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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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Cahier XVI
Toujours chez Kouka

 

 

 

 

Juin 2004

Dire, c'est taire

Je reprends les notes que j'avais laissées éparses depuis quelques temps. Ce léger décalage, ce léger pli du temps me permet de mieux percevoir tout ce qu'on tait en écrivant.

Dire, c'est taire. Voilà comment devrait débuter tout traité de grammaire, de rhétorique, de linguistique, de poétique, de sémantique, de mathématiques, de musique, de logique... Apprendre à écrire est donc d'apport apprendre à se taire.

Soit dit entre nous (je peux expliquer en privé pourquoi il est préférable de ne pas ébruiter la chose), c'est ce qui fait la différence entre ce qu'on a appelé « le premier Wittgenstein » et le second ; entre la dernière phrase du Tractatus, « ce qu'on ne peut pas dire, il faut le taire », et tous les travaux qui suivent. Après son premier livre, Wittgenstein avait tout simplement appris à écrire. (Ce qu'on peut dire, on doit le taire.)

les lignes qui suivent sont à peu près tout ce que je retiendrai d'une conversation avec Kouka que j'avais commencé à transcrire. Le reste, je le tais.


« Quelle heure est-il ? » demandé-je. J'ai quitté ma montre à cause de la chaleur sur le balcon en début d'après-midi. Kouka jette un nouveau coup d'œil à la sienne qu'elle vient de regarder. « 

C'est bien ce que je pensais, remarqué-je à haute voix, "deux heures moins le quart", ça ne veut absolument rien dire, pas plus que la position de deux aiguilles sur un cadran. »

« Qu'entends-tu par là ? » Me demande Kouka.

« Tu viens de jeter les yeux sur le cadran de ta montre et tu paraissais satisfaite de ce que tu avais appris. Pourtant, quand je t'interroge tu dois regarder à nouveau. Alors je me demande ce que tu avais réellement vu, et ce que tu dois vérifier. »


On peut mesurer tout ce qui doit être tu, voyageant si loin de chez soi, pour retenir une telle anecdote.

Kouka y avait pourtant vu une profonde remarque qui lui rappelait je ne sais quel Koan où il est question de pêche au filet et d'un moine qu'on jette à l'eau pour attraper les poissons qui semblent si proches à peine sous la surface.


Pythéas le navigateur

Depuis que je suis chez elle, j'utilise souvent l'ordinateur de Kouka pour naviguer sur le net et pour corriger mes pages avant de les mettre en ligne. Elle est l'une des rares ici à utiliser une interface en anglais, plutôt que d'avoir localisé son système.

Son navigateur, intégré à leur Unix local, s'appelle Pythéas — une discrète référence au Marmat hellénistique. Il est une merveille de sécurité et d'ergonomie. De plus, un module peut indiquer les fautes de code pour le html, les css et même le javascript.


Quand on ouvre le menu « About Pytheas », un lien renvoie à l'entrée de Wikipédia : « Pytheas est un navigateur et explorateur grec de Massilia (la Marseille antique) qui aurait effectué vers 340 avant J.-C. un voyage dans les mers du nord de l'Europe. [...] Pendant très longtemps, il fut considéré comme un menteur, un affabulateur puis comme le premier explorateur scientifique. Il avait aussi établi à quatorze minutes près la latitude de Marseille à l'aide d'un bâton de gnomon. Depuis, les astronomes ont donné son nom à un cratère lunaire. »


Pythéas avait écrit un livre, De l'Océan, qui brûla dans la bibliothèque d'Alexandrie. On en connaît des bribes par Pline, Erastosthène de Cyrène, Polybe, et surtout Strabon qui s'est évertué à le faire passer pour un affabulateur.

Pythéas y expliquait les marées par l'attraction de la lune et l'influence des équinoxes, la rotondité de la terre, dont son système de longitudes et de latitudes donnait la circonférence, exacte à 90%, l'inclinaison de la terre sur son axe, supposant l'héliocentrisme, sans parler de la description des baleines. Il y avait de quoi asseoir pour des siècles la réputation de blagueurs des Marseillais !

