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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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DANS LES ENVIRONS DE BOLGOBOL

Cahier XVII
Cinq jours dans la vallée de l’Oumrouat

 

 

 

 

Le 18 juin

Surpris par la pluie

La pluie nous a surpris en vue de la vallée de l'Oumrouat. J'y monte avec Ziddhâ pour finir la semaine.

Les nuages ont surgi avec une étonnante rapidité. Le ciel semblait pourtant se dégager à la sortie de Bolgobol, et l'air était encore transparent quand de grosses gouttes ont commencé à tomber. Maintenant que nous grimpons la route en lacets qui conduit à la vallée, ce sont des trombes qui noient l'asphalte et font déborder les fossés. Je n'y vois presque plus rien derrière le pare-brise.

« Rassure-toi, moi non plus » me dit Ziddhâ. Cet aveu ne me rassure en rien et j'insiste pour qu'on se gare sur le premier chemin de traverse. C'est sur le terre-plein qui prolonge un virage que finalement elle s'arrête, sous les branches d'un platane centenaire.


Le platanes ici n'est pas un arbre urbain comme en Europe, où il a été tardivement introduit d'Anatolie pour ombrager les boulevards et les places. Ici, il est un arbre sauvage. Depuis l'antiquité, on l'a utilisé comme bois d'œuvre, de bien meilleure qualité que le mélèze ou le sapin.

Aujourd'hui, tous les conseils sont unanimes pour limiter son usage par des réglementations draconiennes. Des forêts entières ont disparu au cours des siècles, et les meubles en platane sont devenus des objets de luxe, si ce n'est des pièces de musée.


Des filets d'eau ruissellent sur le vieux tableau de bord que la rouille a depuis longtemps commencé à attaquer, et je ne sais où mettre mes jambes.

Ziddhâ est revenue à Bolgobol en début de semaine. Elle est très liée à Kouka. J'occupe la chambre où elle loge souvent pour rester proche de l'université. Je leur ai proposé de retourner à l'hôtel pour la lui laisser. Elle préfère aller loger chez son ami Salmon qu'elle m'a présenté l'an dernier, et dont elle paraît très proche aussi, bien que la nature exacte de leur relation me demeure opaque.

Ziddhâ semble ravie que je m'entende avec Kouka. L'idée m'avait traversé l'esprit que c'était un habile moyen pour mettre une distance avec moi, d'entamer un éloignement. À l'évidence, non.


La pluie crée une étrange torpeur que ne dérange même pas l'eau qui coule sur mes jambes. J'ai ôté mes chaussures pour les garder au sec.

La terre gorgée dégage des odeurs envoûtantes. Elles se mêlent dans l'habitacle à celle de ma pipe et d'une légère senteur d'essence. Cette torpeur n'est pas celle des sens qui irriguent toute pensée.


Le 19 juin

Chez Ziddhâ

La maison est encore froide, bien que Ziddhâ ait déjà chauffé la semaine dernière. Ses murs de pierre épais, enfoncés dans la pente, gardent longtemps la fraîcheur de l'hiver où elle demeure inhabitée.

Les petits radiateurs électriques sont pratiques mais peu efficaces. Nous avons fait un feu de bois.


Les mœurs du Marmat et la personne

Je comprends beaucoup mieux les mœurs du Marmat que lors de mon premier voyage. Elles sont fondées sur la personne.

La personne ici se définit moins par l'appartenance à un groupe — l'individu, la partie indivise du groupe —, que par sa relation à une autre. Cette relation, on la possède. Voilà ce qui fait cette différence, difficile à percevoir au début.

La relation entre Ziddhâ et Manzi, par exemple, est moins cette amitié qui peut lier un professeur et son élève, que celle entre maître et disciple. Ziddhâ possède un maître en Manzi, et lui une disciple.

On n'appartient pas à une famille, on possède un enfant, un père, une mère, la sienne ou celle de son enfant ; on n'appartient pas à une entreprise, on possède un métier ; on n'appartient pas à un parti, on possède une vision politique ; et l'on se possède les uns les autres, ou plutôt ses relations électives.

On possède, on n'appartient pas : c'est plus absolu. De telles relations n'entrent pas en concurrence. Aussi, ni on ne les montre, ni on ne les cache. C'est pourquoi on ne les perçoit pas tout de suite.


Le 20 juin

L'homme et la terre

« Tu crois vraiment que l'évolution de l'humanité va avec une diminution de la quantité des objets dont elle s'encombre ? Interrogé-je Ziddhâ. Un simple regard sur l'histoire tendrait à accréditer le contraire. » 

Cette idée qu'elle vient de me développer, ce n'est pas la première fois que je l'entends dans le Marmat. Bien des populations qui se sont fixées dans la région sont d'origine nomade. Les Huns, les Mongols d'un côté, les Arabes de l'autre, ont souvent été pris pour modèle, laissant imaginer une évolution possible, voire souhaitable, vers le dépouillement et la mobilité.

