Cahier XIII Kouka et la Voie du Guerrier
Le 5 juin
Chez Kouka
On est bien, chez Kouka. Elle m'a proposé
de m'installer chez elle, et j'ai abandonné mon hôtel.
Elle habite dans l'un de ces monastères-casernes
traditionnels des ordres guerriers bouddhistes du Marmat. Ces unités
monacales ont évolué ici depuis des siècles de
manière à actualiser leurs capacités militaires,
et ils constituent les meilleurs corps de l'armée tasgarde.
Son appartement est plutôt nu. C'est bien
simple, il n'y a rien : un plancher dépoli, des murs
blanchis à la chaux, beaucoup de plantes vertes cependant, et
des jeux agréables d'ombre et de lumière.
Elle m'a laissé une cellule avec un lit
très bas et dur. J'ai une petite table, basse elle aussi, où
je peux poser mon ordinateur, et travailler en m'asseyant au bord de
ma couche. De là, par la fenêtre la nuit, j'ai une vue
sur les constellations de l'équateur.
J'ai rangé mon linge dans une penderie.
Elle se réduit à une longue tringle fixée d'un
mur à l'autre, cachée par un rideau d'un bleu fuchsia,
qui fut peut-être noir avant d'être délavé.
Tout l'appartement est parcouru d'une odeur
d'herbes sèches.
Juin
L'homme multidimensionnel
Socius signifiait en latin, ami,
camarade, associé, (éventuellement parent
ou encore conjoint), du verbe socio, joindre,
unir, mettre en commun, partager. Ça n'a
manifestement rien à voir avec ce que la langue contemporaine
entend par « société ». C'est
quoi la Société ? On ne saurait le dire : des
appareils d'état, des sociétés commerciales, des
mafias, des bandes, des organismes locaux, nationaux ou
internationaux... ? Seule une « société
primitive », une tribu, pourrait concilier les deux sens.
Depuis longtemps, les hommes ont cessé de
vivre en tribus, en hordes, en sociétés, pour
vivre en cités. La cité, c'est un entrelacs de
sociétés, où l'homme se
« multidimensionnalise ». Dans la cité,
les rapports de travail, de famille, de voisinage, d'autorité...
se dissocient, et dessinent des réseaux plus complexes.
Dans une polis, une société
ne constitue plus un ensemble délimité, mais plutôt
un fil qui s'entrecroise avec d'autres : Chaque personne est
toujours de plusieurs sociétés.
Pourtant, dans la polis, il y a toujours
des sociétés, des socius, qui veulent patronner
les autres. Cela, naturellement, crée un conflit — pas
seulement un conflit de pouvoir, que l'on retrouverait même
dans la société animale — un conflit plus
structurel entre le fantôme unidimensionnel de la société
primitive, et la multidimensionnalité de l'homme réel
qui est au cœur d'un faisceau de socius.
Les citées, en se soumettant les unes aux
autres, ont fondé des empires, qui, par le même chemin,
ébauchent un ordre mondial. Ce qu'on appelle alors « la
société » demeure le fantôme de la
horde primitive qui continue à hanter l'homme, et dont les
sciences humaines, l'économie, la politique se font la
théologie.
Voilà, couché sur le papier, le
compte-rendu de la conversation que nous avons tenue, Kouka et moi au
déjeuner.
Kouka
Je ne retrouve chez Kouka aucun des signes de la
féminité, quelles que soient leurs variantes locales.
Elle est vêtue et se conduit comme un homme, son corps est
athlétique, malgré sa quarantaine passé, et elle
est même parvenue le mois dernier à ce que je la prenne
un court instant pour un homme. Pourtant, comme par contraste, je ne
sens que plus sa féminité.
Cela tient-il à sa silhouette que souligne
sa sveltesse ? Je crois que c'est plus subtil et plus
subliminal.
Pour les anciens savants du Marmat, l'esprit
n'était pas sexué. Seuls l'étaient le corps et
l'âme. Ce doit être l'âme féminine de Kouka
que je perçois mieux.
