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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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Cahier XII
Du Darmir à Bolgobol

 

 

 

 

Le 29 mai

Le tombeau du Christ

Le tombeau du Christ n'est qu'un rocher. Il n'y a rien, seulement un petit lac glaciaire. Ce n'est même pas un rocher particulier. Il y en a partout, de plus gros, de plus beaux. Il n'émeut d'ailleurs pas particulièrement mes compagnons de voyage. Certains grimpent dessus pour regarder alentour, d'autres envoient vite quelques prières comme on écrirait des cartes postales.

Hammad a sorti son tapis et fait ses prosternations vers la Mecque. Gouradyyâ et Sora s'embrassent seulement. Et sans autre cérémonie, on s'occupe du repas. Nous mangerons ensemble au bord du ruisseau.


« Partout où des hommes s'assembleront en mon nom, je serai avec eux » dit quelqu'un en Palanzi. Hammad et Ziddhâ me traduisent immédiatement la phrase à l'oreille : en français pour la droite, en anglais pour la gauche. Évidemment, en voyant les choses ainsi, il n'est pas réellement utile de faire une affaire d'un rocher, d'y élever un mausolée, ni même de vérifier si l'on trouverait des ossements enfouis sous lui.

Je me rends compte, maintenant que nous partageons notre repas, que j'ai été moins seul dans cette marche que je ne l'ai d'abord senti. J'ai été avec les autres, dans la mesure où ils m'ont permis d'être seul avec eux.

Aristote disait dans ses Politiques qu'il existe des animaux sociaux et des solitaires ; l'homme est les deux. J'en viens à penser à l'étymologie du mot Umma (communauté des fidèles, si l'on veut).

« Dis-moi, Hammad, toi qui es savant, » lui ai-je demandé en lui prenant des mains le plat qu'on fait tourner, « Umma pourrait se traduire littéralement en français par Matrie. Pourquoi pas Patrie ? »

« Même les longues marches ne te fatiguent pas de poser des questions ? » m'a-t-il répondu en nous servant de l'eau fraîche.


Le premier juin

Un rêve

Hammad me semble changé depuis son pèlerinage sur le tombeau du Christ. Je le trouve plus songeur et moins loquace. « J'ai fait un rêve curieux dans la vallée du Bénarophon, » me confie-t-il.

Depuis une heure il est assis près de moi à la barre à regarder silencieusement l'horizon vers lequel la perspective étire démesurément les grands nuages. C'est aussi exactement ce que je fais moi-même.

« Au fond de la vallée, » continue-t-il, « des soldats barraient un chemin qui venait des cimes. Ils portaient des turbans verts et des barbes fournies. Ils paraissaient nerveux. Et il y avait ces paroles : La peur descend de la montagne. »

« Comment cela : il y avait ces paroles ? Les as-tu entendues, ou les as-tu lues ? lui demandé-je surpris par la formule. « Ni l'un, ni l'autre », me répond-il. « Je ne saurais même pas dire en quelle langue elles étaient énoncées, ni même si elles l'étaient en une particulière. »

Me voyant demeurer songeur, il ajoute : « C'est bien ce qui me trouble dans mon rêve. »


Depuis que nous faisons route ensemble, je me suis demandé si j'étais bien le compagnon qu'Hammad devait rencontrer pour faire avec lui ce pèlerinage. Comme si ses dernières paroles lui avait fait pressentir mon doute, il me rassure : « Ce n'est pas sans raison que Dieu, gloire à Lui ! t'a placé sur ma route avant de m'avoir inspiré ce rêve. »

« Et que te dit ce rêve ? » l'interrogé-je. « La kataba (Il n'écrit pas). » Me répond-il sans détour. Je reste silencieux en me demandant ce que peut signifier une telle affirmation pour un fidèle de la Religion du Livre.


