Cahier XV Mes lectures chez Kouka
Où habite Kouka
L'appartement de Kouka n'est pas bien grand. Il
fait cependant partie d'un ensemble qui contient beaucoup de parties
communes. En fait, à part l'espace pour travailler et pour
dormir, tout est commun.
C'est un ensemble assez désordonné
de petites constructions qui communiquent à flanc de côte
par des balcons et des patios. Tout converge vers une grande salle
d'entraînement à toutes les formes de combat, et sur un
bain, un hammam avec un large bassin.
En principe, ces habitations sont toutes occupées
par des membres du même ordre guerrier. Je ne suis pourtant pas
le seul à lui être étranger. On y croise bien
d'autres personnes qui y sont comme moi hébergées, et
les voisins du quartier entrent dans les parties communes comme dans
un moulin.
Chez Kouka
Chez Kouka, dans cette petite cellule d'où
la vue est belle sur des toits, des jardins et les lointaines
montagnes qui en compensent l'exiguïté, il est agréable
de travailler. Je lis plus que je n'écris, parfois à
l'écran, parfois imprimant les feuilles qui s'entassent sur le
lit, le plus souvent copiant et collant des citations, comme celle-ci
trouvée à l'entrée « George Boole »
de l'Encyclopédie en ligne de l'Agora :
De sa prodigieuse mémoire, Boole disait
lui-même : « Cette capacité ne résulte
pas tant de la force de la mémoire que de l'arrangement qui
assigne une place déterminée dans l'esprit aux faits et
aux idées me rendant ainsi apte à trouver rapidement ce
que je cherche exactement comme l'on sait où poser la main
dans une armoire bien rangée pour en retirer en un instant
l'objet cherché .»
Voilà comment l'homme qui a inventé
sans le savoir la syntaxe des ordinateurs a donné la première
définition de la mémoire de ces derniers en croyant
rendre compte de la sienne.
Je recherche surtout des informations sur le
réseau d'influence de George Boole. Aussi génial qu'il
ait pu être, l'homme ne travaillait pas seul. J'ai le vague
souvenir d'avoir lu quelque chose sur sa correspondance avec Charles
Sanders Pierce dans un livre que je n'ai plus sous la main ; je
ne me souviens même plus lequel.
Ce que la citation de Boole ne précise pas,
c'est qu'un tel « arrangement » n'est pas
ce qu'on entend la plupart du temps par « ordre ».
Il est au contraire ce que plus d'un appellerait « désordre » ;
un infini croisement d'ordres possibles.
C'est en tramant de telles intersections que j'ai
trouvé une citation d'Ada Lovelace dans l'ouvrage de Philippe
Aigrain, Cause commune.
Lu dans Cause commune
[...] La machine analytique n'a pas de
prétention à donner naissance à quoi que ce
soit. Elle peut faire ce que nous savons lui apprendre à
faire. Elle peut suivre l'analyse, mais elle n'a pas le pouvoir
d'anticiper des relations analytiques ou des vérités.
Son pouvoir est de nous aider à rendre disponible ce que nous
connaissons déjà. [...] Mais il est probable qu'elle
exerce une influence indirecte et réciproque sur la science
d'une autre façon. En distribuant et en combinant les formules
de l'analyse, de telle façon qu'elles puissent devenir plus
facilement et rapidement traitables par les combinaisons mécaniques
de la machine, les relations et la nature de beaucoup de sujets dans
cette science sont nécessairement éclairés d'une
nouvelle façon, et approfondies. [...] Il y a dans toute
extension des pouvoirs humains, ou toute addition au savoir humain,
divers effets collatéraux, au-delà du principal effet
atteint. (Ada Lovelace, 1842, traduit par l'auteur.)
Philippe Aigrain commente sa citation : « Le
projet de machine analytique de Charles Babbage et les notes d'Ada
Lovelace dans sa traduction en anglais d'un mémoire de Luigi
Menabrea décrivant cette machine datent des années
1840. »
Philippe Aigrain, Cause commune, L'information
entre bien commun et propriété, collection
"Transversales", Fayard. Disponible au format pdf sous
licence CC: <http://causecommune.org/>
Ada Lovelace énonce ici une idée
très perspicace qui est encore loin d'avoir pénétré
tous les esprits un siècle et demi plus tard. Il est évident
que toutes les extensions du pouvoir humain finissent tôt ou
tard par modifier profondément, non seulement les conditions
qui les ont suscitées, mais aussi et surtout les rationalités
et les sensibilités qui ont servi à les faire naître.
