Cahier XIX Le musée du parc Ibn Roshd
Le 26 juin
Zeng Chong
Zeng a la cinquantaine. Ses cheveux très
noirs le font paraître plus jeune. Il porte une solide veste de
cuir et des bottes de chantier comme les mineurs de l'Oumrouat. Il
est coiffé d'une sorte de chapeau mou décoré
d'une plume d'aigle. L'ensemble lui donne l'air farouche et robuste
d'un vrai Marmaty, qu'il perd en se découvrant, et qui se
change même en timide politesse quand il parle. Nous nous
sommes revus aujourd'hui.
Les bateaux à roues de la mer d'Argod
Les premiers bateaux à aubes furent
construits au quinzième siècle à Tangaar. Ils
avaient un usage exclusivement militaire, à cause de leur
rapidité, de leur maniabilité, et de leur faible
capacité de transport. Les plus gros ont possédé
jusqu'à dix-sept roues : huit de chaque côté,
et une à l'arrière.
Elles étaient actionnées par des
treuils à tambours mus par des chevaux. Quatre à huit
animaux suffisaient à fournir une poussée comparable à
celle de plus de cent rameurs sur une galère de Méditerranée,
pour un navire mieux armé. Ils faisaient une trentaine de
mètres de long pour sept à huit de large.
Les canons étaient équipés de
stabilisateurs de visée à l'aide d'un ingénieux
système de contre-balanciers. C'étaient des armes
relativement légères, car, plutôt que des boulets
perforants, on préférait utiliser des obus creux
remplis de feu grégeois (composition incendiaire à base
de salpêtre et de bitume, brûlant même au contact
de l'eau), qui s'écrasaient sur les navires adverses.
J'ai appris cela en faisant un tour au musée,
avant de rejoindre Zeng au parc Ibn Roshd. Quand je lui en ai parlé,
il a tenu à me dire que les Chinois avaient inventé les
premiers navires à aubes dix siècles plus tôt, et
que le prince Li Gao des Tang en fit construire une flotte
impressionnante qui défendait les fleuves et les lacs de
l'empire. Sans la force motrice de la vapeur, les bateaux à
roues n'étaient pas très adaptés à la
haute mer, mais ils firent encore leur preuve contre les Occidentaux
pendant la Guerre de l'Opium.
Au parc Ibn Roshd
Zeng avait déjà feuilleté mon
journal en ligne, et trouvé deux réflexions sur la
Chine qui lui ont paru injustes, si ce n'est erronées.
« Croire que les Chinois sont un peuple
de marchands est un préjugé, dit-il. De toutes les
civilisations, la Chine est certainement celle qui a donné le
moins d'importance au commerce. C'est d'ailleurs ce qui en a fait
pendant des siècles, la plus grande puissance. »
Ah bon.
« Ton préjugé est
partiellement entretenu par les Chinois eux-mêmes. Il a
toujours mieux valu en Chine être un lettré pauvre qu'un
riche marchand. Les Chinois ont toujours été si
méfiants et méprisants envers les commerçants,
que ces derniers s'expatriaient dans des comptoirs lointains. On en
trouve partout, et c'est ce qui fait d'eux une figure emblématique
pour les étrangers. »
J'avoue que je n'avais jamais vu les choses sous
cet angle.
Le Ji Ni Zi
Zeng m'a fait lire un passage du Ji Ni Zi ;
un ouvrage fort ancien du quatrième ou troisième siècle
avant J-C :
Le roi de Yue dit : « Puisque
vous discutez des affaires humaines de manière si brillante,
et que vous témoignez de tant de prudence avant d'agir, vous
pourrez sans doute me dire si les phénomènes naturels
ont une incidence favorable ou propice (pour l'homme) ?
Ji Ni répondit : « Ils
ont certainement les deux. C'est le Yin et le Yang, présents
dans toutes choses, qui leur donne tout leur ji-gang (c'est à
dire leurs mélanges fixés, et leurs mouvements en
rapport avec d'autres choses, dans le tissu des relations de la
nature). La chance et la malchance dépendent des mouvements
cycliques du soleil, de la lune, des étoiles et des planètes,
des alternances répétées de corruption et de
création (dans les saisons de l'année). Car le Métal,
le Bois, l'Eau, le Feu et la Terre dominent alternativement, et la
lune dans son mouvement de croissance et de décroissance, est
sur eux particulièrement forte. Ce ne sont que des
fluctuations dans la régularité essentiellement
cyclique qui n'a pas de maître (ou de gouvernants que l'on
pourrait par exemple implorer). Si nous les suivons, nous acquerrons
la prospérité, si nous nous y opposons, nous tomberons
dans l'infortune. Ainsi le sage peut prédire une destruction
et donc se préparer à la contre-balancer, car,
profitant du temps que prend ce développement exubérant,
il peut éviter d'être atteint par les coups de
l'adversité.
