Cahier XVIII La cartographie magnétique de l’Oumrouat
Le 23 juin
Protection des connaissances et plein emploi
comme facteurs de décadence
Un historien chinois des dynasties Jin (troisième
- cinquième siècle), avait écrit : « Les
instruments astronomiques ont été en usage depuis les
plus anciens temps, transmis de génération en
génération, et sévèrement gardés
pas les astronomes officiels. Les érudits ont donc eu peu
l'occasion de les examiner, et c'est la raison pour laquelle les
théories cosmologiques non orthodoxes ont pu se répandre
et se développer. »
Razzi a trouvé sans peine cette citation
sur son disque dur pour m'illustrer ses idées très
précises sur le régrès des civilisations.
Deux facteurs sont pour lui décisif dans le déclin des
empires : la protection des connaissances et la lutte contre le
chômage.
Le progrès suppose donc de vaincre une
double crainte : que les connaissances tombent entre toutes des
mains, au risque que leur usage ne soit plus contrôlé ni
n'assure le pouvoir de ceux qui en possèdent les titres, et
qu'une part croissante de la main d'œuvre demeure inoccupé.
« Il est clair, m'explique Razzi, que
ces deux craintes n'en font qu'une : la connaissance entre les
mains de travailleurs serait vite utilisée à épargner
du travail, et le temps gagné serait vite utilisé à
acquérir et à accroître les connaissances, qui à
leur tour serviraient à épargner du travail, et ainsi à
l'infini. »
Ce n'est pas moi qui dirai le contraire. Je me
demande seulement s'il ne s'agit pas moins d'une crainte de quelques
profiteurs que de penchants plus largement partagés. Nous
n'avons tous que trop le penchant chimérique de nous instruire
sans effort, et de nous abrutir dans des tâches épargnant
toute réflexion. Bref, ce qu'on appelle « travail »
la plupart du temps, n'est qu'une forme de la paresse.
« Peut-être bien, » me
répond Razzi. « Le résultat est le même :
s'instruire sans effort est se remplir la tête de sottise, et
le travail de brute est trop peu productif pour une civilisation
développée. »
L'attraction magnétique et
gravitationnelle
Razzi ne va pas à la mine ce matin. Il m'a
prêté un cheval pour que je l'accompagne. Nous allons
dans la montagne relever les mesures de capteurs magnétiques.
On sait (sinon on va l'apprendre) que la pression
exercée sur les roches engendre des champs magnétiques.
Une telle observation pourrait bien entraîner la physique à
un saut qualitatif décisif, si l'on arrivait à ramener
à un même principe l'attraction gravitationnelle et
magnétique.
En un tel domaine, on n'a rien trouvé tant
qu'on n'a pas de mesures. La différence d'échelle est
si grande entre les champs magnétiques et gravitationnels,
qu'on ne sait comment les unifier. On a d'un côté des
équations trop théoriques, trop complexes et trop
éloignées de toute intuition, et de l'autre des
observations et des réalisations trop empiriques.
Une équipe de chercheurs, en collaboration
avec le conseil des mineurs de l'Oumrouat a décidé
d'installer des capteurs dans toute la vallée pour en dresser
une carte magnétique, et en observer toutes les variations. On
en espère des avancées théoriques, et en même
temps, ce qui n'est pas négligeable pour des mineurs, un
progrès dans la prévision des secousses et des
glissements de terrain. L'idée est aussi d'explorer les
possibilités d'utilisation des formidables réserves
d'énergie que constituent les pressions telluriques.
Au-dessus de la forêt
Le vent est fort sur le plateau, et le petit
hameau Al Tawil où est restée Ziddhâ, paraît
minuscule de l'autre côté de la vallée. Nous
sommes maintenant au-dessus de la forêt, où la
végétation se fait rare, réduite à des
mousses et des lichens qui cèdent de plus en plus la place à
la roche et à la terre nue.
Cette force tellurique et magnétique dont
nous sommes partis en quête, il me semble maintenant que je la
sens autour de moi très tangiblement. Les installations
industrielles et portuaires du port de Marseille et de Fos, l'étendue
des raffineries de Berre et Lavéra, les formes et les grues de
la réparation navale, en comparaison, me semblent des jouets.
