Cahier XIV Le non aristotélisme au Marmat
La satrapie du Marmat
Alexandre ne mit jamais les pieds dans le Marmat.
Il envoya seulement une centaine de bons guerriers, sous le
commandement d'Hippias de la Phocée occidentale, l'actuelle
Marseille, suivis d'autant d'hommes de lettres, d'ingénieurs
et de savants venus des différentes régions de
l'empire.
Ils traversèrent la mer d'Argod et
débarquèrent près de Tangaar. Ils avaient amené
de l'or et de riches tissus, et ils passèrent les murs sans
encombre.
La population était surprise par ces
guerriers qui se coupaient la barbe. Étaient-ils bien des
Grecs ? Ils avaient déjà bien entendu dire que les
guerriers d'Alexandre se rasaient « pour effrayer leurs
adversaires », mais ils avaient eu peine à croire
une idée aussi sotte.
Ils paraissaient tous être des hommes
frustes et robustes qui maniaient bien leurs armes trop lourdes. Ils
reconnurent vite en eux d'habiles et honnêtes négociants.
Ils découvrirent aussi qu'ils étaient de remarquables
fêtards et qu'ils savaient chanter des vers en s'accompagnant à
la lyre. Tout cela plut aux habitants de Tangaar.
Les Grecs ne partageaient pas la même
sympathie envers leurs hôtes. Ils cherchaient un pouvoir à
renverser, et ils n'en trouvaient pas. Tangaar leur rappelait trop
leurs vieux ennemis phéniciens, où l'on ne pouvait
trouver aucune tête où frapper — pas de
domination d'une caste guerrière, d'un clergé, d'une
guilde de riches marchands, de politiciens entretenant leurs
prébandaires. Il y avait un peu de tout cela, et ils voyaient
bien que s'ils parvenaient à subjuguer les uns, ils auraient
affaire aux autres.
Comme Alexandre, Hippias de Marseille
connaissaient la Politique, les Économiques et
l'Éthique d'Aristote, et il comprit vite qu'ils
feraient mieux de chercher plus loin. Les Grecs partirent donc vers
Bolgobol, où Hippias sentit son but s'éloigner plus
encore. Pourtant, moins il voyait les moyens de l'atteindre, moins il
s'en préoccupait.
Il était un solide jeune homme qui avait à
peine passé la trentaine. Il s'était distingué
dans les batailles, sans avoir pour autant goût à la
guerre. Il était un habile négociateur, mais n'en avait
pas non plus beaucoup pour le pouvoir et la richesse. Il admirait
Alexandre, et ce dernier lui avait donné sa confiance en lui
offrant le Marmat s'il parvenait à le conquérir avec la
centaine d'homme qu'il avait placé sous son commandement. La
gloire n'enthousiasmait pas non plus beaucoup Hippias. Il serait
certainement resté un simple docker du Lacydon comme son père
si, pendant son adolescence, il n'avait croisé la route d'un
disciple de Protagoras.
Hippias était devenu ce qu'on appellerait
aujourd'hui un intellectuel. C'est ce qui l'amena jusqu'à
l'état-major d'Alexandre. Une bande de jeunes ne décapite
pas des empires en comptant seulement sur le courage et la force des
armes.
Pour Hippias, la connaissance seule avait valeur.
Dès le Moyen-Orient, il avait été fasciné
par les multiples facettes de la sagesse du Bouddha, dont les éclats
rayonnaient loin alors, et dont il cherchait la source unique.
Alexandre avait déjà impressionné
les maîtres des deux Véhicules par la façon
dont il avait défait le Nœud Gorgien. Il remarqua aussi
combien son jeune lieutenant savait gagner leur estime.
Un jour, entre Kachgar et Tachkent, alors
qu'Alexandre et Hippias étaient ensemble, les maîtres
d'un monastère leur avaient demandé pourquoi Aristote,
contrairement à Pythagore, croyait que la terre était
au centre de l'univers. Avant qu'Alexandre ne commence à
expliquer ce que son précepteur lui avait appris, Hippias
répondit : « Parce qu'on y est dessus,
pardi. » Alexandre put alors voir l'admiration passer dans
les yeux des vieux maîtres pour un si jeune sage.
