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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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Cahier XIX
Le musée du parc Ibn Roshd

 

 

 

 

Le 26 juin

Zeng Chong

Zeng a la cinquantaine. Ses cheveux très noirs le font paraître plus jeune. Il porte une solide veste de cuir et des bottes de chantier comme les mineurs de l'Oumrouat. Il est coiffé d'une sorte de chapeau mou décoré d'une plume d'aigle. L'ensemble lui donne l'air farouche et robuste d'un vrai Marmaty, qu'il perd en se découvrant, et qui se change même en timide politesse quand il parle. Nous nous sommes revus aujourd'hui.


Les bateaux à roues de la mer d'Argod

Les premiers bateaux à aubes furent construits au quinzième siècle à Tangaar. Ils avaient un usage exclusivement militaire, à cause de leur rapidité, de leur maniabilité, et de leur faible capacité de transport. Les plus gros ont possédé jusqu'à dix-sept roues : huit de chaque côté, et une à l'arrière.

Elles étaient actionnées par des treuils à tambours mus par des chevaux. Quatre à huit animaux suffisaient à fournir une poussée comparable à celle de plus de cent rameurs sur une galère de Méditerranée, pour un navire mieux armé. Ils faisaient une trentaine de mètres de long pour sept à huit de large.

Les canons étaient équipés de stabilisateurs de visée à l'aide d'un ingénieux système de contre-balanciers. C'étaient des armes relativement légères, car, plutôt que des boulets perforants, on préférait utiliser des obus creux remplis de feu grégeois (composition incendiaire à base de salpêtre et de bitume, brûlant même au contact de l'eau), qui s'écrasaient sur les navires adverses.


J'ai appris cela en faisant un tour au musée, avant de rejoindre Zeng au parc Ibn Roshd. Quand je lui en ai parlé, il a tenu à me dire que les Chinois avaient inventé les premiers navires à aubes dix siècles plus tôt, et que le prince Li Gao des Tang en fit construire une flotte impressionnante qui défendait les fleuves et les lacs de l'empire. Sans la force motrice de la vapeur, les bateaux à roues n'étaient pas très adaptés à la haute mer, mais ils firent encore leur preuve contre les Occidentaux pendant la Guerre de l'Opium.


Au parc Ibn Roshd

Zeng avait déjà feuilleté mon journal en ligne, et trouvé deux réflexions sur la Chine qui lui ont paru injustes, si ce n'est erronées.

« Croire que les Chinois sont un peuple de marchands est un préjugé, dit-il. De toutes les civilisations, la Chine est certainement celle qui a donné le moins d'importance au commerce. C'est d'ailleurs ce qui en a fait pendant des siècles, la plus grande puissance. »

Ah bon. 

« Ton préjugé est partiellement entretenu par les Chinois eux-mêmes. Il a toujours mieux valu en Chine être un lettré pauvre qu'un riche marchand. Les Chinois ont toujours été si méfiants et méprisants envers les commerçants, que ces derniers s'expatriaient dans des comptoirs lointains. On en trouve partout, et c'est ce qui fait d'eux une figure emblématique pour les étrangers. »

J'avoue que je n'avais jamais vu les choses sous cet angle.


Le Ji Ni Zi

Zeng m'a fait lire un passage du Ji Ni Zi ; un ouvrage fort ancien du quatrième ou troisième siècle avant J-C :

Le roi de Yue dit : « Puisque vous discutez des affaires humaines de manière si brillante, et que vous témoignez de tant de prudence avant d'agir, vous pourrez sans doute me dire si les phénomènes naturels ont une incidence favorable ou propice (pour l'homme) ?

Ji Ni répondit : « Ils ont certainement les deux. C'est le Yin et le Yang, présents dans toutes choses, qui leur donne tout leur ji-gang (c'est à dire leurs mélanges fixés, et leurs mouvements en rapport avec d'autres choses, dans le tissu des relations de la nature). La chance et la malchance dépendent des mouvements cycliques du soleil, de la lune, des étoiles et des planètes, des alternances répétées de corruption et de création (dans les saisons de l'année). Car le Métal, le Bois, l'Eau, le Feu et la Terre dominent alternativement, et la lune dans son mouvement de croissance et de décroissance, est sur eux particulièrement forte. Ce ne sont que des fluctuations dans la régularité essentiellement cyclique qui n'a pas de maître (ou de gouvernants que l'on pourrait par exemple implorer). Si nous les suivons, nous acquerrons la prospérité, si nous nous y opposons, nous tomberons dans l'infortune. Ainsi le sage peut prédire une destruction et donc se préparer à la contre-balancer, car, profitant du temps que prend ce développement exubérant, il peut éviter d'être atteint par les coups de l'adversité.