Les forces que je sens me traverser, m'habiter, me constituer même,
seraient bien capables, si nous apprenions à les dompter, de
nous propulser jusqu'au plus loin de l'espace sidéral. C'est
ce que je ressens alors.
Nous marchons à côté de nos
montures pour ne pas les épuiser en grimpant dans les éboulis.
Le vent fait voler en tous sens leurs crinières et nos
cheveux.
« Dis-moi Razzi, vous n'avez rien
trouvé de plus simple pour relever vos capteurs ? »
Je l'entends rire devant moi. « On ne va jamais les
relever exprès », me répond-il. « Ils
sont sur le chemin qu'on emprunte pour aller chasser le jâssous
(sorte de chamois du Marmat, au pelage presque noir et aux cornes
semblables à celles des bouquetins). »
« Et qu'est-on en train de faire ? »
Je l'entends encore rire. « Parfois, on en fait le
prétexte d'une ballade en montagne, crie-t-il contre le vent.
La promenade ne te plaît pas ? »
Plus loin, après les éboulis, il
m'explique qu'ils vont recevoir bientôt des émetteurs
qu'ils fixeront aux capteurs. « Ainsi, les changements de
la carte magnétique de la vallée seront en permanence
observables sur l'écran, dit-il, mais on n'est pas pressé,
et on ira encore les voir pour les contrôler. » Pour
ça, je lui fais confiance.
Razzi a pris son fusil. Peut-être
espère-t-il qu'un troupeau de jâssâ (pluriel
irrégulier de jâssous) croise notre route à
portée de tir. Une telle éventualité est
hautement improbable. Pour chasser de tels animaux, une équipe
de montagnards aguerris est nécessaire.
Le 24 juin
D'où viennent les idées justes ?
J'ai trouvé dans la bibliothèque de
Ziddhâ une version anglaise des Essais philosophiques de
Mao Tsé-Toung, publiée en 1966 aux Éditions
de Pékin. Elle n'était pas née. Ce doit être
un livre de son père.
J'ai feuilleté les premiers écrits
de l'ouvrage sur la dialectique et la contradiction. J'avais lu ces
textes quand je n'avais pas vingt ans, et je ne me souvenais plus
qu'ils étaient tellement imprégnés d'idéalisme
— idéalisme matérialiste, et certainement
pas idéalisme de la matière : un idéalisme
empiriste, où je sens une lointaine parenté avec
Berkeley et Hume.
J'ai relu son article de 1933 D'où
viennent les idées justes ? Son titre comme son
contenu m'ont toujours paru sonner en écho avec Comment
rendre les idées claires ? Charles S. Peirce avait
écrit directement en français cet article en 1879 pour
la Revue Philosophique, lors de son voyage en France au cours
duquel il s'initia à l'œnologie.
Ces écrits sont très hégéliens.
Peirce, de son propre aveu, était aussi très proche de
Hegel à son corps défendant — mais d'un
Hegel renversé.
Chez les deux auteurs je perçois comme le
retournement d'un antique schéma d'une descente de
l'esprit, d'une chute dans laquelle il s'incarnerait. L'esprit
s'élève au contraire, comme dans la sublimation
alchimique qui décante l'essence des matériaux
bruts.
Le rôle des « masses »
prend chez Mao une signification dans ce procès, que personne
ne semble avoir conçu avant lui. Les masses sont, en quelque
sorte, là où se perd le rapport subjectif et personnel
de l'homme à la nature. Et c'est précisément
dans ce moment où il se perd, qu'il se retrouve et se
renforce. Le rapport de l'homme à la nature retrouve non
seulement sa subjectivité envers la nature, mais aussi envers
le rapport social à la nature.
Évidemment, on est plus ici dans
l'expérience spirituelle que dans la théorie politique.
Jusqu'à aujourd'hui l'expérience spirituelle est le
seul acquis perceptible du communisme, et encore seulement pour ceux
qui l'ont vécue.
Il y a cependant une autre face de l'expérience :
celle où la nature est effectivement dominée par
l'esprit, personnel et subjectif, ou bien se venge.
L'humour chinois
« D'où viennent les idées
justes : Passage écrit par le camarade Mao Tsé-Toung
et extrait de la « Décision du Comité
central du parti communiste chinois sur quelques questions touchant
le travail actuel à la campagne » (Projet), élaboré
sous sa direction. » C'est ainsi qu'est présenté
ce court texte de trois pages, qui clôt l'ouvrage, avec cet
humour subtil, caractéristique des publications chinoises de
cette époque.