Les perspectives vertigineuses qu'offre une telle
façon de voir font hésiter à s'y engager. Les
fuir n'empêche pourtant pas qu'elles nous sautent tôt ou
tard à la gorge. Il peut déjà être
troublant d'admettre que les rationalités et les sensibilités
sur lesquelles prennent appui toutes les extensions du pouvoir et du
savoir humain se construisent toujours en opposition aux dogmes et
aux ordres établis. Il l'est plus encore de percevoir qu'elles
sont elles-mêmes des formes provisoires.
Une telle façon de voir débouche sur
un si complet relativisme qu'on ne sait plus, littéralement, à
quel saint se vouer. C'est comme la première fois qu'on se
retrouve à l'eau. On cherche à quoi s'accrocher
jusqu'au moment où l'on se convainc qu'on flotte, et qu'il
n'est rien de particulier à faire pour cela.
Le 9 juin
Une étape historique
Il est une étape importante dans l'histoire
de l'humanité, entre l'empire hellénistique et celui
des Tang, entre le troisième siècle avant J-C et le
septième, un passage au moins aussi décisif que la
sortie du néolithique.
Cette période de mutation est restée
inaperçue des historiens occidentaux, peut-être parce
que l'Europe ne l'a jamais vraiment connue ni dépassée.
Elle est le passage de l'antique citée à l'empire
laïque et multiculturel.
Le 10 juin
Locution asiatique
« Quand le ciel a créé le
temps, il en a fait suffisamment. »
Kouka m'a traduit cette réponse du maçon.
Elle lui demandait quand il aurait fini la rampe de l'escalier qui
conduit à la rue.
Le 11 juin
George Boole dans l'Encyclopédie de
l'Agora
Si l'article de l'Encyclopédie de l'Agora
ne m'a guère éclairé sur le réseau
d'influence de George Boole, sa présentation de l'homme m'a
surpris.
Biographie en résumé :
Mathématicien, logicien ... et poète anglais à
qui nous devons la syntaxe des ordinateurs et l'exemple d'une culture
où les lettres ont autant d'importance que les sciences.
Drôle de portrait, non ?
« Mathématicien, logicien... et poète »,
j'aurais pour ma part au moins ajouté « philosophe ».
La lecture que j'ai commencée des Lois de la pensée
me convainc que c'est encore ce que Boole était avant tout.
Après la citation que j'ai déjà
faite un peu plus haut, l'article poursuit sa présentation peu
conventionnelle :
Ce mathématicien anglais était un
être religieux, comme l'avait été Leibniz et
Newton et, quand il se tournait vers la poésie, c'était
pour lire Dante ou les poètes métaphysiciens anglais,
Woodsworth surtout et Keats, l'auteur de cette pensée :
« La beauté est la vérité, c'est tout
ce que nous savons sur terre et tout ce que nous avons besoin de
savoir. »
Boole vivait dans ce climat intellectuel. Il a
lui-même écrit, dans le style de Keats, un poème
sur la vérité, plus précisément sur la
façon dont les savants sont unis, par-delà la mort,
dans et par l'amour de la vérité.
Tous ceux qui, à l'amour de la
vérité
Ont consacré la ferveur de
leurs vingt ans
Et qui, faisant descendre la sagesse
étoilée
Vers le clown et le paysan
Ont partagé avec autrui
Les fruits de leur contemplation
Tous ils forment dans la sphère
de l'esprit
Avec nous, une indissociable
constellation.
À dix ans, George Boole savait le latin
et à 14 ans il savait le grec au point de pouvoir traduire des
poèmes comme « Le printemps de Méléagre » ;
sa traduction qui fut publiée dans le journal de sa ville
natale, Lincoln, provoqua un débat qui donne une assez juste
idée de la vie intellectuelle dans une petite ville anglaise
du XIXe siècle. Étonné de la difficulté
du défi relevé par un adolescent autodidacte, et qui
plus est issu d'une famille modeste, un éminent citoyen de la
place lança une accusation de plagiat. Des citoyens plus
éminents encore prirent la défense du jeune fils de
cordonnier ; d'attaques en répliques le débat dura
plusieurs semaines ; ce qui prouve que le propriétaire du
journal en question ne craignait nullement d'ennuyer ses lecteurs par
une affaire à laquelle on ne ferait même pas écho
dans les pages littéraires de nos grands quotidiens.
<http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/George_Boole>
Il était un être religieux, est-il
précisé. Je n'en suis pas autrement étonné,
constatant encore une fois que ceux qui ont le plus profondément
bouleversé les dogmes les plus solides et les cultes établis,
étaient presque toujours religieux jusqu'au mysticisme, voire
au fanatisme.