Une telle conception du progrès suppose qu'il ne soit pas uniforme ni constant, et qu'il soit contrebalancé par le concept inverse de « régrès ». C'est en effet un néologisme que j'ai souvent entendu ici employer en anglais : regress. L'humanité régresse en s'encombrant d'objets inutiles, en s'y attachant et s'y immobilisant.


Il est évident qu'un simple regard sur l'histoire convainc aussi bien que l'humanité régresse presque aussi souvent qu'elle progresse ; que les civilisations s'élèvent, avancent fièrement comme des vagues sur une grève en laissant croire qu'elles vont tout submerger, puis se couchent et refluent lamentablement. Pourtant l'ingéniosité humaine finit toujours par avancer, emportant l'obstacle où la dernière vague s'était brisée. Ziddhâ n'affirme pas le contraire.

— En tout cas, si l'on veut se débarrasser des vains objets pour courir les chemins, ce n'est pas difficile, dis-je.

— Détrompe-toi, Jean-Pierre. Créer un monde où la circulation des hommes soit plus libre, comme l'ont fait Attila, Taramana ou Gengis Khan, impose de grands progrès technologiques, sinon ce serait perdre la civilisation, les lettres, les arts, tout.


Voilà un point de vue très intéressant que personne ne m'avait encore énoncé clairement. Ziddhâ m'a l'air d'avoir des idées bien précises à ce propos, et je me demande d'où elle les tient. Ma question la laisse songeuse. Quand je m'attendais à entendre le nom et les ouvrages d'auteurs dont j'ignorais l'existence, elle me cite son père, Razzi.


Razzi

Razzi semble avoir pour sa fille un grand prestige. Je m'en étais déjà aperçu l'an dernier, et je m'en inquiétais un peu lorsque j'ai dû le rencontrer. Il est vrai que l'homme ne manque pas de prestance, de culture et d'énergie. Il est l'un des responsables du syndicat des mineurs de l'Oumrouat.

Il m'avait impressionné en tenant tête à l'imam Fardouzi dans une querelle sur l'avéroïsme et la tradition aristotélicienne. C'est à cette joute à laquelle Tai-mo faisait allusion dans son courriel en la comparant au combat de la grue et du serpent.

Razzi, lui, a un type caucasien, c'est de sa mère que Ziddhâ tient ses yeux légèrement bridés.


Feux au crépuscule

La pluie récente est une bonne occasion de nettoyer les herbes folles et les ronces sans danger. Coupées, on les met en tas pour les brûler.

Quand tombe la fraîcheur du soir, on se rapproche des foyers qui crépitent. En longues langues, la fumée trace des arabesques entre les derniers rameaux encore verts. Laiteuse, elle est par endroits parcourue de tons roux lumineux.

Des corneilles tournoient encore très haut au-dessus d'elle. On se hâte pour finir avant la nuit.


Le 21 juin

À l'aube

Un chat du voisinage, comme la veille, attend le soleil devant la maison. Il tourne la tête vers moi, méditatif, quand je m'assois près de lui. Il repose sur son fessier, les pattes antérieures tendues.

Des brumes courent dans l'étroite plaine qui s'étend vers l'est, et font comme des coups de gomme sur la pente boisée au-delà de la rivière.

Il fait froid, et c'est à peine si le soleil réchauffe quand il tombe sur nous. Le chat regarde d'une curieuse façon, déplaçant légèrement la tête d'un point lointain à l'autre.

Lorsque ces animaux nous regardent, on se dit quelquefois qu'il ne leur manque que la parole. Quand on regarde ensemble la même chose, on se dit que non.


Lecture d'Ibn Khaldoun

Quand Ibn Khaldoun rencontra Timour Lang, ils avaient tous deux passé les soixante-dix ans. Les deux Hommes se séduisirent par leur savoir, leur sagesse et leur regard sur le monde.

Ibn Khaldoun venait d'une vieille famille bourgeoise de la lointaine Espagne, élevé dans l'or et la soie. Il aimait pourtant la compagnie des nomades dont il finit par partager la vie, et le galop des chevaux. Il était trop vieux quand les Mongols entrèrent en Syrie pour fuir aussi vite que ses compagnons arabes. Il fut pris et fit ainsi la rencontre qui paraît, à le lire, la plus importante de sa vie.

Ibn Khaldoun et Timour Lang avaient sans se connaître une conception très voisine de la civilisation, qu'ils voyaient comme un foyer allumé par les étincelles des sabres.