« Tu penses vraiment que c'est de
l'humour ? » m'a demandé Ziddhâ.
Évidemment, quoi d'autre ? Il y avait
à cette époque en Chine une tendance à faire
s'entrechoquer la plus vertigineuse métaphysique avec les
questions quotidiennes les plus triviales. Qu'est-ce que l'humour est
d'autre que ces condensations abruptes ? Le modèle en est
d'ailleurs très ancien. Il n'est qu'à lire de Dogen ses
Conseils au cuisinier zen. On y trouve déjà
toute la saveur de l'agence Chine Nouvelle des années
soixante.
D'où viennent les impressions ?
Devant la maison, je regarde, sur la montagne en
face, jusqu'où nous sommes allés hier, Razzi et moi. La
forêt monte abrupte jusqu'à une falaise que nous avons
contournée. En rentrant, j'ai recherché sur l'internet
la carte magnétique de la vallée. C'est très
impressionnant quand on peut la comparer avec le paysage qu'on a sous
les yeux, juste derrière la vitre, à la fin du jour.
Peut-être une nuit de sommeil est-elle
nécessaire pour accorder tout cela plus intimement. Je vois le
monde autrement depuis ce matin, après des rêves peu
faciles à décrire.
La différence entre percepts et concepts
est a priori évidente. Elle se brouille pourtant si l'on s'y
arrête trop longtemps. Le concept pourrait n'être qu'un
faisceau de percepts, de traces mnésiques simplement différées
dans le temps, déplacées et liées dans la
perception actuelle.
Alors la perception devient quelque chose de
composite, puisqu'elle est à son tour contaminée par
les concepts qui la travaillent. Concepts et percepts sont moins
différents qu'ils ne sont différés.
La différance des percepts et des concepts
Le concept peut différer la sensation.
C'est ce qui se passe lorsqu'en comprenant on cesse de ressentir. On
critique parfois l'intellectualité ou la rationalité en
disant qu'elles sont réductrices. Ce travail de réduction
est nécessaire pourtant, au sens chimique, cuisinier même.
Tôt ou tard cette réduction se diffère dans
l'actuel, comme la réduction d'une sauce aboutit à sa
dégustation.
Que goûte-t-on alors ? Qu'est-ce que ce
monde que j'ai sous les yeux, ses lointains où s'étirent
les nuages, ses senteurs, le vent qui rafraîchit ma peau et que
j'inspire, le poids que je sens de mon corps sur la terre, qu'est-ce
exactement ?
Toute cette réalité devient alors
plus que réelle, en ce qu'elle n'est pas seulement perçue
objectivement. Elle est conçue — au sens le
plus littéral de naître à la vie.
Le réel naît à ma vie. Je veux
dire que ce qui pourrait bien n'être que l'apparence du monde
dans nos organes de perception, devient proprement son apparition
réelle.
— Tu es en train de me dire que tu
crées le monde ? S'inquiète Ziddhâ.
— Je ne crée pas le monde tout
seul, bien sûr, la rassuré-je. Tu peux bien imaginer le
monde sans moi, tu peux encore l'imaginer sans humains, peut-être
sans vie, ça devient de plus en plus difficile sans bactéries,
sans combustion... Que reste-t-il en fin de compte ?
— J'ai cru un moment t'entendre dire
que le monde n'existerait pas si tu n'étais pas là pour
le percevoir, me répond-elle.
— Bien sûr que non, Ziddhâ,
comment voudrais-tu seulement que je le sache ?
Le 25 juin
Nos classiques ne sont pas ceux des autres
« Je n'ai jamais rien compris au
concept de modernité », dit Manzi.
Je suis revenu à Bolgobol chez Kouka, où
nous déjeunons avec Zeng, un chercheur chinois associé
au projet de cartographie magnétique de la vallée de
l'Oumrouat. Razzi m'a parlé de lui et m'a suggéré
de le rencontrer en revenant à Bolgobol. « Il est
francophone et francophile, il te rappellera le pays »
m'a-t-il dit. Je suis allé le voir avec Manzi et je les ai
invités à déjeuner. Kouka continue à
m'héberger et elle ne rentrera que ce soir.