Des lois de la nature et des lois humaines

Voilà une fort instructive citation. Nous sommes ici bien loin du fatalisme, dans un monde pourtant surdéterminé. Loin de faire des freins à la liberté humaine, le faisceau des déterminations en est l'outil. Me reviennent en mémoire les réflexions que j'ai notées avant mon séjour dans l'Oumrouat à propos de la lex et du Dharma. Je les résume à Zeng. « Ces deux concepts sont immédiatement unifiés dans la pensée chinoise, me répond-il. » Allons donc.

« Les deux sont présents dans les concepts de li et de du, continue-t-il. Le premier désigne la bonne conduite autant que les mesures calendaires, le second est à l'origine un terme musical. L'activité juridique en Chine est inséparable de celle de mesurer, étalonner, modéliser. Les légistes se sont préoccupés de définir les poids et les mesures, la gamme chromatique, les rayons et l'écartement des roues des chars, etc... »

« Et où crois-tu que les légistes soient allés les chercher ? m'interroge-t-il. Dans le monde lui-même : les géomètres ont toujours divisé le cercle en 365° 1/4, et ne l'ont pas arrondi à 360 ; les Tang ont fait mesurer la circonférence de la terre en finançant des expéditions du haut Tibet aux Philippines pour fixer la longueur du li, comme dix siècles plus tard pendant la Révolution, les Français ont eu une idée similaire pour étalonner le mètre. »

« C'est pourquoi, ajoute-t-il, le droit chinois est depuis toujours déficient en matière pénale et en décrets d'application. On a toujours été embarrassés devant l'infraction, hésitant entre le mépris taoïste, la rééducation confucéenne, ou le simple lynchage. Un empereur à même justifié ces carences, arguant qu'elle décourageait le peuple à perdre son énergie en procédures. »

« En fait, la morale et le droit n'ont jamais eu à être réconciliés, puisqu'elles gravitent autour d'un même moyeu, où se mêlent la déontologie et la technique. »


« Je comprends mieux pourquoi tu disais hier que les sciences avaient été un facteur de stabilité en Chine, alors qu'elles en étaient un de bouleversement en Europe, » dis-je. « Voilà qui ouvre des perspectives inattendues. »

Comme pour me donner raison, il continue : « Les Chinois ont toujours compris que le signifiant est dans le monde réel. » Je suis surpris par une telle conclusion et attends ses explications. « C'est comme hier quand tu cuisinais, dit-il. Manzi et moi humions et goûtions les aromates pour trouver leurs noms dans nos langues respectives. Les choses étaient alors les signifiants et les mots les signifiés, pas l'inverse. »


Les lois de la nature et celles de Dieu

Zeng utilise encore mon portable pour trouver sur son site une citation qui illustre son propos :

Les athées chinois, dit un missionnaire ne sont pas plus dociles en ce qui concerne la Providence qu'en ce qui concerne la Création. Quand nous leur apprenons que Dieu, qui créa l'univers à partir de rien, les gouverne par des lois générales, appropriées à sa Sagesse infinie, et auxquelles toutes les créatures se conforment, ils disent que ce sont des mots très ronflants [...] Si on dit que Dieu a établi des lois qui doivent être exécutées par des individus capables de les connaître, il s'ensuit que les animaux, les plantes, et, en général, tous les corps qui agissent conformément à ces lois universelles ont une connaissance de celles-ci, et donc que tous ces corps sont doués d'entendement, ce qui est absurde. (D'Argens, 1737.)

« Reconnais, conclut-il, qu'en quatre siècles les Jésuites de Rome et ceux de l'OMC n'ont pas beaucoup changé. »

Le 27 juin

Le musée du parc Ibn Roshd

Le musée du parc Ibn Roshd est bien fait. Son site aussi. Il offre des quantités d'informations dans les principales langues, qui font un complément nécessaire aux objets qui y sont exposés.

On n'y cache pas que l'histoire de la technique est fort peu connue. C'est pourtant la véritable histoire, dont la propagande des princes et des prêtres est l'écume qu'on ne connaît que trop. Elle serait plus facile à découvrir si seulement on s'en souciait, car elle laisse les traces les plus durables dans tous les aspects de la vie : les coutumes, les arts et les lettres, les batailles, les cultes, les objets utilitaires et décoratifs...

En interrogeant la technique, le moindre objet, le moindre texte, nous dit tout sur les rapports que les hommes entretiennent envers le monde et entre eux, sur celui de chacun avec l'humanité et ce qui n'est pas humain.


Les conservateurs du musée et les éditeurs du site savent montrer les mystères de la technique. Je n'aime pas ce mot, mystère, mais je n'en ai pas d'autre. Il suppose une vérité qui serait dérobée, mais qui, une fois éventée, pourrait devenir explicable et connaissable. Ce à quoi je pense serait plutôt de ces sortes d'évidences trop simples, peut-être difficiles à percevoir au début, mais qui, une fois connues, gardent quelque chose d'inépuisable.