Le corps, pour eux, était physique, l'âme
chimique et l'esprit logique. Je n'ai jamais très bien compris
ce qu'on a essayé de m'expliquer à leur propos. J'ai
seulement appris que la physique était l'étude des
forces, et que le corps était fait de forces. La chimie était
l'étude des atomes, de leur attraction et de leur répulsion,
et que l'âme était faite de cela. La logique était
l'étude des signes et des significations.
Je suis surpris qu'une femme se voue à la
carrière des armes. Pour Kouka, ce n'est pas une carrière,
c'est une voie. Celle d'abord qui lui permettait d'étudier
la Doctrine des Anciens (le Téravada). Je n'en suis que
plus surpris qu'une amie de Ziddhâ se tourne vers les plus
anciennes traditions.
« Nouveauté et tradition sont
des points de vue » me répond-elle. « À
un disciple qui lui disait que de grands changements avaient eu lieu
depuis son départ, Gautama avait demandé :
"Avez-vous vaincu la souffrance et la mort ?" »
Certes, certes...
« Combattre, c'est prendre des vies »,
me dit-elle encore. « On doit alors comprendre qu'on ne
peut pas tuer ce qui est vivant, ni tuer ce qui n'est pas vivant. La
voie de guerrier est donc la voie du rien faire. Quand tu
perçois dans ce que tu combats ce qui est déjà
mort, la victoire t'est assurée. »
Pendant que je me demande ce que ça peut
donner face à une batterie de missiles, elle continue :
« Bien sûr, tu dois savoir renoncer à ce qui
est déjà mort en toi. »
Le mot athos
Il y a un mot en palanzi, que l'on traduit
généralement par « société » :
athos.
— Assos ?! — Non, athos
(prononcer le "th" comme en anglais). Il vient du grec
ethos, sans doute depuis l'époque hellénistique
de la satrapie grecque, et il a pris ici un sens nouveau, peut-être
à cause de sa ressemblance avec thostous, tissage,
trame, dont on se sert aussi pour traduire web.
L'athos n'est pas l'ensemble des personnes
qui constituent un groupe ; c'est l'ensemble des relations que
chacune peut établir avec d'autres, les vivants, mais aussi
les morts et les générations futures.
Le mot est de la même racine que thosky
(a, ol), qui signifie « grammaire » au masculin
et « littérature » au féminin
pluriel : littéralement, l'infinité des énoncés
que l'on peut construire avec un nombre limité de signes.
Le dharma et la lex
« Tout homme doit trouver à un
moment ou à un autre, sa place dans le monde. Il sait alors
qu'il est où il doit être, et il sait ce qu'il doit
faire » dit Kouka.
Voilà une idée qui est totalement
étrangère à l'Occident. Elle est pourtant assez
banale dans le Marmat. Elle est de l'ordre de ces évidences
que l'on n'interroge plus, comme « le plus important c'est
la santé ». « Il a trouvé sa
voie » dit-on ici, comme chez nous « il a une
bonne situation ».
Je le sais bien, on peut dire aussi, dans les rues
de Marseille ou de San Francisco « il a trouvé sa
voie », comme à Bolgobol, « il a une
bonne situation ». On peut toujours tout dire. Ce n'est
pourtant pas exactement la même chose.
La différence ? Je crois qu'elle est
dans le vieux concept sanskrit de dharma. Dharma, ça
ne se traduit pas. Les langues occidentales ont aussi de ces mots
venus directement du grec ou du latin. Dharma a été
adopté tel quel dans presque toutes les langues orientales. On
l'écrit avec d'autres lettres, on le prononce un peu
différemment, mais c'est le même mot, le même
concept, le même paradigme.
Dharma, on le traduira par « loi ».
Parfois il sera plus juste de dire « nature »,
dans le sens de « c'est sa nature ».
Quelquefois on traduira par « loi naturelle »,
fautivement à mon avis, car introduisant une confusion avec le
très occidental « droit naturel ».