Des lois de la nature et des lois humaines
Voilà une fort instructive citation. Nous
sommes ici bien loin du fatalisme, dans un monde pourtant
surdéterminé. Loin de faire des freins à la
liberté humaine, le faisceau des déterminations en est
l'outil. Me reviennent en mémoire les réflexions que
j'ai notées avant mon séjour dans l'Oumrouat à
propos de la lex et du Dharma. Je les résume à
Zeng. « Ces deux concepts sont immédiatement
unifiés dans la pensée chinoise, me répond-il. »
Allons donc.
« Les deux sont présents dans
les concepts de li et de du, continue-t-il. Le premier
désigne la bonne conduite autant que les mesures calendaires,
le second est à l'origine un terme musical. L'activité
juridique en Chine est inséparable de celle de mesurer,
étalonner, modéliser. Les légistes se sont
préoccupés de définir les poids et les mesures,
la gamme chromatique, les rayons et l'écartement des roues des
chars, etc... »
« Et où crois-tu que les
légistes soient allés les chercher ?
m'interroge-t-il. Dans le monde lui-même : les géomètres
ont toujours divisé le cercle en 365° 1/4, et ne l'ont pas
arrondi à 360 ; les Tang ont fait mesurer la
circonférence de la terre en finançant des expéditions
du haut Tibet aux Philippines pour fixer la longueur du li, comme dix
siècles plus tard pendant la Révolution, les Français
ont eu une idée similaire pour étalonner le mètre. »
« C'est pourquoi, ajoute-t-il, le droit
chinois est depuis toujours déficient en matière pénale
et en décrets d'application. On a toujours été
embarrassés devant l'infraction, hésitant entre le
mépris taoïste, la rééducation confucéenne,
ou le simple lynchage. Un empereur à même justifié
ces carences, arguant qu'elle décourageait le peuple à
perdre son énergie en procédures. »
« En fait, la morale et le droit n'ont
jamais eu à être réconciliés, puisqu'elles
gravitent autour d'un même moyeu, où se mêlent la
déontologie et la technique. »
« Je comprends mieux pourquoi tu disais
hier que les sciences avaient été un facteur de
stabilité en Chine, alors qu'elles en étaient un de
bouleversement en Europe, » dis-je. « Voilà
qui ouvre des perspectives inattendues. »
Comme pour me donner raison, il continue :
« Les Chinois ont toujours compris que le signifiant est
dans le monde réel. » Je suis surpris par une telle
conclusion et attends ses explications. « C'est comme
hier quand tu cuisinais, dit-il. Manzi et moi humions et goûtions
les aromates pour trouver leurs noms dans nos langues respectives.
Les choses étaient alors les signifiants et les mots les
signifiés, pas l'inverse. »
Les lois de la nature et celles de Dieu
Zeng utilise encore mon portable pour trouver sur
son site une citation qui illustre son propos :
Les athées chinois, dit un missionnaire
ne sont pas plus dociles en ce qui concerne la Providence qu'en ce
qui concerne la Création. Quand nous leur apprenons que Dieu,
qui créa l'univers à partir de rien, les gouverne par
des lois générales, appropriées à sa
Sagesse infinie, et auxquelles toutes les créatures se
conforment, ils disent que ce sont des mots très ronflants
[...] Si on dit que Dieu a établi des lois qui doivent être
exécutées par des individus capables de les connaître,
il s'ensuit que les animaux, les plantes, et, en général,
tous les corps qui agissent conformément à ces lois
universelles ont une connaissance de celles-ci, et donc que tous ces
corps sont doués d'entendement, ce qui est absurde. (D'Argens,
1737.)
« Reconnais, conclut-il, qu'en quatre
siècles les Jésuites de Rome et ceux de l'OMC n'ont pas
beaucoup changé. »
Le 27 juin
Le musée du parc Ibn Roshd
Le musée du parc Ibn Roshd est bien fait.
Son site aussi. Il offre des quantités d'informations dans les
principales langues, qui font un complément nécessaire
aux objets qui y sont exposés.
On n'y cache pas que l'histoire de la technique
est fort peu connue. C'est pourtant la véritable histoire,
dont la propagande des princes et des prêtres est l'écume
qu'on ne connaît que trop. Elle serait plus facile à
découvrir si seulement on s'en souciait, car elle laisse les
traces les plus durables dans tous les aspects de la vie : les
coutumes, les arts et les lettres, les batailles, les cultes, les
objets utilitaires et décoratifs...
En interrogeant la technique, le moindre objet, le
moindre texte, nous dit tout sur les rapports que les hommes
entretiennent envers le monde et entre eux, sur celui de chacun avec
l'humanité et ce qui n'est pas humain.
Les conservateurs du musée et les éditeurs
du site savent montrer les mystères de la technique. Je n'aime
pas ce mot, mystère, mais je n'en ai pas d'autre. Il suppose
une vérité qui serait dérobée, mais qui,
une fois éventée, pourrait devenir explicable et
connaissable. Ce à quoi je pense serait plutôt de ces
sortes d'évidences trop simples, peut-être difficiles à
percevoir au début, mais qui, une fois connues, gardent
quelque chose d'inépuisable.