Le 3 juin

À Amkhûra

Hier soir nous sommes allés danser. Des quantités de petits restaurants font bal le soir à l'estuaire de l'Ardor. Tout y paraît extrêmement improvisé. Des musiciens quittent l'orchestre pour se lancer sur la piste, d'autres viennent jouer, ou encore chanter, apparemment de leur propre initiative.

On ne danse pas en couple, du moins pas tout à fait. Les hommes se placent d'un côté, les femmes de l'autre, et tous se mêlent et se retrouvent sur un rythme plutôt sauvage. Comme dans toutes les danses traditionnelles, les couples se mélangent et se retrouvent. On a l'occasion de prendre le bras de nombreuses cavalières.


Je suis surpris que Hammad nous ait amené là. Peut-être ne savait-il pas, quand nous sommes arrivés, que le restaurant faisait bal dans la nuit.

Ce sont des jeunes gens, malgré quelques danseurs d'âges murs, qui tournent autour de nous. Je trouve que nous avons l'air, Hammad et moi, de sévères barbus, avec nos habits traditionnels, alors que la plupart des danseurs ont des vêtements européens, parfois de travail. L'estuaire de l'Ardor est un quartier pauvre.

Il me dit que l'un des airs vient d'une danse de guerre des Grecs. Elle ne se pratiquait alors qu'entre hommes. Je lui apprend que la bourrée occitane vient aussi d'une danse guerrière des Grecs.


La voix de la chanteuse, sans paraître forte, emplit complètement la nuit qui nous enveloppe. Bien sûr, elle chante sans micro. Il n'y a pas non plus d'éclairage électrique, seulement les flammes des torches, dansantes elles aussi.


Six heures dix-sept

Aube glacée dans la gare d'Amkhûra.


En route

Nous rentrons en train. Mes compagnons se sont endormis sur les banquettes après la nuit que nous avons passée à danser. Je tiens mon journal à la plume. J'aime écrire dans les trains. Celui-ci remue beaucoup et rend l'exercice difficile. Je m'applique à épouser de mon corps tout entier les soubresauts de la voiture. Ce train n'est ni le Corail, ni le TGV de chez moi. Il me rappelle plutôt les vieilles michelines de mon enfance.

Dans l'étroite plaine de la vallée de l'Ardor, des fumées s'élèvent. C'est la saison de brûler les herbes folles qui foisonnent. On en sent la fumée. Je suppose que nous allons bientôt rattraper les nuées d'étourneaux qui emplissaient le ciel de Tangaar.


Je pense au rêve de Hammad. Si pour lui Dieu n'a pas élu de nation, ne s'est pas donné de fils et n'écrit pas, il doit y avoir beaucoup d'idolâtres à ses yeux sur la terre.

« La peur descend de la montagne. » Cette phrase me trouble. Moi, je pense immédiatement au vertige, qu'en bon montagnard il ignore.

J'ai offert mon dépôt aux mers et aux montagnes.

Elles ont tremblé sous ce poids.

Je me demande pourquoi la langue française met « mer » et « montagne » au féminin. Je ne trouve rien de féminin aux monts enneigés que j'aperçois derrière la vitre. Dans la plupart des langues que je connais, le mot qui désigne la mer est masculin. « Eau », « vague »... ces féminins en français posent souvent des problèmes de traduction.


Conversation avec Hammad

Hammad : Ce que disait Ziddhâ l'an dernier en revenant de Bor Argod est très intéressant. (Voir À Bolgobol cahier 30.)

Moi : Je me souviens que nous avons parlé de montagne et de vertige, et de bien d'autres choses.

Hammad : Elle disait que les religions étaient des langages de haut niveau, par opposition à ceux des mathématiques et des logiques. En est-elle arrivée seule à cette conclusion ? L'a-t-elle appris quelque part ? Ou peut-être le lui as-tu soufflé ?

Moi : Je n'avais jamais entendu une telle proposition nulle part avant. Elle est un peu une conclusion implicite de sa thèse : Matérialisme et langage. Il est vrai que Luther disait déjà que « la théologie est la grammaire du mot Dieu ».

