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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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QUELQUES TEMPS CHEZ KOUKA

Cahier XIII
Kouka et la Voie du Guerrier

 

 

 

 

Le 5 juin

Chez Kouka

On est bien, chez Kouka. Elle m'a proposé de m'installer chez elle, et j'ai abandonné mon hôtel.

Elle habite dans l'un de ces monastères-casernes traditionnels des ordres guerriers bouddhistes du Marmat. Ces unités monacales ont évolué ici depuis des siècles de manière à actualiser leurs capacités militaires, et ils constituent les meilleurs corps de l'armée tasgarde.


Son appartement est plutôt nu. C'est bien simple, il n'y a rien : un plancher dépoli, des murs blanchis à la chaux, beaucoup de plantes vertes cependant, et des jeux agréables d'ombre et de lumière.

Elle m'a laissé une cellule avec un lit très bas et dur. J'ai une petite table, basse elle aussi, où je peux poser mon ordinateur, et travailler en m'asseyant au bord de ma couche. De là, par la fenêtre la nuit, j'ai une vue sur les constellations de l'équateur.

J'ai rangé mon linge dans une penderie. Elle se réduit à une longue tringle fixée d'un mur à l'autre, cachée par un rideau d'un bleu fuchsia, qui fut peut-être noir avant d'être délavé.

Tout l'appartement est parcouru d'une odeur d'herbes sèches.


Juin

L'homme multidimensionnel

Socius signifiait en latin, ami, camarade, associé, (éventuellement parent ou encore conjoint), du verbe socio, joindre, unir, mettre en commun, partager. Ça n'a manifestement rien à voir avec ce que la langue contemporaine entend par « société ». C'est quoi la Société ? On ne saurait le dire : des appareils d'état, des sociétés commerciales, des mafias, des bandes, des organismes locaux, nationaux ou internationaux... ? Seule une « société primitive », une tribu, pourrait concilier les deux sens.


Depuis longtemps, les hommes ont cessé de vivre en tribus, en hordes, en sociétés, pour vivre en cités. La cité, c'est un entrelacs de sociétés, où l'homme se « multidimensionnalise ». Dans la cité, les rapports de travail, de famille, de voisinage, d'autorité... se dissocient, et dessinent des réseaux plus complexes.

Dans une polis, une société ne constitue plus un ensemble délimité, mais plutôt un fil qui s'entrecroise avec d'autres : Chaque personne est toujours de plusieurs sociétés.

Pourtant, dans la polis, il y a toujours des sociétés, des socius, qui veulent patronner les autres. Cela, naturellement, crée un conflit — pas seulement un conflit de pouvoir, que l'on retrouverait même dans la société animale — un conflit plus structurel entre le fantôme unidimensionnel de la société primitive, et la multidimensionnalité de l'homme réel qui est au cœur d'un faisceau de socius.


Les citées, en se soumettant les unes aux autres, ont fondé des empires, qui, par le même chemin, ébauchent un ordre mondial. Ce qu'on appelle alors « la société » demeure le fantôme de la horde primitive qui continue à hanter l'homme, et dont les sciences humaines, l'économie, la politique se font la théologie.


Voilà, couché sur le papier, le compte-rendu de la conversation que nous avons tenue, Kouka et moi au déjeuner.


Kouka

Je ne retrouve chez Kouka aucun des signes de la féminité, quelles que soient leurs variantes locales. Elle est vêtue et se conduit comme un homme, son corps est athlétique, malgré sa quarantaine passé, et elle est même parvenue le mois dernier à ce que je la prenne un court instant pour un homme. Pourtant, comme par contraste, je ne sens que plus sa féminité.

Cela tient-il à sa silhouette que souligne sa sveltesse ? Je crois que c'est plus subtil et plus subliminal.

Pour les anciens savants du Marmat, l'esprit n'était pas sexué. Seuls l'étaient le corps et l'âme. Ce doit être l'âme féminine de Kouka que je perçois mieux.

