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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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Cahier XIV
Le non aristotélisme au Marmat

 

 

 

La satrapie du Marmat

Alexandre ne mit jamais les pieds dans le Marmat. Il envoya seulement une centaine de bons guerriers, sous le commandement d'Hippias de la Phocée occidentale, l'actuelle Marseille, suivis d'autant d'hommes de lettres, d'ingénieurs et de savants venus des différentes régions de l'empire.

Ils traversèrent la mer d'Argod et débarquèrent près de Tangaar. Ils avaient amené de l'or et de riches tissus, et ils passèrent les murs sans encombre.


La population était surprise par ces guerriers qui se coupaient la barbe. Étaient-ils bien des Grecs ? Ils avaient déjà bien entendu dire que les guerriers d'Alexandre se rasaient « pour effrayer leurs adversaires », mais ils avaient eu peine à croire une idée aussi sotte.

Ils paraissaient tous être des hommes frustes et robustes qui maniaient bien leurs armes trop lourdes. Ils reconnurent vite en eux d'habiles et honnêtes négociants. Ils découvrirent aussi qu'ils étaient de remarquables fêtards et qu'ils savaient chanter des vers en s'accompagnant à la lyre. Tout cela plut aux habitants de Tangaar.

Les Grecs ne partageaient pas la même sympathie envers leurs hôtes. Ils cherchaient un pouvoir à renverser, et ils n'en trouvaient pas. Tangaar leur rappelait trop leurs vieux ennemis phéniciens, où l'on ne pouvait trouver aucune tête où frapper — pas de domination d'une caste guerrière, d'un clergé, d'une guilde de riches marchands, de politiciens entretenant leurs prébandaires. Il y avait un peu de tout cela, et ils voyaient bien que s'ils parvenaient à subjuguer les uns, ils auraient affaire aux autres.


Comme Alexandre, Hippias de Marseille connaissaient la Politique, les Économiques et l'Éthique d'Aristote, et il comprit vite qu'ils feraient mieux de chercher plus loin. Les Grecs partirent donc vers Bolgobol, où Hippias sentit son but s'éloigner plus encore. Pourtant, moins il voyait les moyens de l'atteindre, moins il s'en préoccupait.

Il était un solide jeune homme qui avait à peine passé la trentaine. Il s'était distingué dans les batailles, sans avoir pour autant goût à la guerre. Il était un habile négociateur, mais n'en avait pas non plus beaucoup pour le pouvoir et la richesse. Il admirait Alexandre, et ce dernier lui avait donné sa confiance en lui offrant le Marmat s'il parvenait à le conquérir avec la centaine d'homme qu'il avait placé sous son commandement. La gloire n'enthousiasmait pas non plus beaucoup Hippias. Il serait certainement resté un simple docker du Lacydon comme son père si, pendant son adolescence, il n'avait croisé la route d'un disciple de Protagoras.


Hippias était devenu ce qu'on appellerait aujourd'hui un intellectuel. C'est ce qui l'amena jusqu'à l'état-major d'Alexandre. Une bande de jeunes ne décapite pas des empires en comptant seulement sur le courage et la force des armes.

Pour Hippias, la connaissance seule avait valeur. Dès le Moyen-Orient, il avait été fasciné par les multiples facettes de la sagesse du Bouddha, dont les éclats rayonnaient loin alors, et dont il cherchait la source unique.

Alexandre avait déjà impressionné les maîtres des deux Véhicules par la façon dont il avait défait le Nœud Gorgien. Il remarqua aussi combien son jeune lieutenant savait gagner leur estime.

Un jour, entre Kachgar et Tachkent, alors qu'Alexandre et Hippias étaient ensemble, les maîtres d'un monastère leur avaient demandé pourquoi Aristote, contrairement à Pythagore, croyait que la terre était au centre de l'univers. Avant qu'Alexandre ne commence à expliquer ce que son précepteur lui avait appris, Hippias répondit : « Parce qu'on y est dessus, pardi. » Alexandre put alors voir l'admiration passer dans les yeux des vieux maîtres pour un si jeune sage.

Les Grecs avaient amené avec eux jusqu'à Bolgobol plusieurs mulets chargés de rouleaux manuscrits. Il y avait les ouvrages complets qu'Aristote avait déjà écrits, ceux de Gorgias, de Protagoras, d'Épicure et de Pythagore, tous disparus aujourd'hui. (On ne possède plus d'Aristote que ses cours, notés par ses élèves.)

Le Révérend Paligolinda était passé maître dans l'art de ne pas se laisser engloutir par ses émotions. Pourtant ses mains tremblèrent quand Hippias, qui avait déjà appris le palanzi, commença à lui traduire quelques pages. Les Hellènes reçurent tous les moyens pour traduire et enseigner le grec, la philosophie, et aussi la musique, la géométrie et la gymnastique. Ils eurent des élèves, et les hommes les plus savants de la troupe furent invités dans toutes les régions du Marmat.

