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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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Cahier XVIII
La cartographie magnétique de l’Oumrouat

 

 

 

 

Le 23 juin

Protection des connaissances et plein emploi comme facteurs de décadence

Un historien chinois des dynasties Jin (troisième - cinquième siècle), avait écrit : « Les instruments astronomiques ont été en usage depuis les plus anciens temps, transmis de génération en génération, et sévèrement gardés pas les astronomes officiels. Les érudits ont donc eu peu l'occasion de les examiner, et c'est la raison pour laquelle les théories cosmologiques non orthodoxes ont pu se répandre et se développer. »

Razzi a trouvé sans peine cette citation sur son disque dur pour m'illustrer ses idées très précises sur le régrès des civilisations. Deux facteurs sont pour lui décisif dans le déclin des empires : la protection des connaissances et la lutte contre le chômage.


Le progrès suppose donc de vaincre une double crainte : que les connaissances tombent entre toutes des mains, au risque que leur usage ne soit plus contrôlé ni n'assure le pouvoir de ceux qui en possèdent les titres, et qu'une part croissante de la main d'œuvre demeure inoccupé.

« Il est clair, m'explique Razzi, que ces deux craintes n'en font qu'une : la connaissance entre les mains de travailleurs serait vite utilisée à épargner du travail, et le temps gagné serait vite utilisé à acquérir et à accroître les connaissances, qui à leur tour serviraient à épargner du travail, et ainsi à l'infini. » 


Ce n'est pas moi qui dirai le contraire. Je me demande seulement s'il ne s'agit pas moins d'une crainte de quelques profiteurs que de penchants plus largement partagés. Nous n'avons tous que trop le penchant chimérique de nous instruire sans effort, et de nous abrutir dans des tâches épargnant toute réflexion. Bref, ce qu'on appelle « travail » la plupart du temps, n'est qu'une forme de la paresse.

« Peut-être bien, » me répond Razzi. « Le résultat est le même : s'instruire sans effort est se remplir la tête de sottise, et le travail de brute est trop peu productif pour une civilisation développée. »


L'attraction magnétique et gravitationnelle

Razzi ne va pas à la mine ce matin. Il m'a prêté un cheval pour que je l'accompagne. Nous allons dans la montagne relever les mesures de capteurs magnétiques.

On sait (sinon on va l'apprendre) que la pression exercée sur les roches engendre des champs magnétiques. Une telle observation pourrait bien entraîner la physique à un saut qualitatif décisif, si l'on arrivait à ramener à un même principe l'attraction gravitationnelle et magnétique.

En un tel domaine, on n'a rien trouvé tant qu'on n'a pas de mesures. La différence d'échelle est si grande entre les champs magnétiques et gravitationnels, qu'on ne sait comment les unifier. On a d'un côté des équations trop théoriques, trop complexes et trop éloignées de toute intuition, et de l'autre des observations et des réalisations trop empiriques.

Une équipe de chercheurs, en collaboration avec le conseil des mineurs de l'Oumrouat a décidé d'installer des capteurs dans toute la vallée pour en dresser une carte magnétique, et en observer toutes les variations. On en espère des avancées théoriques, et en même temps, ce qui n'est pas négligeable pour des mineurs, un progrès dans la prévision des secousses et des glissements de terrain. L'idée est aussi d'explorer les possibilités d'utilisation des formidables réserves d'énergie que constituent les pressions telluriques.


Au-dessus de la forêt

Le vent est fort sur le plateau, et le petit hameau Al Tawil où est restée Ziddhâ, paraît minuscule de l'autre côté de la vallée. Nous sommes maintenant au-dessus de la forêt, où la végétation se fait rare, réduite à des mousses et des lichens qui cèdent de plus en plus la place à la roche et à la terre nue.

Cette force tellurique et magnétique dont nous sommes partis en quête, il me semble maintenant que je la sens autour de moi très tangiblement. Les installations industrielles et portuaires du port de Marseille et de Fos, l'étendue des raffineries de Berre et Lavéra, les formes et les grues de la réparation navale, en comparaison, me semblent des jouets. Les forces que je sens me traverser, m'habiter, me constituer même, seraient bien capables, si nous apprenions à les dompter, de nous propulser jusqu'au plus loin de l'espace sidéral. C'est ce que je ressens alors.