Les Grecs avaient amené avec eux jusqu'à
Bolgobol plusieurs mulets chargés de rouleaux manuscrits. Il y
avait les ouvrages complets qu'Aristote avait déjà
écrits, ceux de Gorgias, de Protagoras, d'Épicure et de
Pythagore, tous disparus aujourd'hui. (On ne possède plus
d'Aristote que ses cours, notés par ses élèves.)
Le Révérend Paligolinda était
passé maître dans l'art de ne pas se laisser engloutir
par ses émotions. Pourtant ses mains tremblèrent quand
Hippias, qui avait déjà appris le palanzi, commença
à lui traduire quelques pages. Les Hellènes reçurent
tous les moyens pour traduire et enseigner le grec, la philosophie,
et aussi la musique, la géométrie et la gymnastique.
Ils eurent des élèves, et les hommes les plus savants
de la troupe furent invités dans toutes les régions du
Marmat.
Hippias de Marseille fonda l'Université
grecque de Bolgobol, et envoya de nombreuses copies et des
traductions de textes anciens du Marmat à la Grande
Bibliothèque d'Alexandrie. Il recherchait en même temps
l'illumination auprès de Révérend Palingolinda,
et commençait à oublier le but de son voyage. Aussi
fut-il surpris quand on vint lui proposer de négocier l'Union
du Marmat à l'Empire, et d'en devenir le satrape.
Hippias n'était pas dupe de la fragile
construction des Grecs. Plus subtils que les Hébreux qui
croyaient qu'allait s'effondrer seul un colosse aux pieds d'argile,
ils avaient compris que la tête de l'empire était une
potiche creuse. Quelle autre solution avaient-ils, maintenant qu'ils
l'avaient fracassée, que de mettre le fragile crâne
d'Alexandre à sa place ?
Déjà il se comportait comme un
tyran, et les citées grecques d'Occident se voyaient trahies.
Croyant financer la conquête de l'Orient, elles s'en
découvraient les colonies. Les royaumes des Indes
s'émancipaient. Tout l'empire se disloquait.
Était-il possible qu'Alexandre n'ait pas
compris qu'il avait à détruire un empire théocratique,
et pas à en construire un autre en s'en faisant le dieu
vivant ? Avait-il besoin de s'asseoir sur le trône
chancelant de Darius pour ouvrir des bibliothèques ?
Hippias ne pouvait croire qu'Alexandre se soit à
ce point trompé. Il pensa donc qu'il avait délibérément
joué le rôle de leurre. Darius aurait pu indéfiniment
résister s'il n'avait d'abord pris sa place. Alexandre alla
jusqu'à se faire proclamer « fils de Jupiter ».
Il avait fait de lui-même une cible facile : un dieu
vivant est aussi un dieu mortel. Il suffisait maintenant de le
détruire pour que son œuvre soit accomplie. Alexandre
fut assassiné à Babylone en 323 à l'âge de
trente-trois ans.
Quand la nouvelle arriva à Bolgobol, les
plénipotentiaires étaient en réunion autour
d'Hippias, et ils restèrent tous indécis et consternés.
Alors Hippias de Marseille rompit l'épais silence : « Au
fond, ça ne change pas grand chose. » La
civilisation hellénistique venait de naître.
Le Bouddhisme tasgard et le Bibi
J'obtiens parfois de Kouka des bribes de
connaissances sur la voie tasgarde du Tatagatha Garba (Voir À
Bolgobol cahier
32) :
« À priori, nous avons tendance
à penser l'espace en trois dimensions. » Dit-elle.