Pour expliquer dharma, je ne vois rien de
mieux qu'un conte. Un scorpion se retrouva un jour, après une
crue, sur une feuille de nénuphar au milieu d'une mare. Il vit
alors une grenouille et lui demanda de le sauver en le ramenant sur
la terre ferme. La grenouille lui répondit : « Pourquoi
le ferais-je ? Tu vas me piquer avec ton dard et je mourrai. »
« Allons » lui répondit
le scorpion, « je serais fou de te piquer pendant que tu
nages. Je me noierais et te suivrais dans la mort. » La
grenouille, trouvant l'argument incontestable, accepta de prendre le
scorpion sur son dos. Dès qu'elle commença à
nager vers la rive, il la piqua.
« Pourquoi ? » eut-elle
le temps de demander avant de rendre l'âme. « C'est
ma nature » répondit le scorpion.
On devine alors que la notion de chute libre vient
d'Orient. Aucun Occidental ne saurait se convaincre qu'une chute
libre soit bien libre.
Pour un Occidental, la pierre qui chute est tout
sauf libre, car elle subit des quantités de contraintes qui
lui sont toutes extérieures. Pour des générations
de savants et de philosophes orientaux, ces contraintes ne sont en
rien « extérieures » : elles sont
la pierre. C'est à dire que si, par la pensée, nous les
ôtions une à une : la gravité, la densité,
la masse... il ne resterait plus de pierre du tout.
Aussi l'Occidental a tendance à considérer
son indécision comme le signe certain qu'il est libre, alors
que l'Oriental le reconnaîtra plutôt dans son absence de
choix. Le premier considérera la liberté comme une
émancipation de la lex, alors que l'autre y verra
l'accomplissement du dharma, de sa loi, sa
nature.
En Occident, la liberté est dangereuse :
elle implique le risque de se tromper. Elle suppose toujours le choix
entre un bien et un mal, un vrai et un faux, et la loi est
précisément ce qui protège de cette liberté,
et qui suppose toujours plus ou moins un même principe créateur
et législateur. En Orient, la liberté exclut l'idée
même de faute : c'est ma nature.
Bien sûr, on doit se méfier de telles
présentations qui ont seulement le mérite d'être
simplificatrices. Les Orientaux et les Occidentaux pensent de la même
façon. Karl Marx aussi bien qu'un lama sut dire : la
liberté est l'intelligence de la nécessité,
et un juge de Calcutta saura envoyer quelqu'un en prison pour avoir
accompli son dharma. Les langues se traduisent et chacun peut
en apprendre autant qu'il en est capable.
Ce que je montre là, ce sont justement les
racines qui s'entrecroisent entre des jeux de langage. Elles ne sont
jamais totalement innocentes, et certaines pensées viennent
spontanément à l'esprit avec certaines langues, alors
que dans d'autres, les énoncer pose des problèmes
épineux. (La phrase de Marx est assez dure à comprendre
en Occident.)
Et puis ce concept de lex (pluriel legis),
est ambigu. Il est originairement associé au principe d'un jeu
d'énoncés et de règles combinatoires, en un mot
de « jeu » et de « règles du
jeu ». Il est proche du verbe lego (lire). Il y a
dans ces vieilles racines latines quelque chose d'éminemment
arbitraire qui va avec l'idée de loi, et que rend parfaitement
la maxime dura lex sed lex.
Dans la vieille République Romaine, la loi
est humaine, arbitrairement humaine. Sa dureté n'est jamais
que celle de l'homme qui décide de l'instaurer, de la suivre
et de l'imposer, ou aussi bien de l'enfreindre, de la renverser, de
la changer. La lex, n'est jamais que la rigueur de l'homme qui
donne à son comportement force et continuité. Au fond,
les lois ont toujours à voir avec celles du langage, c'est à
dire que les enfreindre ne les abolit pas, mais au contraire les
féconde.
Cette idée très républicaine,
et qu'illustre si bien le mythe de Romulus et de Remus, que la loi
humaine se grave avec le glaive, s'accorde très bien avec les
règles de la grammaire, des mathématiques, ou encore
« les lois de la pensée » chères
à Boole et à Xénakis. Leur conciliation avec ce
que seraient des « lois naturelles », des
« lois scientifiques » est plus problématique,
et combien davantage avec une « loi divine ».