Nous marchons à côté de nos montures pour ne pas les épuiser en grimpant dans les éboulis. Le vent fait voler en tous sens leurs crinières et nos cheveux.

« Dis-moi Razzi, vous n'avez rien trouvé de plus simple pour relever vos capteurs ? » Je l'entends rire devant moi. « On ne va jamais les relever exprès », me répond-il. « Ils sont sur le chemin qu'on emprunte pour aller chasser le jâssous (sorte de chamois du Marmat, au pelage presque noir et aux cornes semblables à celles des bouquetins). »

« Et qu'est-on en train de faire ? » Je l'entends encore rire. « Parfois, on en fait le prétexte d'une ballade en montagne, crie-t-il contre le vent. La promenade ne te plaît pas ? »

Plus loin, après les éboulis, il m'explique qu'ils vont recevoir bientôt des émetteurs qu'ils fixeront aux capteurs. « Ainsi, les changements de la carte magnétique de la vallée seront en permanence observables sur l'écran, dit-il, mais on n'est pas pressé, et on ira encore les voir pour les contrôler. » Pour ça, je lui fais confiance.

Razzi a pris son fusil. Peut-être espère-t-il qu'un troupeau de jâssâ (pluriel irrégulier de jâssous) croise notre route à portée de tir. Une telle éventualité est hautement improbable. Pour chasser de tels animaux, une équipe de montagnards aguerris est nécessaire.


Le 24 juin

D'où viennent les idées justes ?

J'ai trouvé dans la bibliothèque de Ziddhâ une version anglaise des Essais philosophiques de Mao Tsé-Toung, publiée en 1966 aux Éditions de Pékin. Elle n'était pas née. Ce doit être un livre de son père.

J'ai feuilleté les premiers écrits de l'ouvrage sur la dialectique et la contradiction. J'avais lu ces textes quand je n'avais pas vingt ans, et je ne me souvenais plus qu'ils étaient tellement imprégnés d'idéalisme — idéalisme matérialiste, et certainement pas idéalisme de la matière : un idéalisme empiriste, où je sens une lointaine parenté avec Berkeley et Hume.

J'ai relu son article de 1933 D'où viennent les idées justes ? Son titre comme son contenu m'ont toujours paru sonner en écho avec Comment rendre les idées claires ? Charles S. Peirce avait écrit directement en français cet article en 1879 pour la Revue Philosophique, lors de son voyage en France au cours duquel il s'initia à l'œnologie.


Ces écrits sont très hégéliens. Peirce, de son propre aveu, était aussi très proche de Hegel à son corps défendant — mais d'un Hegel renversé.

Chez les deux auteurs je perçois comme le retournement d'un antique schéma d'une descente de l'esprit, d'une chute dans laquelle il s'incarnerait. L'esprit s'élève au contraire, comme dans la sublimation alchimique qui décante l'essence des matériaux bruts.


Le rôle des « masses » prend chez Mao une signification dans ce procès, que personne ne semble avoir conçu avant lui. Les masses sont, en quelque sorte, là où se perd le rapport subjectif et personnel de l'homme à la nature. Et c'est précisément dans ce moment où il se perd, qu'il se retrouve et se renforce. Le rapport de l'homme à la nature retrouve non seulement sa subjectivité envers la nature, mais aussi envers le rapport social à la nature.

Évidemment, on est plus ici dans l'expérience spirituelle que dans la théorie politique. Jusqu'à aujourd'hui l'expérience spirituelle est le seul acquis perceptible du communisme, et encore seulement pour ceux qui l'ont vécue.

Il y a cependant une autre face de l'expérience : celle où la nature est effectivement dominée par l'esprit, personnel et subjectif, ou bien se venge.


L'humour chinois

« D'où viennent les idées justes : Passage écrit par le camarade Mao Tsé-Toung et extrait de la « Décision du Comité central du parti communiste chinois sur quelques questions touchant le travail actuel à la campagne » (Projet), élaboré sous sa direction. » C'est ainsi qu'est présenté ce court texte de trois pages, qui clôt l'ouvrage, avec cet humour subtil, caractéristique des publications chinoises de cette époque.


