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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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Cahier XV
Mes lectures chez Kouka

 

 

 

Où habite Kouka

L'appartement de Kouka n'est pas bien grand. Il fait cependant partie d'un ensemble qui contient beaucoup de parties communes. En fait, à part l'espace pour travailler et pour dormir, tout est commun.

C'est un ensemble assez désordonné de petites constructions qui communiquent à flanc de côte par des balcons et des patios. Tout converge vers une grande salle d'entraînement à toutes les formes de combat, et sur un bain, un hammam avec un large bassin.

En principe, ces habitations sont toutes occupées par des membres du même ordre guerrier. Je ne suis pourtant pas le seul à lui être étranger. On y croise bien d'autres personnes qui y sont comme moi hébergées, et les voisins du quartier entrent dans les parties communes comme dans un moulin.


Chez Kouka

Chez Kouka, dans cette petite cellule d'où la vue est belle sur des toits, des jardins et les lointaines montagnes qui en compensent l'exiguïté, il est agréable de travailler. Je lis plus que je n'écris, parfois à l'écran, parfois imprimant les feuilles qui s'entassent sur le lit, le plus souvent copiant et collant des citations, comme celle-ci trouvée à l'entrée « George Boole » de l'Encyclopédie en ligne de l'Agora :

De sa prodigieuse mémoire, Boole disait lui-même : « Cette capacité ne résulte pas tant de la force de la mémoire que de l'arrangement qui assigne une place déterminée dans l'esprit aux faits et aux idées me rendant ainsi apte à trouver rapidement ce que je cherche exactement comme l'on sait où poser la main dans une armoire bien rangée pour en retirer en un instant l'objet cherché .»

Voilà comment l'homme qui a inventé sans le savoir la syntaxe des ordinateurs a donné la première définition de la mémoire de ces derniers en croyant rendre compte de la sienne.


Je recherche surtout des informations sur le réseau d'influence de George Boole. Aussi génial qu'il ait pu être, l'homme ne travaillait pas seul. J'ai le vague souvenir d'avoir lu quelque chose sur sa correspondance avec Charles Sanders Pierce dans un livre que je n'ai plus sous la main ; je ne me souviens même plus lequel.

Ce que la citation de Boole ne précise pas, c'est qu'un tel « arrangement » n'est pas ce qu'on entend la plupart du temps par « ordre ». Il est au contraire ce que plus d'un appellerait « désordre » ; un infini croisement d'ordres possibles.

C'est en tramant de telles intersections que j'ai trouvé une citation d'Ada Lovelace dans l'ouvrage de Philippe Aigrain, Cause commune.


Lu dans Cause commune

[...] La machine analytique n'a pas de prétention à donner naissance à quoi que ce soit. Elle peut faire ce que nous savons lui apprendre à faire. Elle peut suivre l'analyse, mais elle n'a pas le pouvoir d'anticiper des relations analytiques ou des vérités. Son pouvoir est de nous aider à rendre disponible ce que nous connaissons déjà. [...] Mais il est probable qu'elle exerce une influence indirecte et réciproque sur la science d'une autre façon. En distribuant et en combinant les formules de l'analyse, de telle façon qu'elles puissent devenir plus facilement et rapidement traitables par les combinaisons mécaniques de la machine, les relations et la nature de beaucoup de sujets dans cette science sont nécessairement éclairés d'une nouvelle façon, et approfondies. [...] Il y a dans toute extension des pouvoirs humains, ou toute addition au savoir humain, divers effets collatéraux, au-delà du principal effet atteint. (Ada Lovelace, 1842, traduit par l'auteur.)

Philippe Aigrain commente sa citation : « Le projet de machine analytique de Charles Babbage et les notes d'Ada Lovelace dans sa traduction en anglais d'un mémoire de Luigi Menabrea décrivant cette machine datent des années 1840. »

Philippe Aigrain, Cause commune, L'information entre bien commun et propriété, collection "Transversales", Fayard. Disponible au format pdf sous licence CC: <http://causecommune.org/>


Ada Lovelace énonce ici une idée très perspicace qui est encore loin d'avoir pénétré tous les esprits un siècle et demi plus tard. Il est évident que toutes les extensions du pouvoir humain finissent tôt ou tard par modifier profondément, non seulement les conditions qui les ont suscitées, mais aussi et surtout les rationalités et les sensibilités qui ont servi à les faire naître.