J'apprends aussi qu'un exemplaire du livre avait été amené par Hippias, et qu'il se trouve toujours à la bibliothèque de Bolgobol. Un autre lien permet d'en télécharger une traduction en palanzi sous la forme d'un fichier EPS.


On doit aussi à Pythéas la durée fixe des heures. La journée se divisait avant en douze heures de jour et douze heures de nuit. La durée des heures variait donc selon les saisons. Pythéas avait navigué jusqu'à la hauteur de l'Islande — sans doute la terre qu'il appela Thulée —, où le jour en hiver dure deux heures, ce qui rendait ce système aberrant. C'est ce qu'affirme Wikipédia, et qui me semble au moins aussi aberrant.

En effet, comment aurait-on mesuré des heures à durée variable avant ? Pour savoir l'heure, on se fiait à la latitude du soleil, et on la mesurait avec des cadrans solaires — je mets au défi quiconque de m'expliquer ce que serait une mesure sans méthode pour mesurer.

Où a-t-on vu que des cadrans solaires marquaient des heures plus longues en été qu'en hiver ? On en trouve encore partout sur terre, aux façades de vieux monuments à Marseille comme à Bolgobol, et il est facile de le vérifier. Ils donnent l'heure locale avec une parfaite exactitude, et aucun encore ne s'est déréglé.


C'est incroyable comme on ne peut jamais se fier à ce qu'on entend ou à ce qu'on lit. Heureusement, avec un peu de vigilance, il n'est jamais très dur de vérifier à l'aide de moyens très simples qu'on a toujours à sa portée. En l'occurrence, un bâton suffit, ou même le montant de sa fenêtre.

J'espère que celui qui me lit entendra bien cela. Je ne serai pas toujours derrière lui pour réveiller son sens critique, ni seulement pour identifier les erreurs dont je pourrais me faire le colporteur.


Kouka et le Bouddhisme

Kouka s'est détournée très jeune de la religion. Le mot qu'elle emploie pour me dire cela désigne explicitement l'Islam, mais ce n'est pas « Islam », ni « religion ». Il entend aussi que le Bouddhisme n'est pas pour Kouka une religion, plutôt un chemin pour en sortir.

Kouka n'aime pas le sens tragique de la religion. Moi non plus.

Il n'en faut pas plus à Kouka pour vouloir se convaincre que je suis bouddhiste : « Pourquoi le cacher ? » 

« Tu as étudié et pratiqué bien plus que des gens qui s'en tiennent scrupuleusement aux rituels. » Dit-elle encore.


Je cite les Dialogues dans le Rêve de Bûsô pour lui expliquer que celui qui respecte les rituels pénètre des arcanes plus subtils, et que j'ai souvent plus appris du simple fidèle que du sage et du théologien.

« Et comment le saurais-tu, si tu n'étais avancé dans la voie ? » Me répond-elle. Que puis-je faire d'autre que hausser les épaules ?


« Vous autres, Occidentaux, vous pensez en terme d'appartenance quand il s'agit d'acquisition » dit-elle. « Vous voulez vous intégrer, vous assimiler, vous incorporer, quand c'est à chacun qu'il appartient d'intégrer, d'assimiler, d'incorporer. Doit-on devenir britannique pour parler anglais ? »

Quand je lui réponds « alors pourquoi veux-tu que je sois bouddhiste ? » elle hausse les épaules à son tour.


Le déséquilibre de la terreur

J'ai relu la description que j'avais faite de Kouka lors de ma première rencontre l'an dernier. (Voir À Bolgobol, fin du cahier 32) Je l'avais décidément mal vue. Assise, elle m'avait parue moins grande. Sa large salopette cachait son corps svelte. Je l'avais pourtant crue plus jeune ; on interprète toujours plus qu'on ne voit.