« Tu penses vraiment que c'est de l'humour ? » m'a demandé Ziddhâ.

Évidemment, quoi d'autre ? Il y avait à cette époque en Chine une tendance à faire s'entrechoquer la plus vertigineuse métaphysique avec les questions quotidiennes les plus triviales. Qu'est-ce que l'humour est d'autre que ces condensations abruptes ? Le modèle en est d'ailleurs très ancien. Il n'est qu'à lire de Dogen ses Conseils au cuisinier zen. On y trouve déjà toute la saveur de l'agence Chine Nouvelle des années soixante.


D'où viennent les impressions ?

Devant la maison, je regarde, sur la montagne en face, jusqu'où nous sommes allés hier, Razzi et moi. La forêt monte abrupte jusqu'à une falaise que nous avons contournée. En rentrant, j'ai recherché sur l'internet la carte magnétique de la vallée. C'est très impressionnant quand on peut la comparer avec le paysage qu'on a sous les yeux, juste derrière la vitre, à la fin du jour.

Peut-être une nuit de sommeil est-elle nécessaire pour accorder tout cela plus intimement. Je vois le monde autrement depuis ce matin, après des rêves peu faciles à décrire.

La différence entre percepts et concepts est a priori évidente. Elle se brouille pourtant si l'on s'y arrête trop longtemps. Le concept pourrait n'être qu'un faisceau de percepts, de traces mnésiques simplement différées dans le temps, déplacées et liées dans la perception actuelle.

Alors la perception devient quelque chose de composite, puisqu'elle est à son tour contaminée par les concepts qui la travaillent. Concepts et percepts sont moins différents qu'ils ne sont différés.


La différance des percepts et des concepts

Le concept peut différer la sensation. C'est ce qui se passe lorsqu'en comprenant on cesse de ressentir. On critique parfois l'intellectualité ou la rationalité en disant qu'elles sont réductrices. Ce travail de réduction est nécessaire pourtant, au sens chimique, cuisinier même. Tôt ou tard cette réduction se diffère dans l'actuel, comme la réduction d'une sauce aboutit à sa dégustation.

Que goûte-t-on alors ? Qu'est-ce que ce monde que j'ai sous les yeux, ses lointains où s'étirent les nuages, ses senteurs, le vent qui rafraîchit ma peau et que j'inspire, le poids que je sens de mon corps sur la terre, qu'est-ce exactement ?

Toute cette réalité devient alors plus que réelle, en ce qu'elle n'est pas seulement perçue objectivement. Elle est conçue — au sens le plus littéral de naître à la vie.


Le réel naît à ma vie. Je veux dire que ce qui pourrait bien n'être que l'apparence du monde dans nos organes de perception, devient proprement son apparition réelle.

— Tu es en train de me dire que tu crées le monde ? S'inquiète Ziddhâ.

— Je ne crée pas le monde tout seul, bien sûr, la rassuré-je. Tu peux bien imaginer le monde sans moi, tu peux encore l'imaginer sans humains, peut-être sans vie, ça devient de plus en plus difficile sans bactéries, sans combustion... Que reste-t-il en fin de compte ?

— J'ai cru un moment t'entendre dire que le monde n'existerait pas si tu n'étais pas là pour le percevoir, me répond-elle.

— Bien sûr que non, Ziddhâ, comment voudrais-tu seulement que je le sache ?


Le 25 juin

Nos classiques ne sont pas ceux des autres

« Je n'ai jamais rien compris au concept de modernité », dit Manzi.

Je suis revenu à Bolgobol chez Kouka, où nous déjeunons avec Zeng, un chercheur chinois associé au projet de cartographie magnétique de la vallée de l'Oumrouat. Razzi m'a parlé de lui et m'a suggéré de le rencontrer en revenant à Bolgobol. « Il est francophone et francophile, il te rappellera le pays » m'a-t-il dit. Je suis allé le voir avec Manzi et je les ai invités à déjeuner. Kouka continue à m'héberger et elle ne rentrera que ce soir.

