qui mettait du sexe jusque dans les minéraux et les corps célestes, les savants ont presque toujours cru que la génération était spontanée dans sa forme élémentaire. Je pense au contraire qu'une telle partition est bien plus fondamentale à toute existence. »

Le feu nous éclairait à peine. Nous étions bien couverts et le laissions brûler lentement pour économiser les branches mortes que nous avions ramassées.

« Dans le meilleur des cas, continua Hammad en remuant la braise pour que les flammes ne s'éteignent pas, la science comprend que deux géniteurs soient nécessaires. Ceci ne dit pourtant pas pourquoi ils devraient avoir des sexes distincts ; ni, réciproquement, pourquoi cette partition devrait être expliquée par la seule reproduction. C'est cette différenciation qui est au cœur de tout. » 


« Pourquoi crois-tu alors qu'elle soit si dure à penser ? » Interrogea Ziddhâ.

« À l'évidence, parce qu'on veut expliquer d'abord les différences entre l'homme et la femme, puis, de là, interrogeant l'inconnu à partir du connu, en tirer les conclusions pour les formes de vie les plus différentes. »

« Bien souvent, ce n'est pas la plus mauvaise méthode. » Lui ai-je renvoyé.

« Elle est pourtant trompeuse. » Puis il ajoute en riant : « Les diverses civilisations n'ont sans doute jamais compris le désir qui unit l'homme et la femme. »


Je me demande parfois, quand je l'entends parler ainsi, si Hammad n'est pas plus Manichéen que Musulman. Ma réflexion l'amuse aussi : « Et pourquoi pas adorateur de Shiva, ou adepte du Ying et du Yang ? Le Livre réel n'est pas plus le Coran que l'Avesta : c'est le monde. »

Devant mon étonnement, il précise en arabe : « Le Coran (la lecture) n'est pas le Livre (al kitab). Il est la lecture du livre (al coran oul kitabi). Le Livre est donné par Dieu, Glorifié soit-Il, à tous, même à l'illettré. »


Je n'ai plus envie de partager mes notes

Je ne sais pas pourquoi, je n'ai plus envie de partager mes notes de voyage avec qui que ce soit. Très peu de personnes déjà ont un mot de passe pour accéder à ce journal dans le temps où je l'écris, et je les trouve encore trop nombreuses. En serais-je venu sans m'en rendre compte à tenir un journal secret ?

Je n'ai pourtant jamais eu le goût de me confier à un journal intime. Ce que je ne saurais dire à personne, j'ai coutume de préférer le taire, ne sentant pas le besoin de mots entre moi.

Ce voyage serait-il en train de devenir initiatique ? Que non ! Pas le moins du monde : je crois même que je finis par le trouver dépourvu d'intérêt.

Non, c'est son but plutôt, qui a cessé de me distraire des paysages de plus en plus montagneux et toujours variés.


Je me rends compte que je communique moins avec mes compagnons de voyage. Nous sommes une vingtaine de personnes avec autant d'ânes et de mulets. Je ne peux parler qu'avec mes amis et le jeune couple, n'ayant aucune langue en commun avec les autres, sauf quelques bribes d'anglais que quatre ou cinq possèdent.

« Quel que soit le rapport que chacun entretient avec sa foi », comme dirait Hammad, le but de leur trajet finit par les envahir. Même Ziddhâ commence à s'en imprégner. Ça ne les rend pas compassés, ni désagréable en rien ; ils pensent seulement à là où ils vont, alors que moi, je finis par l'oublier.

Les sentiers sauvages sous les mélèzes, les lointaines roches que découpe le blanc des nuages et de la neige, les éboulis moussus, les clairières aux herbes folles, les berges caillouteuses des rivières, vident mon esprit de toute référence historique. Ce sont les jeux de lumière sur les nuages qui absorbent toute mon attention, la vie animale fugace, la loutre surprise qui plonge dans le torrent, l'envol brusque des oiseaux dans le sous-bois, les insectes que parfois j'attrape pour les observer mieux. Gouradyyâ est entomologiste, et cela nous donne encore l'occasion d'échanger quelques mots.


Marchant souvent en tête avec notre guide, nous avons tendance à nettoyer pour les autres les toiles d'araignées des chemins forestiers.

J'ai trouvé l'un de ces petits animaux sur mon bras, aussi surpris que lui. L'araignée était belle, assez grosse pour que je distingue bien ses formes. Couverte d'un fin pelage gris clair, ses deux gros yeux étaient proéminents au dessus des six autres comme de petites têtes d'aiguilles noires. La pointe de ses crochets était noire aussi. Je ne plaisante pas, je l'ai trouvée réellement belle, avec quelque chose de souple, soyeux et léger, de félin. Bien qu'immobile, son corps minuscule était parcouru d'une vivacité perceptible. Peut-être m'observait-elle aussi.

Mon guide m'a dit quelque chose. Je suppose qu'il craignait qu'elle me pique. Quoi que non dangereuses pour l'homme, elles ont un venin puissant. « Elle l'aurait déjà fait » lui ai-je répondu. Je suppose qu'il m'a compris. Je l'ai délicatement approchée d'un tronc, où elle s'est sauvée comme un chat.

Elle n'a pas paru effrayée, ai-je dit surpris. Le guide n'a pas compris, et m'a regardé étonné lui aussi.


Ces petits animaux sont d'une voracité fascinante. « Toute leurs pulsions sont orientées vers la chasse. » M'a expliqué Gouradyya. Pour féconder la femelle, le mâle plus petit, doit d'abord lui porter à manger, puis faire aussi vite qu'il peut et se sauver aussitôt. Il n'est pas rare non plus que la femelle soit dévorée par ses nouveau-nés. Il n'est pas non plus exclu qu'elle accepte son sort pour les nourrir.

« On dirait que ça vous émeut, » a demandé Ziddhâ. « Beaucoup » ai-je approuvé. « Il y a de quoi » a ajouté Sora qui marchait avec nous.

 

 

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