Dans la hiérarchie militaire, Kouka a un grade correspondant à commandant. Elle est discrète sur ses fonctions. « Les avions, les chars et même les missiles, c'est du folklore, » m'a-t-elle quand même dit. « La guerre, c'est le contrôle de la stratosphère par la commande numérique, et les opérations de commando sur le terrain. »

D'après Kouka le véritable danger mondial aujourd'hui est la surestimation par l'OTAN de la supériorité militaire que lui donneraient ses armes de destruction massive. « L'OTAN a été construite sur l'équilibre de la terreur, m'explique-t-elle, et il n'y a plus d'équilibre. Elle ne sert qu'à terroriser le monde, c'est à dire à rien, car l'humanité n'a pas besoin d'elle pour avoir peur. Il lui suffit d'ignorer les Quatre Nobles vérités. »

Les raccourcis de Kouka me sidèrent parfois. « Ne faites vous pas alors le jeu de l'OTAN avec vos alliés, en ayant signé le Traité de Shangaï ? » Lui demandé-je. « Non, répond-elle péremptoire, mais nous avons du mal à convaincre nos partenaires de l'efficacité de nos méthodes pour combattre la terreur » ajoute-t-elle plus soucieuses.

— Les Quatre Nobles Vérités ? Risqué-je.

Kouka rit.


Les constructions du Marmat

Les Marmaty, c'est ainsi qu'on appelle les habitants du Marmat, ont un point commun avec les Romains : la construction robuste. Même le neuf est solide et paraît destiné à durer toujours. Le terrain instable des montagnes et les fortes variations climatiques l'imposent. Et puis on ne manque pas de pierre à bâtir.

Aussi, même si la démographie s'accroît comme partout ailleurs et entraîne la construction, les bâtiments neufs sont plus rares que dans les autres pays. Ils ne se distinguent pas non plus beaucoup des vieux.

Les Marmaty ont une prédilection pour tout ce qui paraît vieux. Si une chose a traversé le temps, c'est qu'elle est solide. Ils aiment ce qui est solide, et ils prisent les traces d'usure qui en témoignent.

Les villes en ont un petit air misérable et vieillissant, quand on n'y est pas habitué. Comme je l'ai déjà dit, l'on voit moins qu'on n'interprète.

Nul doute que le Marmaty ne voie pas comme nous. Il voit de la richesse où nous ne la voyons pas. Et devant les grands immeubles de béton des villes modernes, les tubulures, le plexiglas et l'aluminium, il serait saisi de compassion pour ceux qui y vivent.


L'industrie

Les bâtiments ne sont non plus jamais très grands dans le Marmat. Pour l'industrie, c'est plus sensible encore. Ils ne la concentrent pas. C'est pourquoi aussi leurs voies de circulations sont si peu développées. Ils préfèrent produire sur place.

Les gains de productivité qu'apporterait la concentration sont compensés par les économies de logistique. De toute façon, le gigantisme industriel amène toujours moins de productivité depuis le déclin du fordisme.


En somme, le Marmat a toutes les apparences du sous-développement. Elles sont finalement trompeuses. On achète ici en moyenne à peu près une paire de chaussures par an, mais si l'on sait qu'elles durent des années sans réparation, et qu'il y a des cordonniers partout, on en vient à se demander ce qu'ils en font.

Si l'on ne se laisse pas prendre au miroir aux alouettes de l'économie de marché, le Marmat est plutôt riche. Les gens sont bien vêtus, confortablement logés, correctement nourris et en bonne santé. Ils sont aussi plutôt cultivés, lettrés et ingénieux. Je ne crois pas qu'ils seraient chagrinés s'ils savaient qu'avec leurs vestes élimées et leurs cheveux en bataille, ils se feraient refouler à l'entrée d'une boîte de nuit en Europe.