La loi divine n'est pas davantage la lex
que le dharma. La loi divine est une pure négativité.
Elle peut débuter ainsi : Il n'y a pas d'autre dieu
que Dieu. Dieu est toujours autre chose. Si vous arrivez à
penser l'infini, eh bien vous le trouverez après l'infini.
Alors il est transfini ? Non, on ne s'en tirera pas avec les
lois de Kantor, il est encore après le transfini.
Avec Dieu, on a deux solutions : ou bien on
ne s'en occupe pas, on se dit qu'il est « là-haut »,
qu'il veille au grain, alors on suit son petit bonhomme de chemin
sans plus se poser de question, ni faire appel à la chimie des
anxiolytiques ; où alors on cherche son intimité,
on vit dans sa présence, et l'on peut s'attendre à
tout, car il est la boule qui renverse tous les jeux de quilles.
L'Asie n'a jamais beaucoup aimé cette idée
d'un Dieu Unique. Ses dieux, elle les laisse à leur place,
dans le monde, où ils vivent leur dharma comme toutes
les existences. Souvent elle préfère même les
ranger dans les beaux-arts.
En Occident, c'est le contraire : Dieu a tout
submergé. Quand la république s'est faite empire, il
n'a pas tardé à se faire Saint Empire, et le latin est
devenu la langue de l'Église. Rome est morte et ressuscitée
dans l'Église Romaine.
Alors, évidemment, quand on veut concilier
ce Dieu créateur avec la lex, ça pose de gros
problèmes.
La Voie du Guerrier
« Je n'aime pas l'Occident, m'avoue
Kouka. Je ne suis pas comme Ziddhâ, ou comme vos amis Manzi et
Douha. »
« Que n'aimes-tu pas exactement Kouka ?
L'Occident ou la domination mondiale de l'Occident ?
L'interrogé-je. Ce n'est pas du tout la même chose, car
la domination mondiale de l'Occident, je te l'assure, est en train de
détruire l'Occident. »
En réalité, Kouka sait très
bien ce qu'elle n'aime pas dans l'Occident. Elle n'aime pas la morale
occidentale. À ma surprise, elle la connaît plutôt
bien. Ce n'est pas la première fois que je peux remarquer que
les gens du Marmat en ont une idée assez exacte.
« Vois-tu, m'explique-t-elle, on y est
convaincu que la paix ne peut advenir que d'une lassitude de
combattre. On suppose qu'il doit arriver un moment où l'on se
dit qu'il est plus avantageux de déposer les armes que de
continuer la lutte. »
Je comprends que c'est en effet l'exact contraire
de la Voie du Guerrier. L'adepte du Bushido n'admettra pas de
survivre à sa défaite, et considère qu'il n'a
rien donné tant qu'il n'a pas tout donné.
N'est-ce pas pour autant un préjugé
anti-occidental ?
« Un préjugé ? »
S'exclame Kouka. « C'est le principe constitutionnel
fondamental que l'Occident veut imposer à l'humanité.
C'est le fondement du contrat social. »
Toute l'éthique et le droit sont fondés
sur la peur que l'homme inspire à l'homme. Les animaux qui
chassent en solitaire, comme le renard ou le tigre, auraient-ils peur
de chasser l'intrus de leur territoire ? Ceux qui chassent en
hordes craindraient-ils de repousser une horde rivale ? Le jeune
étalon a-t-il peur de se battre avec le vieux chef ?
Dis-moi, serait-ce la lâcheté qui nous distinguerait des
bêtes ? Avons-nous proposé la paix aux loups par
peur qu'ils nous mangent ? Pourtant tous les philosophes
d'Occident le disent, Hobbes, Machiavel, Rousseau, Kant, et même
Nietzsche.
— Même Nietzsche ?
— Oui, même la pitoyable « morale
des maîtres » de Nietzsche. Après avoir osé
se mesurer ils trouvent plus profitable de s'unir.
Soudain Kouka me fait peur. Ne va-t-elle pas me
trancher la gorge sans hésiter si... si quoi au fait ?
Pourquoi ne l'a-t-elle pas déjà fait ? Pourquoi le
ferait-elle ?
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