Hippias de Marseille fonda l'Université grecque de Bolgobol, et envoya de nombreuses copies et des traductions de textes anciens du Marmat à la Grande Bibliothèque d'Alexandrie. Il recherchait en même temps l'illumination auprès de Révérend Palingolinda, et commençait à oublier le but de son voyage. Aussi fut-il surpris quand on vint lui proposer de négocier l'Union du Marmat à l'Empire, et d'en devenir le satrape.


Hippias n'était pas dupe de la fragile construction des Grecs. Plus subtils que les Hébreux qui croyaient qu'allait s'effondrer seul un colosse aux pieds d'argile, ils avaient compris que la tête de l'empire était une potiche creuse. Quelle autre solution avaient-ils, maintenant qu'ils l'avaient fracassée, que de mettre le fragile crâne d'Alexandre à sa place ?

Déjà il se comportait comme un tyran, et les citées grecques d'Occident se voyaient trahies. Croyant financer la conquête de l'Orient, elles s'en découvraient les colonies. Les royaumes des Indes s'émancipaient. Tout l'empire se disloquait.

Était-il possible qu'Alexandre n'ait pas compris qu'il avait à détruire un empire théocratique, et pas à en construire un autre en s'en faisant le dieu vivant ? Avait-il besoin de s'asseoir sur le trône chancelant de Darius pour ouvrir des bibliothèques ?

Hippias ne pouvait croire qu'Alexandre se soit à ce point trompé. Il pensa donc qu'il avait délibérément joué le rôle de leurre. Darius aurait pu indéfiniment résister s'il n'avait d'abord pris sa place. Alexandre alla jusqu'à se faire proclamer « fils de Jupiter ». Il avait fait de lui-même une cible facile : un dieu vivant est aussi un dieu mortel. Il suffisait maintenant de le détruire pour que son œuvre soit accomplie. Alexandre fut assassiné à Babylone en 323 à l'âge de trente-trois ans.

Quand la nouvelle arriva à Bolgobol, les plénipotentiaires étaient en réunion autour d'Hippias, et ils restèrent tous indécis et consternés. Alors Hippias de Marseille rompit l'épais silence : « Au fond, ça ne change pas grand chose. » La civilisation hellénistique venait de naître.


Le Bouddhisme tasgard et le Bibi

J'obtiens parfois de Kouka des bribes de connaissances sur la voie tasgarde du Tatagatha Garba (Voir À Bolgobol cahier 32) :

« À priori, nous avons tendance à penser l'espace en trois dimensions. » Dit-elle. « Or, pour qu'un tel espace soit concevable, nous devons nous y déplacer, au moins mentalement, ce qui revient à lui en ajouter une quatrième, le temps. Pour penser ces quatre dimensions, qui sont celles de la causalité, nous devons nous placer dans un espace qui en possède davantage, à l'image des réseaux de nos connexions synaptiques. »

« Pour celui qui pense trois ou quatre dimensions, à quoi ressemble un espace multidimensionnel ? À un espace désordonné. En réalité, il ne l'est pas : il contient plusieurs ordres. Et on peut très bien le réduire à quatre, trois, deux, une dimensions, pour le formaliser et le concevoir plus simplement. Nous poursuivons souvent l'illusion d'obtenir un bénéfice à faire des constructions complexes. Le bénéfice est plutôt de ramener le complexe au simple. »


Kouka connaissait les vers et les travaux mathématiques d'Oumar Khayyam. Elle ignorait ceux de Boby Lapointe. Elle découvre que son système permet de penser très intuitivement des ordres complexes multidimensionnels.

Elle m'a demandé de lui traduire Ta Kathy t'a quitté en anglais, mais je ne m'en sors pas. Je lui ai finalement parlé de Georges Brassens, vieux complice de Boby Lapointe et longtemps secrétaire de la Fédération Anarchiste Française. Je l'ai renvoyée sur le site de Ken Knabb, qui contient des traductions anglaises de ses Lyrics. (Georges Brassens and the French "Renaissance of Song", http://www.bopsecrets.org/recent/brassens.htm)


« Tu as raison, » a-t-elle fini par me confier, « j'ai peut-être des préjugés anti-occidentaux. » Je préfère la laisser ignorer que tous les Occidentaux ne voient pas aussi intuitivement qu'elle, le rapport entre The Laws of tought et Gare au gorille.


Le combat de la grue et du serpent

Pendant que j'éditais ces pages, j'ai reçu un courriel de Tai-mo à propos du Cahier 24 de mon premier journal de voyage. Du dialogue dont je rends compte sur l'Aristotélisme islamique, il m'a dit : « Cette joute verbale entre Razzi et Hammad telle que tu la décris me fait penser au combat de la grue et du serpent. »

« Ah bon ? » Lui ai-je répondu. Et je viens de recevoir sa réponse :