Timour Lang était musulman, bien que sa mère fût chrétienne et son grand-père bouddhiste. Les deux hommes étaient instruits. Ils étaient pourtant si différents, originaires de mondes si éloignés et dans des camps ennemis, qu'il est quand même étonnant qu'ils aient partagé des visions si proches.


Quand le ciel a créé le temps, il en a fait suffisamment

Dans le village à l'entrée de la vallée, à trois ou quatre kilomètres du hameau de Ziddhâ, je me suis réfugié au petit bar ombragé. Il me plaît de savoir qu'où je suis, personne ne saurait me trouver.

Un homme nettoie la rue avec une majestueuse lenteur. Il s'interrompt perpétuellement pour échanger quelques mots avec chaque passant. Je pense à la phrase du maçon, l'autre jour, chez Kouka.

Le 22 juin

L'histoire considérée d'un point de vue végétal et social

La petite maison est bien ensoleillée sur l'adret de la vallée de l'Oumrouat, un peu à l'écart du hameau Al Tawil. La source qui jaillit au pied de la bâtisse alimente un rideau de verdure qui la cache largement au regard. On la voit surtout de l'autre côté de la plaine, où son toit d'ardoise domine les autres.

Noyers, tilleuls, cognassiers ombragent des framboisiers et des ronces couvertes de mûres. On trouve des mûriers blancs aussi. Ils ont été introduits dans le Marmat pour nourrir les vers à soie dont l'élevage s'est pratiqué dans tout le sud du pays. Beaucoup de petites magnaneries sont aujourd'hui en ruine.


Le secret de fabrication de la soie fut volé aux Chinois, et les vers aussi. Ce ne fut pas une mince affaire que d'acclimater ces fragiles animaux dans la région.

Je ne pense pas qu'il y ait un autre cas où cette précieuse technique ait été dérobée. Partout ailleurs, je crois, elle fut introduite par les Chinois eux-mêmes — je me demande encore pourquoi.

C'est sous François Premier que des ingénieurs vinrent dans le sud de la France installer des magnaneries et former leur personnel. Ils offrirent même les dispositifs d'impression des tissus. La faïence aussi fut introduite, et la décoration provençale traditionnelle reste profondément imprégnée de celle de la Chine des Ming. Pourquoi les Chinois choisirent-ils de transférer leur technologie en France ? Qu'y gagnaient-ils ? Qu'obtenaient-ils en échange ?


Le commerce de la soie et de la faïence, il est vrai, enrichissait moins les producteurs que les négociants des empires du grand Mogol et des Ottomans, plus soucieux jusque là d'écraser l'Europe que d'y ouvrir des marchés. Il valait peut-être mieux produire en France sous licence chinoise.

Ce coup de pouce extrême-oriental fut fondateur pour la France qui, soyons sérieux, n'existait pas avant. Son territoire actuel était une mosaïque de féodalités suzeraines des Plantagenets d'Angleterre, du duché d'Auvergne et des Flandres, de la couronne de France, de princes italiens ou de Rome. La guerre de religion qui s'en suivit fut la véritable fondation de la France, et sa rupture avec le Saint Empire autant qu'avec les Hauts Alliés d'Angleterre et de Hollande, bien que les deux camps restassent longtemps présents dans le royaume unifié.

Le résultat ne se fit pas attendre : dès la fin du seizième siècle, des grèves pour les huit heures éclatèrent dans les magnaneries de la région d'Alès. La lutte ouvrière moderne naissait, que les Chinois bien plus tard acclimatèrent à leur tour chez eux aussi facilement que le ver à soie dans le Midi.


Il y a aussi quelques poiriers plus bas sous le jardin. Les poires ne sont pas mûres. Elles ne deviennent pas bien grosses de toute façon, et restent dures et vertes. Je les aime ainsi. Elles avaient une saveur délicieuse l'an dernier quand je les ai goûtées.


On appelle mûre la baie qui est le fruit de la ronce, ou mûre sauvage. Le framboisier est une espèce de ronce cultivée. Le mûrier, lui, est un arbre ou arbuste des régions tempérées de l'Asie et de l'Amérique, à suc laiteux et à feuilles caduques. Il existe des mûriers blancs et des noirs. Ce sont les feuilles des mûriers blancs qui nourrissent les vers à soie. On appelle aussi mûre le fruit du mûrier, il ressemble à celui de la ronce.

Tous ces végétaux font partie de l'ordre des rosacées, famille de plantes dialypétales à nombreuses étamines, généralement pourvues d'un double calice, comme le rosier et la plupart des arbres fruitiers des régions tempérées (cerisier, pêcher, poirier, cognassier, prunier...).

 

 

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