Le corps, pour eux, était physique, l'âme chimique et l'esprit logique. Je n'ai jamais très bien compris ce qu'on a essayé de m'expliquer à leur propos. J'ai seulement appris que la physique était l'étude des forces, et que le corps était fait de forces. La chimie était l'étude des atomes, de leur attraction et de leur répulsion, et que l'âme était faite de cela. La logique était l'étude des signes et des significations.


Je suis surpris qu'une femme se voue à la carrière des armes. Pour Kouka, ce n'est pas une carrière, c'est une voie. Celle d'abord qui lui permettait d'étudier la Doctrine des Anciens (le Téravada). Je n'en suis que plus surpris qu'une amie de Ziddhâ se tourne vers les plus anciennes traditions.

« Nouveauté et tradition sont des points de vue » me répond-elle. « À un disciple qui lui disait que de grands changements avaient eu lieu depuis son départ, Gautama avait demandé : "Avez-vous vaincu la souffrance et la mort ?" »

Certes, certes...

« Combattre, c'est prendre des vies », me dit-elle encore. « On doit alors comprendre qu'on ne peut pas tuer ce qui est vivant, ni tuer ce qui n'est pas vivant. La voie de guerrier est donc la voie du rien faire. Quand tu perçois dans ce que tu combats ce qui est déjà mort, la victoire t'est assurée. » 

Pendant que je me demande ce que ça peut donner face à une batterie de missiles, elle continue : « Bien sûr, tu dois savoir renoncer à ce qui est déjà mort en toi. »


Le mot athos

Il y a un mot en palanzi, que l'on traduit généralement par « société » : athos.

— Assos ?! — Non, athos (prononcer le "th" comme en anglais). Il vient du grec ethos, sans doute depuis l'époque hellénistique de la satrapie grecque, et il a pris ici un sens nouveau, peut-être à cause de sa ressemblance avec thostous, tissage, trame, dont on se sert aussi pour traduire web.

L'athos n'est pas l'ensemble des personnes qui constituent un groupe ; c'est l'ensemble des relations que chacune peut établir avec d'autres, les vivants, mais aussi les morts et les générations futures.

Le mot est de la même racine que thosky (a, ol), qui signifie « grammaire » au masculin et « littérature » au féminin pluriel : littéralement, l'infinité des énoncés que l'on peut construire avec un nombre limité de signes.


Le dharma et la lex

« Tout homme doit trouver à un moment ou à un autre, sa place dans le monde. Il sait alors qu'il est où il doit être, et il sait ce qu'il doit faire » dit Kouka.

Voilà une idée qui est totalement étrangère à l'Occident. Elle est pourtant assez banale dans le Marmat. Elle est de l'ordre de ces évidences que l'on n'interroge plus, comme « le plus important c'est la santé ». « Il a trouvé sa voie » dit-on ici, comme chez nous « il a une bonne situation ».

Je le sais bien, on peut dire aussi, dans les rues de Marseille ou de San Francisco « il a trouvé sa voie », comme à Bolgobol, « il a une bonne situation ». On peut toujours tout dire. Ce n'est pourtant pas exactement la même chose.


La différence ? Je crois qu'elle est dans le vieux concept sanskrit de dharma. Dharma, ça ne se traduit pas. Les langues occidentales ont aussi de ces mots venus directement du grec ou du latin. Dharma a été adopté tel quel dans presque toutes les langues orientales. On l'écrit avec d'autres lettres, on le prononce un peu différemment, mais c'est le même mot, le même concept, le même paradigme.

Dharma, on le traduira par « loi ». Parfois il sera plus juste de dire « nature », dans le sens de « c'est sa nature ». Quelquefois on traduira par « loi naturelle », fautivement à mon avis, car introduisant une confusion avec le très occidental « droit naturel ».