Si l'on ne voit pas leur richesse, ce n'est pas eux qui la cachent. Ils la connaissent très bien, et ne demandent qu'à la faire connaître. Le nouveau régime rêvait même de la négocier bon pris dans le marché international. Leur véritable richesse, c'est leur force de travail, c'est à dire leurs connaissances, leurs techniques et leur ingéniosité.


Le nouveau régime ne comprenait en fait pas mieux l'économie que l'ancien. Il voulait coter les bourses du travail sur le marché mondial. Il semblerait que l'OMC ne soit toujours pas parvenue à saisir ce qu'il entendait par là — moi non plus d'ailleurs.

Ça ne dérangeait pas vraiment les opérateurs internationaux que les ouvriers soient les principaux actionnaires de leurs industries. Qu'ils soient organisés dans des syndicats puissants aurait même pu les rassurer. Ce qui littéralement les terrifia, c'est que les conseils ouvriers se moquaient bien de leurs dividendes. Ils voulaient posséder les actions pour imposer leur politique industrielle.

Le nouveau régime eut beau plaider qu'on ne pouvait pas faire plus libéral, il ne tarda pas à paraître pire que l'ancien aux yeux des investisseurs étrangers qui avaient pourtant favorisé et salué son avènement.


Les bourses du travail

Dans la République du Gourpa, les bourses jouent envers le travail un rôle similaire à celui des marchés boursiers mondiaux envers ses produits. On y cote la valeur du travail. Naturellement, on cherche aussi à l'accroître, et l'on gère son marché à cette fin.

Accroître la valeur du travail, cela ne peut avoir qu'une signification : le même nombre de travailleurs, dans le même temps, produit plus de richesses. Une telle progression a nécessairement une série de conséquences : soit on consomme plus de richesses, soit on travaille moins longtemps, soit le nombre des travailleurs diminue, et celui des chômeurs augmente.


Ces trois conséquences posent des problèmes. Consommer plus de richesses peut revenir à détruire celles de la nature. Travailler moins laisse ouvertes des questions plus complexes encore.

Que fait un homme qui ne travaille pas ? Il se distrait ? C'est à dire qu'il s'ennuie. Il est donc fort probable qu'il choisisse plutôt de travailler encore. Il cesse seulement de travailler pour gagner sa vie. Pour autant, son ouvrage désintéressé ne sera pas sans incidence sur le marché du travail.


C'est la fonction des bourses que de protéger les richesses naturelles tout en empêchant qu'elles deviennent la propriété de quiconque, et surtout de faire en sorte que le travail gratuit participe à l'accroissement de la valeur du travail, et non l'inverse.

Cette seconde question n'est pas des plus simples. Prenons un exemple précis : vous écrivez un jeu de scripts pour contrôler les espaces insécables quand vous exportez en html à partir de votre traitement de texte. Il est inutile qu'un autre ait à refaire le même travail, et vous allez le laisser en téléchargement libre sur votre site. N'allez-vous pas ainsi mettre sur la paille les programmeurs de votre application ?

C'est un casse-tête, allez-vous dire. Ce n'en est pas un pour les bourses du travail. Leur calcul est très simple : Est-ce que ça permet d'atteindre le même résultat avec moins de travail ? Dans ce cas, chacun pourra y trouver son compte. Sinon, tout le monde y perd.


Il n'a pas fallu longtemps au nouveau régime pour comprendre qu'il allait dans une direction opposée à celle du marché mondial et des législations internationales. Cette opposition est particulièrement nette avec la politique énergétique.

Chacun sait que l'énergie est partout, et qu'il suffit d'une simple dynamo sur la roue de son vélo pour éclairer sa route. Il est donc plus avantageux pour les bourses du travail de populariser les connaissances nécessaires à l'extraction de l'énergie avec les moyens les plus simples, que d'en faire un monopole étatique ou financier. C'est en même temps un moyen de protéger les ressources naturelles tout en accroissant la force de travail de chacun, c'est à dire ses connaissances, ses aptitudes et son ingéniosité.

 

 

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