« Or, pour qu'un tel espace soit concevable, nous devons
nous y déplacer, au moins mentalement, ce qui revient à
lui en ajouter une quatrième, le temps. Pour penser ces quatre
dimensions, qui sont celles de la causalité, nous devons nous
placer dans un espace qui en possède davantage, à
l'image des réseaux de nos connexions synaptiques. »
« Pour celui qui pense trois ou quatre
dimensions, à quoi ressemble un espace multidimensionnel ?
À un espace désordonné. En réalité,
il ne l'est pas : il contient plusieurs ordres. Et on peut très
bien le réduire à quatre, trois, deux, une dimensions,
pour le formaliser et le concevoir plus simplement. Nous poursuivons
souvent l'illusion d'obtenir un bénéfice à faire
des constructions complexes. Le bénéfice est plutôt
de ramener le complexe au simple. »
Kouka connaissait les vers et les travaux
mathématiques d'Oumar Khayyam. Elle ignorait ceux de Boby
Lapointe. Elle découvre que son système permet de
penser très intuitivement des ordres complexes
multidimensionnels.
Elle m'a demandé de lui traduire Ta
Kathy t'a quitté en anglais, mais je ne m'en sors pas. Je
lui ai finalement parlé de Georges Brassens, vieux complice de
Boby Lapointe et longtemps secrétaire de la Fédération
Anarchiste Française. Je l'ai renvoyée sur le site de
Ken Knabb, qui contient des traductions anglaises de ses Lyrics.
(Georges Brassens and the French "Renaissance of Song",
http://www.bopsecrets.org/recent/brassens.htm)
« Tu as raison, » a-t-elle
fini par me confier, « j'ai peut-être des préjugés
anti-occidentaux. » Je préfère la laisser
ignorer que tous les Occidentaux ne voient pas aussi intuitivement
qu'elle, le rapport entre The Laws of tought et Gare au
gorille.
Le combat de la grue et du serpent
Pendant que j'éditais ces pages, j'ai reçu
un courriel de Tai-mo à propos du Cahier
24 de mon premier journal de voyage. Du dialogue dont je rends compte
sur l'Aristotélisme islamique, il m'a dit : « Cette
joute verbale entre Razzi et Hammad telle que tu la décris me
fait penser au combat de la grue et du serpent. »
« Ah bon ? » Lui ai-je
répondu. Et je viens de recevoir sa réponse :
Delivered-To: online.fr-jpdepetris@silex.fr
From: Tai-mo <Taimo@yahoo.fr>
Ton étonnement tient peut-être au
fait que ce combat mythique n'est pas forcément une référence
universelle. Au XIVème siècle vivait en Chine un moine
taoïste du nom de Zhang San Feng. Expert en arts martiaux, il
avait étudié de nombreuses années au monastère
de Shaolin, pour errer ensuite sur les pentes du mont Wu Dang dans le
nord du Hubei, à la recherche de la voie. (C'est dans ce même
monastère que huit siècles plus tôt Bodidharma
enseignait le boudhisme Ch'an. Ta-Mo y conçut des exercices de
remise en forme à l'usage des moines affaiblis par une vie
sédentaire, dérivés du kalaripayat de son Kérala
natal. Exercices de méditation en mouvement qui se
dégraderaient au fil des générations en un art
martial très efficace : le kung fu). Bref un jour que notre
moine méditait sous un pin, son œil fut attiré
par un étrange spectacle : une grue donnait la chasse à
un serpent, enchaînant de vifs coups de becs et de rapides
déplacements. Le serpent, lui, esquivait par des mouvements
lents et sinueux. L'ermite entrevit alors le principe d'un nouvel art
martial, basé non plus sur l'usage exclusif des percussions et
de la force brute, mais sur la souplesse, les mouvements circulaires
qui permettent de « recycler » l'énergie
: c'est le Wu Dang Pai, considéré comme l'ancêtre
du Tai Ji Quan.
A bientôt.
t-m
The Calculus of Logic
« Le point de vue que présentent
ces investigations sur la nature du langage est des plus
intéressants » affirme sans vaine modestie George
Boole à la fin de son court ouvrage The Calculus of Logic.