Pour expliquer dharma, je ne vois rien de mieux qu'un conte. Un scorpion se retrouva un jour, après une crue, sur une feuille de nénuphar au milieu d'une mare. Il vit alors une grenouille et lui demanda de le sauver en le ramenant sur la terre ferme. La grenouille lui répondit : « Pourquoi le ferais-je ? Tu vas me piquer avec ton dard et je mourrai. »

« Allons » lui répondit le scorpion, « je serais fou de te piquer pendant que tu nages. Je me noierais et te suivrais dans la mort. » La grenouille, trouvant l'argument incontestable, accepta de prendre le scorpion sur son dos. Dès qu'elle commença à nager vers la rive, il la piqua.

« Pourquoi ? » eut-elle le temps de demander avant de rendre l'âme. « C'est ma nature » répondit le scorpion.


On devine alors que la notion de chute libre vient d'Orient. Aucun Occidental ne saurait se convaincre qu'une chute libre soit bien libre.

Pour un Occidental, la pierre qui chute est tout sauf libre, car elle subit des quantités de contraintes qui lui sont toutes extérieures. Pour des générations de savants et de philosophes orientaux, ces contraintes ne sont en rien « extérieures » : elles sont la pierre. C'est à dire que si, par la pensée, nous les ôtions une à une : la gravité, la densité, la masse... il ne resterait plus de pierre du tout.

Aussi l'Occidental a tendance à considérer son indécision comme le signe certain qu'il est libre, alors que l'Oriental le reconnaîtra plutôt dans son absence de choix. Le premier considérera la liberté comme une émancipation de la lex, alors que l'autre y verra l'accomplissement du dharma, de sa loi, sa nature.

En Occident, la liberté est dangereuse : elle implique le risque de se tromper. Elle suppose toujours le choix entre un bien et un mal, un vrai et un faux, et la loi est précisément ce qui protège de cette liberté, et qui suppose toujours plus ou moins un même principe créateur et législateur. En Orient, la liberté exclut l'idée même de faute : c'est ma nature.


Bien sûr, on doit se méfier de telles présentations qui ont seulement le mérite d'être simplificatrices. Les Orientaux et les Occidentaux pensent de la même façon. Karl Marx aussi bien qu'un lama sut dire : la liberté est l'intelligence de la nécessité, et un juge de Calcutta saura envoyer quelqu'un en prison pour avoir accompli son dharma. Les langues se traduisent et chacun peut en apprendre autant qu'il en est capable.

Ce que je montre là, ce sont justement les racines qui s'entrecroisent entre des jeux de langage. Elles ne sont jamais totalement innocentes, et certaines pensées viennent spontanément à l'esprit avec certaines langues, alors que dans d'autres, les énoncer pose des problèmes épineux. (La phrase de Marx est assez dure à comprendre en Occident.)


Et puis ce concept de lex (pluriel legis), est ambigu. Il est originairement associé au principe d'un jeu d'énoncés et de règles combinatoires, en un mot de « jeu » et de « règles du jeu ». Il est proche du verbe lego (lire). Il y a dans ces vieilles racines latines quelque chose d'éminemment arbitraire qui va avec l'idée de loi, et que rend parfaitement la maxime dura lex sed lex.

Dans la vieille République Romaine, la loi est humaine, arbitrairement humaine. Sa dureté n'est jamais que celle de l'homme qui décide de l'instaurer, de la suivre et de l'imposer, ou aussi bien de l'enfreindre, de la renverser, de la changer. La lex, n'est jamais que la rigueur de l'homme qui donne à son comportement force et continuité. Au fond, les lois ont toujours à voir avec celles du langage, c'est à dire que les enfreindre ne les abolit pas, mais au contraire les féconde.


Cette idée très républicaine, et qu'illustre si bien le mythe de Romulus et de Remus, que la loi humaine se grave avec le glaive, s'accorde très bien avec les règles de la grammaire, des mathématiques, ou encore « les lois de la pensée » chères à Boole et à Xénakis. Leur conciliation avec ce que seraient des « lois naturelles », des « lois scientifiques » est plus problématique, et combien davantage avec une « loi divine ».