Hammad : Il est pertinent de distinguer ainsi le langage de l'expérience à laquelle il sert.


« Pour le moins, ça régénère le sens du mot conversion », plaisanté-je. « Le problème demeure de savoir en quoi expérience et langage s'induisent mutuellement », ajoute-t-il songeur.

« Voilà encore une remarque pertinente, Hammad. Ce qui divise le plus âprement les hommes, c'est moins la diversité des langages ou encore de leurs expériences, c'est le rapport qu'ils établissent entre les deux. »

« Je ne donne pas beaucoup d'importance à l'accord ou au désaccord, me répond-il. Je suis plutôt convaincu que, quelle que soit la pertinence d'un point de vue — et qui de toute façon devient trompeur si on cherche à en boire les conséquences jusqu'à la lie —, une infinité d'autres sont possibles qui peuvent révéler d'une même chose des aspects nouveaux et intéressants. »

« Ne regrette pas ces divisions, continue-t-il. Il serait vain sinon que nous soyons si nombreux. Le vrai problème est moins celui du rapport que nous établissons entre les langages et les expériences, qu'entre ce rapport lui-même et le réel. »

Je réfléchis un moment avant d'ajouter, autant pour lui que pour moi-même : « Un double rapport donc... »


Retour en territoire connu

Nous allons cette fois passer par le grand pont de Borg Ar Panzi. Le train n'est guère plus rapide que le car pour se rendre à Bolgobol, avec ses innombrables détours.

La vue sur les gorges du Panzir s'étend sur des kilomètres, jusqu'aux chutes. De l'autre côté de la voie, j'ai le temps de reconnaître la maison de Manzi. De la fumée s'élève du jardin. Je serais pourtant surpris qu'il ne soit pas à Bolgobol aujourd'hui : les gens d'ici ne cessent de se prêter des clés.

À Borg Ar Panzi, le seul endroit d'où l'on ne voit pas le pont, c'est sur lui. L'agglomération paraît moins grande d'ici. Les habitations s'étirent très loin sur la côte qui s'évase à partir des gorges, au pied de la centrale électrique. Elles sont bien plus clairsemées qu'elles ne le paraissent d'en bas.


La voie ferrée décrit un large arc de cercle avant de rejoindre le pont, bien au-dessus de la route où je suis passé l'an dernier. On y distingue alors très bien les canalisations en à-pic du barrage à l'entrée des gorges. Une sorte de chemin couvert en béton et en pierres parcourt horizontalement la falaise d'où descendent droit deux gros tuyaux à partir de ce qui paraît être une salle de contrôle en saillie sur le vide.

Ces constructions épousent si bien la roche, que la grandeur sauvage du site se mêlant à l'architecture humaine produit quelque chose d'hybride. Il en résulte une impression comparable à celle qu'on éprouve d'en bas, dans le contraste du village tranquille et du pont gigantesque. C'est comme si ce caractère était définitivement inscrit dans le lieu, ou du moins, dans son union intime avec les hommes qui l'ont façonné.


Nous passons encore sur un pont, plus classique celui-ci, mais très haut, en face des fortifications du col du Balgar, avant de pénétrer dans le tunnel. Nous ne sommes plus loin maintenant de Bolgobol, et le jour baisse déjà.


La gare est de l'autre côté de la ville, au-dessus d'une zone industrielle. Le train passe par une série de ponts et de tunnels avec une lenteur exaspérante qui n'atténue en rien les chocs. Les étourneaux sont bien là. Bruyants, ils volent en tous sens entre les toits sur le ciel qui rougeoie.

Ces arrivées en train provoquent toujours un curieux état d'âme.


Le 4 juin

Retour à l'hôtel

Nous étions trop fatigués hier pour manger ensemble. Je suis rentré directement à l'hôtel, où j'ai fait monter un repas dans ma chambre pendant que je branchais mon ordinateur et relevais mon courrier, puis je me suis couché sans le lire.