Voilà qui donnerait raison aux thèses
de Ken Knabb, dont j'avais lu, peu après sa parution en 1974,
la perspicace brochure La réalisation et la suppression de
la religion. En passant sur son site avec Kouka pour chercher des
traductions anglaises de chansons de Georges Brassens, j'en ai
profité pour en télécharger la version française
en source libre. Je l'ai imprimée sous la forme d'un petit
livret A5. (Il faudra que je pense à signaler quelques
coquilles à l'auteur.)
La réalisation et la suppression de la
religion
« Pour ce qui est de la connerie, en
quantité autant qu'en diversité, » écrit
Ken Knabb au début de son ouvrage, « aucune autre
activité humaine ne surpasse la religion. Si, de plus, on
prend en compte sa complicité avec la domination de classe
tout au long de l'histoire, on ne s'étonnera pas qu'elle se
soit attiré le mépris et la haine d'un nombre toujours
croissant de gens, en particulier des révolutionnaires. »
« Les situationnistes ont repris la
critique radicale de la religion, abandonnée par la gauche, et
l'ont élargie à ses formes modernes et sécularisées
— le spectacle, la loyauté sacrificielle aux leaders ou
aux idéologies, etc. Mais leur attachement à une
position unilatérale et non dialectique envers la religion a
reflété et renforcé certains défauts du
mouvement situationniste. Se développant à partir de la
perspective selon laquelle, pour être dépassé,
l'art doit être à la fois réalisé et
supprimé, la théorie situationniste n'a pas su voir
qu'une position analogue devait être adoptée à
l'égard de la religion. »
« Quand les situationnistes traitent de
la religion, » dit-il dans la même page, « [...]
il leur arrive d'admettre vaguement un Jakob Bœhme ou une
Fraternité du Libre Esprit dans leur panthéon, parce
que l'I.S. les a cités avec approbation ; mais jamais
rien qui les toucherait intimement. Des questions qui mériteraient
un examen et un débat sont laissées de côté
parce qu'elles ont été monopolisées par la
religion ou parce qu'elles se sont trouvées formulées
en des termes à connotation religieuse. [...] Pour des gens
qui veulent "dépasser tous les acquis culturels" et
réaliser "l'homme total", les situationnistes sont
souvent étonnamment ignorants des traits les plus élémentaires
de la religion. »
Il résume un peu plus loin le sens de son
approche : « À mesure que nous développons
une critique plus radicale, plus profonde de la religion, on peut
envisager des interventions sur les terrains religieux analogues à
celles que faisait l'I.S. à ses débuts sur les terrains
artistique et intellectuel ; attaquer, par exemple, une
néo-religion non pas seulement dans la perspective
"matérialiste" classique, mais parce qu'elle ne va
pas assez loin dans ses propres termes, parce qu'elle n'est pas, pour
ainsi dire, assez "religieuse". »
Ken Knabb, 1977. Réalisation et
suppression de la religion. Traduit de l'américain par
l'auteur et des amis français. Bureau of Public Secrets, PO
Box 1044, Berkeley CA 94701, USA (www.bopsecrets.org)
Le sabre dans le Marmat
J'aime regarder les moines guerriers pratiquer le
sabre. L'arme blanche tient ici une place centrale dans la culture.
J'en ai déjà parlé lors de mon premier voyage
(Voir Cahier
23).
Presque tout le monde ici pratique plus ou moins
le sabre. Dès la petite école, c'est une discipline
incontournable. Qu'il demeure au cœur de l'entraînement
militaire me laisse toutefois songeur.
« Si un jour les USA décident de
vous attaquer à l'arme blanche, ai-je dit à Kouka, ils
n'ont aucune chance. »
J'attendais une réponse. Elle s'est
contentée de rire.
Initiation au maniement du sabre
Kouka a bien voulu me donner une petite initiation
au maniement du sabre. On se vêt pour cela d'une armure
matelassée et d'un heaume, lui aussi rembourré. On
utilise des sabres de bambou. On fait bien, car les moines guerriers
se battent avec une brutalité stupéfiante.
À la première passe, Kouka se jette
sur moi avec un cri terrible. Pendant que de la pointe elle frappe
violemment la base de mon pommeau et m'arrache l'arme des mains, un
violent coup d'épaule dans la poitrine me projette à
trois mètres le souffle court, et son sabre est sur ma gorge
avant que l'ai le temps de bouger.
Je me suis moins laissé surprendre par la
suite, sans être capable pour autant de parer plus de trois
coups. « Tu n'es pas si maladroit, me dit-elle. Quand tu
t'abandonnes complètement, tu trouves de bonnes postures. Tu
n'arrives à rien parce que tu t'es convaincu que tu ne peux
pas me battre. Ne pense plus à moi. Essaie de retrouver ta
posture quand tu écris. »
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