La loi divine n'est pas davantage la lex que le dharma. La loi divine est une pure négativité. Elle peut débuter ainsi : Il n'y a pas d'autre dieu que Dieu. Dieu est toujours autre chose. Si vous arrivez à penser l'infini, eh bien vous le trouverez après l'infini. Alors il est transfini ? Non, on ne s'en tirera pas avec les lois de Kantor, il est encore après le transfini.

Avec Dieu, on a deux solutions : ou bien on ne s'en occupe pas, on se dit qu'il est « là-haut », qu'il veille au grain, alors on suit son petit bonhomme de chemin sans plus se poser de question, ni faire appel à la chimie des anxiolytiques ; où alors on cherche son intimité, on vit dans sa présence, et l'on peut s'attendre à tout, car il est la boule qui renverse tous les jeux de quilles.


L'Asie n'a jamais beaucoup aimé cette idée d'un Dieu Unique. Ses dieux, elle les laisse à leur place, dans le monde, où ils vivent leur dharma comme toutes les existences. Souvent elle préfère même les ranger dans les beaux-arts.

En Occident, c'est le contraire : Dieu a tout submergé. Quand la république s'est faite empire, il n'a pas tardé à se faire Saint Empire, et le latin est devenu la langue de l'Église. Rome est morte et ressuscitée dans l'Église Romaine.

Alors, évidemment, quand on veut concilier ce Dieu créateur avec la lex, ça pose de gros problèmes.


La Voie du Guerrier

« Je n'aime pas l'Occident, m'avoue Kouka. Je ne suis pas comme Ziddhâ, ou comme vos amis Manzi et Douha. »

« Que n'aimes-tu pas exactement Kouka ? L'Occident ou la domination mondiale de l'Occident ? L'interrogé-je. Ce n'est pas du tout la même chose, car la domination mondiale de l'Occident, je te l'assure, est en train de détruire l'Occident. » 


En réalité, Kouka sait très bien ce qu'elle n'aime pas dans l'Occident. Elle n'aime pas la morale occidentale. À ma surprise, elle la connaît plutôt bien. Ce n'est pas la première fois que je peux remarquer que les gens du Marmat en ont une idée assez exacte.

« Vois-tu, m'explique-t-elle, on y est convaincu que la paix ne peut advenir que d'une lassitude de combattre. On suppose qu'il doit arriver un moment où l'on se dit qu'il est plus avantageux de déposer les armes que de continuer la lutte. »

Je comprends que c'est en effet l'exact contraire de la Voie du Guerrier. L'adepte du Bushido n'admettra pas de survivre à sa défaite, et considère qu'il n'a rien donné tant qu'il n'a pas tout donné.

N'est-ce pas pour autant un préjugé anti-occidental ?


« Un préjugé ? » S'exclame Kouka. « C'est le principe constitutionnel fondamental que l'Occident veut imposer à l'humanité. C'est le fondement du contrat social. »

Toute l'éthique et le droit sont fondés sur la peur que l'homme inspire à l'homme. Les animaux qui chassent en solitaire, comme le renard ou le tigre, auraient-ils peur de chasser l'intrus de leur territoire ? Ceux qui chassent en hordes craindraient-ils de repousser une horde rivale ? Le jeune étalon a-t-il peur de se battre avec le vieux chef ? Dis-moi, serait-ce la lâcheté qui nous distinguerait des bêtes ? Avons-nous proposé la paix aux loups par peur qu'ils nous mangent ? Pourtant tous les philosophes d'Occident le disent, Hobbes, Machiavel, Rousseau, Kant, et même Nietzsche.

— Même Nietzsche ?

— Oui, même la pitoyable « morale des maîtres » de Nietzsche. Après avoir osé se mesurer ils trouvent plus profitable de s'unir.


Soudain Kouka me fait peur. Ne va-t-elle pas me trancher la gorge sans hésiter si... si quoi au fait ? Pourquoi ne l'a-t-elle pas déjà fait ? Pourquoi le ferait-elle ?

 

 

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