Il continue : « Elles le présentent non pas
comme une simple collection de signes, mais comme un système
d'expression dont les éléments sont sujets à des
lois de la pensée qu'elles représentent. Que ces lois
soient aussi mathématiquement rigoureuses que celles qui
gouvernent les conceptions purement mathématiques de l'espace
et du temps, du nombre et de la magnitude, est une conclusion que je
n'hésite pas à soumettre à l'examen le plus
exact. »
Je connaissais depuis très longtemps
l'algèbre de Boole, précisément depuis la classe
de cinquième à douze ans, où notre professeur de
mathématiques donnait le soir des cours supplémentaires
au petit groupe de volontaires que de tels sujets intéressaient.
Les conséquences et les présupposées
philosophiques d'une telle approche des nombres avaient éveillé
ma curiosité qui n'a pendant longtemps trouvé aucun
aliment. Je me suis jusqu'à aujourd'hui contenté
d'informations de seconde main sur George Boole.
« Pourquoi ne vas-tu pas chercher au
Project Gutenberg ? » m'a suggéré
Kouka.
On trouve sur le site The Project Gutenberg
Literary Archive Foundation (PGLAF <http://gutenberg.net/>),
des quantités d'ouvrages, presque tous dans le domaine public,
que l'on peut télécharger en peer-to-peer (p2p),
et dont on peut faire à peu près tout ce qui est
possible.
Nous sommes allés y chercher ensemble, et
nous avons téléchargé ce bref et synthétique
article, The Calculus of Logic, et son volumineux ouvrage The
Laws of Thought.
Dialogue non aristotélicien
— Dis-moi, Kouka, si l'on dépasse
quatre dimensions, on dépasse la causalité.
L'admets-tu ?
— Certainement, Jean-Pierre. La
causalité est inhérente à quatre dimensions. Je
dirais même que les quatre dimensions sont le fruit d'une
décomposition de la causalité.
— Nous sommes bien d'accords. Il me
semblait pourtant que l'enseignement de Gautama s'inscrivait
entièrement dans les quatre dimensions de l'espace causal.
— C'est tout le contraire, Jean-Pierre.
Dans la Vacuité de l'Esprit Éveillé, il n'y a
proprement plus de dimension ; ni de distance, ni de durée,
ni de changement.
— Je veux bien, Kouka, tout ce que tu
veux entre quatre et aucune dimension, mais où vois-tu le
soupçon d'une cinquième ?
— Ce que tu dis là est absurde,
Jean-Pierre, et pas digne de toi. Comment veux-tu qu'en seulement
quatre dimensions, il n'y ait pas d'autre dieu que Dieu, et qu'il ait
créé le monde bien après que Parvati ait été
l'épouse de Roudra, qu'elle ait sauvé ce monde de la
destruction en copulant avec Shiva dont elle est l'unique amante, et
que tout ceci n'ait jamais existé ?
— Comment puis-je comprendre ce que tu
me réponds, Kouka, autrement que comme une pirouette ?
— Peut-être en songeant aux Lois
de la Pensée de Boole. Où cela a-t-il mené,
Jean-Pierre, de chercher à bâtir une véritable
science de la pensée ?
— Je suis sûr que tu vas me le
dire.
— À plusieurs impasses et à
une réussite. D'un côté, on a bien dû
admettre qu'il n'est pas de meilleur outil pour penser que le langage
ordinaire avec sa poétique et ses tropes, et de l'autre, on a
inventé l'Intelligence Artificielle.
— Ce nom même d'intelligence
artificielle est déjà un trope, Kouka, dis-je,
puisqu'elle n'est pas plus artificielle qu'intelligence. Elle n'est
que des procès cognitifs naturels que nous effectuons sans
faire appel à notre intelligence, et que nous pouvons donc
transférer sur des dispositifs matériels.
— Eh, bien voilà ta réponse.
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