Delivered-To: online.fr-jpdepetris@silex.fr

From: Tai-mo <Taimo@yahoo.fr>

Ton étonnement tient peut-être au fait que ce combat mythique n'est pas forcément une référence universelle. Au XIVème siècle vivait en Chine un moine taoïste du nom de Zhang San Feng. Expert en arts martiaux, il avait étudié de nombreuses années au monastère de Shaolin, pour errer ensuite sur les pentes du mont Wu Dang dans le nord du Hubei, à la recherche de la voie. (C'est dans ce même monastère que huit siècles plus tôt Bodidharma enseignait le boudhisme Ch'an. Ta-Mo y conçut des exercices de remise en forme à l'usage des moines affaiblis par une vie sédentaire, dérivés du kalaripayat de son Kérala natal. Exercices de méditation en mouvement qui se dégraderaient au fil des générations en un art martial très efficace : le kung fu). Bref un jour que notre moine méditait sous un pin, son œil fut attiré par un étrange spectacle : une grue donnait la chasse à un serpent, enchaînant de vifs coups de becs et de rapides déplacements. Le serpent, lui, esquivait par des mouvements lents et sinueux. L'ermite entrevit alors le principe d'un nouvel art martial, basé non plus sur l'usage exclusif des percussions et de la force brute, mais sur la souplesse, les mouvements circulaires qui permettent de « recycler » l'énergie : c'est le Wu Dang Pai, considéré comme l'ancêtre du Tai Ji Quan.

A bientôt.

t-m


The Calculus of Logic

« Le point de vue que présentent ces investigations sur la nature du langage est des plus intéressants » affirme sans vaine modestie George Boole à la fin de son court ouvrage The Calculus of Logic. Il continue : « Elles le présentent non pas comme une simple collection de signes, mais comme un système d'expression dont les éléments sont sujets à des lois de la pensée qu'elles représentent. Que ces lois soient aussi mathématiquement rigoureuses que celles qui gouvernent les conceptions purement mathématiques de l'espace et du temps, du nombre et de la magnitude, est une conclusion que je n'hésite pas à soumettre à l'examen le plus exact. »


Je connaissais depuis très longtemps l'algèbre de Boole, précisément depuis la classe de cinquième à douze ans, où notre professeur de mathématiques donnait le soir des cours supplémentaires au petit groupe de volontaires que de tels sujets intéressaient. Les conséquences et les présupposées philosophiques d'une telle approche des nombres avaient éveillé ma curiosité qui n'a pendant longtemps trouvé aucun aliment. Je me suis jusqu'à aujourd'hui contenté d'informations de seconde main sur George Boole.

« Pourquoi ne vas-tu pas chercher au Project Gutenberg ? » m'a suggéré Kouka.

On trouve sur le site The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (PGLAF <http://gutenberg.net/>), des quantités d'ouvrages, presque tous dans le domaine public, que l'on peut télécharger en peer-to-peer (p2p), et dont on peut faire à peu près tout ce qui est possible.

Nous sommes allés y chercher ensemble, et nous avons téléchargé ce bref et synthétique article, The Calculus of Logic, et son volumineux ouvrage The Laws of Thought.


Dialogue non aristotélicien

— Dis-moi, Kouka, si l'on dépasse quatre dimensions, on dépasse la causalité. L'admets-tu ?

— Certainement, Jean-Pierre. La causalité est inhérente à quatre dimensions. Je dirais même que les quatre dimensions sont le fruit d'une décomposition de la causalité.

— Nous sommes bien d'accords. Il me semblait pourtant que l'enseignement de Gautama s'inscrivait entièrement dans les quatre dimensions de l'espace causal.

— C'est tout le contraire, Jean-Pierre. Dans la Vacuité de l'Esprit Éveillé, il n'y a proprement plus de dimension ; ni de distance, ni de durée, ni de changement.

— Je veux bien, Kouka, tout ce que tu veux entre quatre et aucune dimension, mais où vois-tu le soupçon d'une cinquième ?

— Ce que tu dis là est absurde, Jean-Pierre, et pas digne de toi. Comment veux-tu qu'en seulement quatre dimensions, il n'y ait pas d'autre dieu que Dieu, et qu'il ait créé le monde bien après que Parvati ait été l'épouse de Roudra, qu'elle ait sauvé ce monde de la destruction en copulant avec Shiva dont elle est l'unique amante, et que tout ceci n'ait jamais existé ?

— Comment puis-je comprendre ce que tu me réponds, Kouka, autrement que comme une pirouette ?

— Peut-être en songeant aux Lois de la Pensée de Boole. Où cela a-t-il mené, Jean-Pierre, de chercher à bâtir une véritable science de la pensée ?

— Je suis sûr que tu vas me le dire.

— À plusieurs impasses et à une réussite. D'un côté, on a bien dû admettre qu'il n'est pas de meilleur outil pour penser que le langage ordinaire avec sa poétique et ses tropes, et de l'autre, on a inventé l'Intelligence Artificielle.

— Ce nom même d'intelligence artificielle est déjà un trope, Kouka, dis-je, puisqu'elle n'est pas plus artificielle qu'intelligence. Elle n'est que des procès cognitifs naturels que nous effectuons sans faire appel à notre intelligence, et que nous pouvons donc transférer sur des dispositifs matériels.

— Eh, bien voilà ta réponse.

 

 

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