Pourquoi une poulie accroît-elle la force de
traction ? Elle l'accroît, c'est évident,
incontestable et vérifiable à tout instant. C'est si
évident qu'on pourrait croire en une donnée immédiate
de la conscience. Ce n'en est pourtant pas une, loin de là,
bien qu'elle puisse le paraître tant elle fait partie des
expériences qui nous habitent, comme le levier ou la balance.
Certes, on peut tenter d'expliquer, mais au fond
toute construction repose sur l'évidence première. Une
mécanique, une physique toujours plus fines paraissent ne
laisser aucun secret. Pourtant le mystère dont je parle n'en a
aucun, ni rien non plus qui l'éclaire davantage. Tout est
construit sur son évidence insondable, où ne demeure
aucune obscurité.
Pourquoi accroît-on la force de traction en
ne tirant pas droit ? Ça irait presque contre
l'intuition. Il n'y a pas de pourquoi ; seulement des quantités
de réponses qui en découlent.
Le quantitatif est du qualitatif pauvre
Ce qui est là est antérieur à
toute loi comme à toute mesure. « L'eau bout à
cent degrés » pourrait paraître une
observation du même ordre. C'est en réalité tout
différent. C'est presque une observation grammaticale,
définissant ce qu'on appelle « degré »
ou encore « eau ».
Supposons qu'une eau bouille à
quatre-vingts, ou encore ne bouille toujours pas à cent
cinquante degrés. On devrait bien en conclure que ce ne serait
pas de l'eau, que ce serait un corps très semblable auquel
manquerait une propriété essentielle.
Le cas du chiffre π est plus étrange
encore, alors qu'il ne s'agit pourtant que de l'irréductibilité
de deux systèmes de calcul. Il est ironiquement plus facile de
mesurer le volume d'une sphère que la surface de sa coupe.
Juin 2004
Temps et écriture
Je n'écris pas ce journal comme le premier.
J'ai cessé de l'éditer en ligne depuis de nombreux
cahiers, et je me retrouve avec un fouillis de brouillons décousus
que je dois souvent réécrire. J'ai même envisagé
un moment une double datation, mais elle a rapidement cessé de
me paraître nécessaires.
L'écriture suppose toujours un tel décalage
temporel ; et il lui donne un caractère discrètement
onirique. Le rêve n'est après tout que le réveil
d'impressions endormies que l'on réarticule comme du langage.
Le rêve n'est au fond que la forme première
du langage, et, de là, un moment de l'éveil.
Je ne suis pas certain d'avoir fait le bon choix
en ayant gardé mes notes pour moi seul, et différé
leur publication. Après tout, même s'il n'est pas
abouti, en ligne, un texte peut toujours être réécrit.
Dans l'écriture comme dans le rêve,
la spontanéité comme le travail ne s'opposent pas ;
c'est exactement la même chose. Il me semblerait donc plus
fructueux de mettre en avant cette spontanéité du
travail, plutôt que de la laisser prendre pour cette prétendue
« fausse spontanéité ».
La double nature de l'écriture
Je n'oublie jamais complètement la double
nature de l'écrit : mathématique et musicale. Le
temps de la musique est toujours celui de son exécution. C'est
un présent, un « maintenant » continu.
Celui des mathématiques est un « toujours »,
un « toujours » discontinu.
Il est à noter que cette double nature de
l'écrit se retrouve dans les deux mémoires de
l'ordinateur : l'espace du disque, où elle dort, et celle
des barrettes avec leur accès aléatoire, random
acces memory, (la RAM), qui peut aussi utiliser une part
de l'espace disque (la ROM).
Cette même distinction du temps, de la
mémoire, se retrouve exactement dans la conjugaison de
l'arabe : le mahdî, le parfait, l'accompli (c'est
encore ainsi qu'on nomme les saints), et le moudhâri'.
Le premier est un intemporel, un infinitif ; c'est la
temporalité mathématique, qui est en réalité
l'ordre d'une succession logique, marqué par des connecteurs :
si, alors, donc... Cet ordre n'est pas nécessairement
réversible, sans être pour autant temporel — ce
n'est pas « dans le temps » qu'une équation
se résout. Le temps de la musique est tout autre. Il est celui
de son exécution.
La conjugaison de la plupart des langues ignore
une telle partition, si ce n'est ponctuellement (l'imparfait et le
passé simple en français), sans doute parce qu'elle
n'est pas nécessaire. Elle est ancrée dans la nature
même des langues naturelles.
Le temps musical est dans la vocalisation de la
langue. C'est sa nature prononçable. L'ordre logique est dans
sa nature paraphrasable. L'écriture peut cultiver l'un au
détriment de l'autre. Rythme, rimes, allitérations
forcenées de Boby Lapointe rendent les textes de ses chansons
quasiment impossibles à paraphraser, et donc à
traduire. Listes, tableaux, changements de polices, de corps, de
retraits, ou soulignements sont également à peu près
impossibles à prononcer.
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