Les perspectives vertigineuses qu'offre une telle façon de voir font hésiter à s'y engager. Les fuir n'empêche pourtant pas qu'elles nous sautent tôt ou tard à la gorge. Il peut déjà être troublant d'admettre que les rationalités et les sensibilités sur lesquelles prennent appui toutes les extensions du pouvoir et du savoir humain se construisent toujours en opposition aux dogmes et aux ordres établis. Il l'est plus encore de percevoir qu'elles sont elles-mêmes des formes provisoires.

Une telle façon de voir débouche sur un si complet relativisme qu'on ne sait plus, littéralement, à quel saint se vouer. C'est comme la première fois qu'on se retrouve à l'eau. On cherche à quoi s'accrocher jusqu'au moment où l'on se convainc qu'on flotte, et qu'il n'est rien de particulier à faire pour cela.


Le 9 juin

Une étape historique

Il est une étape importante dans l'histoire de l'humanité, entre l'empire hellénistique et celui des Tang, entre le troisième siècle avant J-C et le septième, un passage au moins aussi décisif que la sortie du néolithique.

Cette période de mutation est restée inaperçue des historiens occidentaux, peut-être parce que l'Europe ne l'a jamais vraiment connue ni dépassée. Elle est le passage de l'antique citée à l'empire laïque et multiculturel.


Le 10 juin

Locution asiatique

« Quand le ciel a créé le temps, il en a fait suffisamment. »

Kouka m'a traduit cette réponse du maçon. Elle lui demandait quand il aurait fini la rampe de l'escalier qui conduit à la rue.


Le 11 juin

George Boole dans l'Encyclopédie de l'Agora

Si l'article de l'Encyclopédie de l'Agora ne m'a guère éclairé sur le réseau d'influence de George Boole, sa présentation de l'homme m'a surpris.

Biographie en résumé : Mathématicien, logicien ... et poète anglais à qui nous devons la syntaxe des ordinateurs et l'exemple d'une culture où les lettres ont autant d'importance que les sciences.

Drôle de portrait, non ? « Mathématicien, logicien... et poète », j'aurais pour ma part au moins ajouté « philosophe ». La lecture que j'ai commencée des Lois de la pensée me convainc que c'est encore ce que Boole était avant tout.


Après la citation que j'ai déjà faite un peu plus haut, l'article poursuit sa présentation peu conventionnelle :

Ce mathématicien anglais était un être religieux, comme l'avait été Leibniz et Newton et, quand il se tournait vers la poésie, c'était pour lire Dante ou les poètes métaphysiciens anglais, Woodsworth surtout et Keats, l'auteur de cette pensée : « La beauté est la vérité, c'est tout ce que nous savons sur terre et tout ce que nous avons besoin de savoir. »

Boole vivait dans ce climat intellectuel. Il a lui-même écrit, dans le style de Keats, un poème sur la vérité, plus précisément sur la façon dont les savants sont unis, par-delà la mort, dans et par l'amour de la vérité.

Tous ceux qui, à l'amour de la vérité

Ont consacré la ferveur de leurs vingt ans

Et qui, faisant descendre la sagesse étoilée

Vers le clown et le paysan

Ont partagé avec autrui

Les fruits de leur contemplation

Tous ils forment dans la sphère de l'esprit

Avec nous, une indissociable constellation.


À dix ans, George Boole savait le latin et à 14 ans il savait le grec au point de pouvoir traduire des poèmes comme « Le printemps de Méléagre » ; sa traduction qui fut publiée dans le journal de sa ville natale, Lincoln, provoqua un débat qui donne une assez juste idée de la vie intellectuelle dans une petite ville anglaise du XIXe siècle. Étonné de la difficulté du défi relevé par un adolescent autodidacte, et qui plus est issu d'une famille modeste, un éminent citoyen de la place lança une accusation de plagiat. Des citoyens plus éminents encore prirent la défense du jeune fils de cordonnier ; d'attaques en répliques le débat dura plusieurs semaines ; ce qui prouve que le propriétaire du journal en question ne craignait nullement d'ennuyer ses lecteurs par une affaire à laquelle on ne ferait même pas écho dans les pages littéraires de nos grands quotidiens.

<http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/George_Boole>


Il était un être religieux, est-il précisé. Je n'en suis pas autrement étonné, constatant encore une fois que ceux qui ont le plus profondément bouleversé les dogmes les plus solides et les cultes établis, étaient presque toujours religieux jusqu'au mysticisme, voire au fanatisme.