Pourquoi une poulie accroît-elle la force de traction ? Elle l'accroît, c'est évident, incontestable et vérifiable à tout instant. C'est si évident qu'on pourrait croire en une donnée immédiate de la conscience. Ce n'en est pourtant pas une, loin de là, bien qu'elle puisse le paraître tant elle fait partie des expériences qui nous habitent, comme le levier ou la balance.

Certes, on peut tenter d'expliquer, mais au fond toute construction repose sur l'évidence première. Une mécanique, une physique toujours plus fines paraissent ne laisser aucun secret. Pourtant le mystère dont je parle n'en a aucun, ni rien non plus qui l'éclaire davantage. Tout est construit sur son évidence insondable, où ne demeure aucune obscurité.

Pourquoi accroît-on la force de traction en ne tirant pas droit ? Ça irait presque contre l'intuition. Il n'y a pas de pourquoi ; seulement des quantités de réponses qui en découlent.


Le quantitatif est du qualitatif pauvre

Ce qui est là est antérieur à toute loi comme à toute mesure. « L'eau bout à cent degrés » pourrait paraître une observation du même ordre. C'est en réalité tout différent. C'est presque une observation grammaticale, définissant ce qu'on appelle « degré » ou encore « eau ».

Supposons qu'une eau bouille à quatre-vingts, ou encore ne bouille toujours pas à cent cinquante degrés. On devrait bien en conclure que ce ne serait pas de l'eau, que ce serait un corps très semblable auquel manquerait une propriété essentielle.

Le cas du chiffre π est plus étrange encore, alors qu'il ne s'agit pourtant que de l'irréductibilité de deux systèmes de calcul. Il est ironiquement plus facile de mesurer le volume d'une sphère que la surface de sa coupe.


Juin 2004

Temps et écriture

Je n'écris pas ce journal comme le premier. J'ai cessé de l'éditer en ligne depuis de nombreux cahiers, et je me retrouve avec un fouillis de brouillons décousus que je dois souvent réécrire. J'ai même envisagé un moment une double datation, mais elle a rapidement cessé de me paraître nécessaires.

L'écriture suppose toujours un tel décalage temporel ; et il lui donne un caractère discrètement onirique. Le rêve n'est après tout que le réveil d'impressions endormies que l'on réarticule comme du langage.

Le rêve n'est au fond que la forme première du langage, et, de là, un moment de l'éveil.


Je ne suis pas certain d'avoir fait le bon choix en ayant gardé mes notes pour moi seul, et différé leur publication. Après tout, même s'il n'est pas abouti, en ligne, un texte peut toujours être réécrit.

Dans l'écriture comme dans le rêve, la spontanéité comme le travail ne s'opposent pas ; c'est exactement la même chose. Il me semblerait donc plus fructueux de mettre en avant cette spontanéité du travail, plutôt que de la laisser prendre pour cette prétendue « fausse spontanéité ».


La double nature de l'écriture

Je n'oublie jamais complètement la double nature de l'écrit : mathématique et musicale. Le temps de la musique est toujours celui de son exécution. C'est un présent, un « maintenant » continu. Celui des mathématiques est un « toujours », un « toujours » discontinu.

Il est à noter que cette double nature de l'écrit se retrouve dans les deux mémoires de l'ordinateur : l'espace du disque, où elle dort, et celle des barrettes avec leur accès aléatoire, random acces memory, (la RAM), qui peut aussi utiliser une part de l'espace disque (la ROM).


Cette même distinction du temps, de la mémoire, se retrouve exactement dans la conjugaison de l'arabe : le mahdî, le parfait, l'accompli (c'est encore ainsi qu'on nomme les saints), et le moudhâri'. Le premier est un intemporel, un infinitif ; c'est la temporalité mathématique, qui est en réalité l'ordre d'une succession logique, marqué par des connecteurs : si, alors, donc... Cet ordre n'est pas nécessairement réversible, sans être pour autant temporel — ce n'est pas « dans le temps » qu'une équation se résout. Le temps de la musique est tout autre. Il est celui de son exécution.


La conjugaison de la plupart des langues ignore une telle partition, si ce n'est ponctuellement (l'imparfait et le passé simple en français), sans doute parce qu'elle n'est pas nécessaire. Elle est ancrée dans la nature même des langues naturelles.

Le temps musical est dans la vocalisation de la langue. C'est sa nature prononçable. L'ordre logique est dans sa nature paraphrasable. L'écriture peut cultiver l'un au détriment de l'autre. Rythme, rimes, allitérations forcenées de Boby Lapointe rendent les textes de ses chansons quasiment impossibles à paraphraser, et donc à traduire. Listes, tableaux, changements de polices, de corps, de retraits, ou soulignements sont également à peu près impossibles à prononcer.

 

 

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