— Chaque fois qu'on croit comprendre la
signification de "modernité" dans un contexte,
continue-t-il, une autre la contredit.
— C'est un concept très
européen, lui répond Zeng, qui ne peut se comprendre
qu'à travers l'histoire de l'Europe récente.
Je n'avais pas fini de préparer le repas
quand ils sont arrivés. Coriandre, grains de moutarde, cumin,
paprika, sauge, aleth, poivre, gingembre, ail, fenouil... Ils ont
chacun sorti un calepin et un stylo pour noter les noms de ces
ingrédients en français, dont ils essaient en les
humant, de retrouver celui qu'ils ont en chinois et en palanzi. « Ce
sont des plantes tladitionnelles de la cuisine flançaise ? »
m'a demandé Zeng en français. Nous conversons cependant
plutôt en anglais pour Manzi.
« Le réveil de l'Europe sous la
dynastie Ming (sic) s'est fait à travers un retour aux
anciens, continue-t-il. La modernité se fonde sur l'attitude
inverse et sa surenchère : ne s'appuyer sur rien, si ce
n'est l'observation, le raisonnement et l'expérience. C'est
pourquoi la modernité occidentale est essentiellement
scientifique, et la science occidentale radicalement moderne. »
« D'accord, mais le mot "mode",
que signifie-t-il exactement ? insiste Manzi en bon linguiste.
Il a bien une définition et une étymologie. — Je
suppose qu'il vient du latin modus, dis-je, dans le sens de
modus operendi, modus vivendi. La dénotation est donc
voisine de "méthode". Le Discours sur la Méthode
de Descartes peut être regardé comme un manifeste de la
modernité. »
Ce que je dis là me paraît complet.
Mes compagnons restent pourtant silencieux comme s'ils attendaient la
suite. Il suffit d'être écouté pour se trouver
quelque chose à dire, alors je continue : « Ce
qui est moderne témoigne d'un mode opératoire, et vaut
principalement pour celui-ci. L'objet moderne par excellence est
l'objet technologique, l'objet par l'intermédiaire duquel on
s'approprie la technique, réellement ou magiquement, et qui se
doit donc d'être toujours renouvelé, si ce n'est
nouveau. Le classicisme, au contraire, s'en tient à la
reproduction de canons établis. »
Zeng est ravi de manger avec des baguettes. Manzi
est un peu emprunté. Sachant que Zeng est chinois, j'ai jugé
bon de ne pas mettre de sauterelles au repas. J'ai su que j'avais
bien fait quand je le lui ai dit : « C'est tlès
aimable » m'a-t-il répondu en français.
— Tu nous fais remarquer là la
principale différence entre la science européenne et la
science chinoise, reprend-il.
— Tu veux dire que la science chinoise
est classique ? Questionné-je.
— Non, certainement pas classique,
explique-t-il, mais pas moderne non plus, car elle est fondée
sur la collecte de données qui associe les hommes par-delà
la vie et la mort, au fil des générations. C'est
d'ailleurs presque l'étymologie de science en chinois. C'est
pourquoi les découvertes scientifiques n'ont pas apporté
en Chine les bouleversements qu'elles ont provoqué en Europe.
Elles ont plutôt été un facteur de continuité.
»
— C'est vrai, remarque Manzi,
l'Occident paraît convaincu qu'on ne fait avancer le monde
qu'en mouillant la chemise, alors que la Chine a toujours plutôt
semblé certaine du contraire : que le progrès est
dans le moindre effort.
— Dans le moindre effort physique,
corrige Zeng, mais dans la patience obstinée et l'éveil
attentif de l'esprit.
— En tout cas, dis-je, Zeng a raison,
L'opposition entre classique et moderne est constitutive de
l'Occident, et le contenu même du clivage gauche-droite en
politique.
— Ce clivage m'a l'air dépassé,
intervient Manzi. On assiste plutôt à une alliance entre
le manque d'imagination classique et le bulldozer de la table rase
moderne, pour détruire toutes les autres traditions et les
autres modernités.
— Ce n'est pas nouveau, Manzi, dis-je,
mais ça s'aggrave. Le contenu de la modernité dépend
de ce qu'on reconnaît pour ses classiques, comme auraient dit
les Surréalistes.
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