Cahier XX Au lac de la Pierre Noire
Juin 2004
L'évolution des lettres du point de vue du
temps
— C'est passionnant, me répond
Kouka, quand je lui parle des réflexions que j'ai notées
hier.
— Ah bon ?
— C'est à l'évidence sur
les questions que tu soulèves que le numérique est une
véritable révolution de l'esprit ; des lettres
pour le moins.
Vu ainsi, je me rends bien compte qu'il nous
manque une histoire des lettres du point de vue de leur gestion
toujours plus fine du temps.
Les avant-gardes du vingtième siècle
l'ont entièrement ignorée. Poètes surréalistes,
philosophes de la logique et des mathématiques, nouveau roman,
tous cherchent à s'émanciper de la linéarité
temporelle par le recours à la spatialisation. « Plus
le rapport sera lointain et juste, plus l'image sera forte » ;
« le signe écrit permet la navigation dans la
pensée » ; etc. Même les adeptes de
l'écriture numérique ne voient rien de plus que « la
navigabilité » dans la lecture seule, et
« l'interactivité » avec le seul public.
Je ne dis pas que tout cela soit stérile, loin s'en faut, mais
on ne sort pas du « Ô
temps, suspends ton vol ».
Or c'est bien en
faisant passer le temps dans l'équation que la mécanique
est passée du paradigme de force à celui de travail.
Kouka a abandonné
sa tenue militaire pour une salopette semblable à celle
qu'elle portait la première fois que je l'ai rencontrée.
Elle m'a accompagné déjeuner à la buvette du
parc. Comme la plupart des gens de la région, et plus
particulièrement, semble-t-il, ceux qui se consacrent au
métier des armes, elle n'est pas indifférente à
la littérature, et plus précisément à la
poésie. La poésie comprend de toute façon ici
toutes les formes littéraires, et pas seulement celles
versifiées.
Disons que la poésie
consisterait à penser à ce que l'on fait en inscrivant
la parole, et non pas naïvement à savoir de quoi l'on
parle (comme les mathématiques consistent à savoir ce
que l'on fait en comptant, et pas seulement ce que l'on compte ;
ou la philosophie, comment l'on pense, et pas seulement à
quoi).
Kouka pratique la
poésie, la plupart du temps hélas en langue palanzi, et
elle aime trouver le temps d'en parler avec moi.
« Pendant les premiers millénaires,
la littérature s'est déployée dans le temps
actuel de sa récitation, dit-elle, et dans celui, immobile, de
la sagesse et du mythe. Je ne saurais pas dire exactement quand les
choses ont commencé à bouger. Je soupçonne que
le tournant a débuté dans la littérature
indienne, que je ne connais pas assez bien pour avancer une date. Je
pense aux écrits du Bouddhisme hellénistique, où
le temps du récit s'entrecroise avec celui des paroles
rapportées. »
« Il est peut-être possible de
remonter plus loin, ajouté-je, au corpus confucéen et
ses encastrements de gloses et de commentaires. »
« La Bhagavad Gîtâ
est aussi de ce point de vue un ouvrage remarquable. »
Continue-t-elle. « Simple chapitre de l'immense somme que
constitue le Mahâbhârata, il s'en détache,
comme un discours de sagesse autonome. Dans la lecture, il
s'émancipe, tout en y conservant sa place d'un dialogue entre
Krishna et Arjuna, parcourant sur le même char le champ où
va se dérouler la bataille. »
Je connais moins qu'elle encore les littératures
sanskrite, palie et hindie, mais mieux celles chinoise et japonaise.
« Les monogatari japonais
fonctionnent sur l'encastrement de deux temps, dis-je, celui du récit
et celui du « dit », dont ils font celui de la
prose et celui de la versification. Cette systématisation ne
va pas sans raideur. Elle constitue l'écheveau solide sur
lequel ont commencé à se déployer des variations
plus subtiles. »
Le 27 juin
Le Lac de la Pierre Noire
Ni Zeng, ni Kouka, ni Ziddhâ n'ont
aujourd'hui d'occupation qui les retiennent. C'était donc une
occasion de permettre à mon nouvel ami de se faire des
relations à Bolgobol.
Nous avons profité de la voiture de Ziddhâ
pour un pique-nique dans la montage, et pris la route qui, à
partir des remparts de la vielle ville, monte en lacets au col de
Borgadol.