— Chaque fois qu'on croit comprendre la signification de "modernité" dans un contexte, continue-t-il, une autre la contredit.

— C'est un concept très européen, lui répond Zeng, qui ne peut se comprendre qu'à travers l'histoire de l'Europe récente.


Je n'avais pas fini de préparer le repas quand ils sont arrivés. Coriandre, grains de moutarde, cumin, paprika, sauge, aleth, poivre, gingembre, ail, fenouil... Ils ont chacun sorti un calepin et un stylo pour noter les noms de ces ingrédients en français, dont ils essaient en les humant, de retrouver celui qu'ils ont en chinois et en palanzi. « Ce sont des plantes tladitionnelles de la cuisine flançaise ? » m'a demandé Zeng en français. Nous conversons cependant plutôt en anglais pour Manzi.


« Le réveil de l'Europe sous la dynastie Ming (sic) s'est fait à travers un retour aux anciens, continue-t-il. La modernité se fonde sur l'attitude inverse et sa surenchère : ne s'appuyer sur rien, si ce n'est l'observation, le raisonnement et l'expérience. C'est pourquoi la modernité occidentale est essentiellement scientifique, et la science occidentale radicalement moderne. »

« D'accord, mais le mot "mode", que signifie-t-il exactement ? insiste Manzi en bon linguiste. Il a bien une définition et une étymologie. — Je suppose qu'il vient du latin modus, dis-je, dans le sens de modus operendi, modus vivendi. La dénotation est donc voisine de "méthode". Le Discours sur la Méthode de Descartes peut être regardé comme un manifeste de la modernité. »

Ce que je dis là me paraît complet. Mes compagnons restent pourtant silencieux comme s'ils attendaient la suite. Il suffit d'être écouté pour se trouver quelque chose à dire, alors je continue : « Ce qui est moderne témoigne d'un mode opératoire, et vaut principalement pour celui-ci. L'objet moderne par excellence est l'objet technologique, l'objet par l'intermédiaire duquel on s'approprie la technique, réellement ou magiquement, et qui se doit donc d'être toujours renouvelé, si ce n'est nouveau. Le classicisme, au contraire, s'en tient à la reproduction de canons établis. » 


Zeng est ravi de manger avec des baguettes. Manzi est un peu emprunté. Sachant que Zeng est chinois, j'ai jugé bon de ne pas mettre de sauterelles au repas. J'ai su que j'avais bien fait quand je le lui ai dit : « C'est tlès aimable » m'a-t-il répondu en français.


— Tu nous fais remarquer là la principale différence entre la science européenne et la science chinoise, reprend-il.

— Tu veux dire que la science chinoise est classique ? Questionné-je.

— Non, certainement pas classique, explique-t-il, mais pas moderne non plus, car elle est fondée sur la collecte de données qui associe les hommes par-delà la vie et la mort, au fil des générations. C'est d'ailleurs presque l'étymologie de science en chinois. C'est pourquoi les découvertes scientifiques n'ont pas apporté en Chine les bouleversements qu'elles ont provoqué en Europe. Elles ont plutôt été un facteur de continuité. »


— C'est vrai, remarque Manzi, l'Occident paraît convaincu qu'on ne fait avancer le monde qu'en mouillant la chemise, alors que la Chine a toujours plutôt semblé certaine du contraire : que le progrès est dans le moindre effort.

— Dans le moindre effort physique, corrige Zeng, mais dans la patience obstinée et l'éveil attentif de l'esprit.

— En tout cas, dis-je, Zeng a raison, L'opposition entre classique et moderne est constitutive de l'Occident, et le contenu même du clivage gauche-droite en politique.

— Ce clivage m'a l'air dépassé, intervient Manzi. On assiste plutôt à une alliance entre le manque d'imagination classique et le bulldozer de la table rase moderne, pour détruire toutes les autres traditions et les autres modernités.

— Ce n'est pas nouveau, Manzi, dis-je, mais ça s'aggrave. Le contenu de la modernité dépend de ce qu'on reconnaît pour ses classiques, comme auraient dit les Surréalistes.

 

 

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