Voilà qui donnerait raison aux thèses de Ken Knabb, dont j'avais lu, peu après sa parution en 1974, la perspicace brochure La réalisation et la suppression de la religion. En passant sur son site avec Kouka pour chercher des traductions anglaises de chansons de Georges Brassens, j'en ai profité pour en télécharger la version française en source libre. Je l'ai imprimée sous la forme d'un petit livret A5. (Il faudra que je pense à signaler quelques coquilles à l'auteur.)


La réalisation et la suppression de la religion

« Pour ce qui est de la connerie, en quantité autant qu'en diversité, » écrit Ken Knabb au début de son ouvrage, « aucune autre activité humaine ne surpasse la religion. Si, de plus, on prend en compte sa complicité avec la domination de classe tout au long de l'histoire, on ne s'étonnera pas qu'elle se soit attiré le mépris et la haine d'un nombre toujours croissant de gens, en particulier des révolutionnaires. »

« Les situationnistes ont repris la critique radicale de la religion, abandonnée par la gauche, et l'ont élargie à ses formes modernes et sécularisées — le spectacle, la loyauté sacrificielle aux leaders ou aux idéologies, etc. Mais leur attachement à une position unilatérale et non dialectique envers la religion a reflété et renforcé certains défauts du mouvement situationniste. Se développant à partir de la perspective selon laquelle, pour être dépassé, l'art doit être à la fois réalisé et supprimé, la théorie situationniste n'a pas su voir qu'une position analogue devait être adoptée à l'égard de la religion. »

« Quand les situationnistes traitent de la religion, » dit-il dans la même page, « [...] il leur arrive d'admettre vaguement un Jakob Bœhme ou une Fraternité du Libre Esprit dans leur panthéon, parce que l'I.S. les a cités avec approbation ; mais jamais rien qui les toucherait intimement. Des questions qui mériteraient un examen et un débat sont laissées de côté parce qu'elles ont été monopolisées par la religion ou parce qu'elles se sont trouvées formulées en des termes à connotation religieuse. [...] Pour des gens qui veulent "dépasser tous les acquis culturels" et réaliser "l'homme total", les situationnistes sont souvent étonnamment ignorants des traits les plus élémentaires de la religion. »


Il résume un peu plus loin le sens de son approche : « À mesure que nous développons une critique plus radicale, plus profonde de la religion, on peut envisager des interventions sur les terrains religieux analogues à celles que faisait l'I.S. à ses débuts sur les terrains artistique et intellectuel ; attaquer, par exemple, une néo-religion non pas seulement dans la perspective "matérialiste" classique, mais parce qu'elle ne va pas assez loin dans ses propres termes, parce qu'elle n'est pas, pour ainsi dire, assez "religieuse". »

Ken Knabb, 1977. Réalisation et suppression de la religion. Traduit de l'américain par l'auteur et des amis français. Bureau of Public Secrets, PO Box 1044, Berkeley CA 94701, USA (www.bopsecrets.org)


Le sabre dans le Marmat

J'aime regarder les moines guerriers pratiquer le sabre. L'arme blanche tient ici une place centrale dans la culture. J'en ai déjà parlé lors de mon premier voyage (Voir Cahier 23).

Presque tout le monde ici pratique plus ou moins le sabre. Dès la petite école, c'est une discipline incontournable. Qu'il demeure au cœur de l'entraînement militaire me laisse toutefois songeur.

« Si un jour les USA décident de vous attaquer à l'arme blanche, ai-je dit à Kouka, ils n'ont aucune chance. »

J'attendais une réponse. Elle s'est contentée de rire.


Initiation au maniement du sabre

Kouka a bien voulu me donner une petite initiation au maniement du sabre. On se vêt pour cela d'une armure matelassée et d'un heaume, lui aussi rembourré. On utilise des sabres de bambou. On fait bien, car les moines guerriers se battent avec une brutalité stupéfiante.

À la première passe, Kouka se jette sur moi avec un cri terrible. Pendant que de la pointe elle frappe violemment la base de mon pommeau et m'arrache l'arme des mains, un violent coup d'épaule dans la poitrine me projette à trois mètres le souffle court, et son sabre est sur ma gorge avant que l'ai le temps de bouger.

Je me suis moins laissé surprendre par la suite, sans être capable pour autant de parer plus de trois coups. « Tu n'es pas si maladroit, me dit-elle. Quand tu t'abandonnes complètement, tu trouves de bonnes postures. Tu n'arrives à rien parce que tu t'es convaincu que tu ne peux pas me battre. Ne pense plus à moi. Essaie de retrouver ta posture quand tu écris. »

 

 

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