Ce matin, en ouvrant mes volets, le chat de l'hôtel courrait sur la terrasse avec un étourneau dans la gueule.

Le soleil était déjà haut et j'avais faim. Le chat a dû le sentir, car il s'est enfui vivement avec sa proie comme si j'allais la lui prendre.


Après-midi

Cet après-midi, je me suis amusé à reproduire avec mon modeleur de paysage l'île de Copharnagh, où nous avions accosté en nous rendant dans le Darmir. Je repensais en même temps au rêve de Hammad, à nos conversations sur les langages et à mon vertige en montagne.

« Je me demande comment tu fais pour évaluer si bien les distances sur la mer » m'a demandé Hammad quand nous voguions sur le chemin du retour, « et comment tu parviens à t'orienter sans repère. » Que fait-il du soleil, de l'ombre, de la lune et des étoiles ?


J'ai reconstitué l'île de mémoire en me servant de mes notes. Non sans mal, j'ai retrouvé la texture du basalte, fendu la falaise à la souris, étiré le cône de déjection, modelé les alluvions sableuses. Il s'en dégage pourtant une impression tropicale d'île de pirates, étrangère au lieu réel.

La mer d'Argod dégage des impressions très différentes de celles de la Méditerranée, qui m'ont profondément envahi mais que je n'arrive pas à rendre.


Il paraît évident que dans les régions montagneuses, chaque lieu soit facilement identifiable. Les reliefs sont si différents, les roches si diverses, leurs plissements, leurs failles, leurs glissements, si variés. D'où qu'on se trouve, on reconnaît toujours quelque cime bien caractéristique, et surtout toutes ces convulsions demeurent figées dans la matière minérale. Pourtant, l'angle de vue modifie à ce point les paysages, qu'ils deviennent méconnaissables et qu'on se perd facilement, alors que sur l'eau, au contraire si mouvante, les lieux sont étonnamment plus reconnaissables.

D'infimes écarts dans les températures entre l'air et la mer, ou dans les directions des vents, produisent d'autres luminosités. Le moindre endroit sur la mer change perpétuellement d'apparence, et pourtant on le reconnaîtrait entre tous, malgré la forme toujours renouvelée des nuages, l'incessant changement d'intensité de l'azur, les bruits toujours nouveaux. Peut-être Hammad ne perçoit-il pas tout cela, les sens saturés par trop d'impressions neuves.

La mer n'a pas d'histoire : tout ne fait qu'y glisser ou bien est englouti. Et la nuit, c'est le cosmos entier qui se reflète dans l'eau noire. Pourtant le point particulier où l'on se trouve ne ressemble a nul autre tout en n'étant jamais le même. Ô Seigneur des eaux mêlées ! l'immobile se disperse et le mouvement demeure.


Je me demande encore, dans le rêve de Hammad, ce que signifiaient ces soldats enturbannés et barbus. Qu'était cette route ? Où conduisait-elle ? Comment la barraient-ils ? Qu'est-ce qui les rendait nerveux ?

Et que signifiaient ces paroles « la peur vient de la montagne » ? Comment pouvaient-elles être ni dites, ni écrites, ni faites de lettres, ni de phonèmes, et peut-être dans aucune langue particulière ?

Le plus curieux est que tout cela se réduisait pour Hammad dans une simple formule : la kataba (Il n'écrit pas), comme on résout de longs calculs dans une simple équation.


Kouka m'a invité chez elle

Après une nuit et une matinée de sommeil, Ziddhâ est partie dans la vallée de l'Oumrouat chez son père. Elle a beaucoup de travail en retard, n'ayant pratiquement rien fait pendant tout le voyage avec moi, bien qu'elle en ait eu le temps, au moins dans la felouque.

Kouka est passée me voir en fin d'après-midi à l'hôtel. Elle m'a invité à dîner.

 

 

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