On parvient très vite jusqu'aux pieds des
massifs rocheux à deux mille cinq cents mètres, où
s'accrochent encore des lambeaux de neige. Peu avant le col, nous
avons emprunté la petite route qui cesse très vite
d'être goudronnée et qui conduit au lac de la Pierre
Noire. Le nom inscrit sur le panneau nous avait fait rêver.
Le lac, en face de parois rocheuses et d'éboulis,
est cerné par quelques épais bosquets de mélèzes.
Nous n'y avons pas trouvé de pierre noire, mais un sympathique
couple accroupi dans l'herbe rare.
Les insectes sont dépourvus de cerveau
« Les insectes sont dépourvus de
cerveau. Les premiers arthropodes du silurien, possédaient un
bulbe nerveux central comparable à celui des minuscules
premiers vertébrés du cambrien. Chez ces derniers, il a
évolué vers un cerveau toujours plus volumineux et
complexe. Il a disparu chez les insectes, dont le système
nerveux est dépourvu de tous ce qui ressemblerait à un
centre de connexion. » Dit Yary.
« Ce système nerveux simplifié
n'empêche pas les insectes de se livrer à des activités
complexes et ingénieuses, qui remettent sérieusement en
question les neuro-sciences. » Continue Sonia. Yary et
Sonia sont des neuro-entomologistes de l'université de
Bolgobol.
« Les premiers vertébrés,
qui ressemblaient sur beaucoup de points aux cordés actuels,
avaient la taille d'un ongle, alors que les plus anciens arthropodes
mesuraient jusqu'à trois mères. Les vertébrés
n'ont depuis cessé de grossir jusqu'au jurassique, alors que
les insectes se sont miniaturisés. » Continue
Sonia.
« Cette réduction de taille
— celle du plus gros insecte est comparable à celle
du plus petit vertébré, mais son poids inférieur —
est liée à la simplification du système
nerveux. » Complète Yary.
« Si l'intelligence était
entièrement dépendante de la taille du cerveau,
explique Sonia, les insectes ne seraient pas seulement moins
intelligents que les vertébrés, ils n'auraient pas plus
d'intelligence qu'un jouet mécanique. À supposer que ce
soit le cas, ce qui reste à prouver, ça soulèverait
plus de questions que ça n'en résoudrait. »
Les recherches de Yary et Sonia tendent à
établir que rien n'empêcherait une espèce
d'insecte d'atteindre un niveau d'intelligence comparable à
nous-autres vertébrés, et même supérieur.
Cette intelligence serait peut-être d'une nature différente.
« En quoi ? » Demandé-je vivement
intéressé. Ils ne sauraient pas encore le préciser.
« Les insectes ne vivent pas dans le
même temps que nous, dit Sonia. Ils ont un tempo beaucoup plus
rapide. Ils vivent moins longtemps que les vertébrés,
mais tout en eux est plus rapide, les percepts et les mouvements. Ils
vivent en une saison ce que nous vivons en plusieurs années. »
Enactive cognition
En devenant des insectes, les arthropodes ont
divisé leur corps en trois parties. Elles sont très
spécialisées : dans la tête sont concentrées
toutes les fonctions sensorielles ; dans le thorax, les
fonctions motrices, et enfin, dans l'abdomen, les fonctions
végétatives. Le système nerveux parcourt les
trois parties sans avoir de centre particulier, comme le grand
sympathique des vertébrés, et non comme leur cerveau,
dans la tête où sont les fonctions sensorielles.
« L'intelligence des insectes serait
donc moins dépendante des représentations sensibles
(sense presentations) que celle des vertébrés,
et plus proche d'une cognition en acte (enactive cognition), »
conclut Yari.
« L'évolution des insectes irait
donc naturellement vers ce que nous cultivons à travers le
Djana. » Dit Kouka en nous surprenant tous. (Voir
À Bolgobol cahier 30.)
Yary et Sonia sont là pour leur travail.
Ils s'intéressent tout particulièrement aux papillons
bleus qui sont nombreux près du lac.
« Je ne crois pas que l'intelligence
des insectes soit si différente » reprend Ziddhâ.
« L'intelligence humaine s'est émancipée des
images sensibles où sommeille celle de l'animal, en les
faisant glisser dans les objets. L'intelligence est dans ce
mouvement, celui du geste qui manie l'outil, l'instrument, le
signe. »
« Ou le sabre, » ajoute
Kouka complice. « Tu as raison Ziddhâ, »
continue-t-elle. « L'intelligence est l'éveil à
cette vacuité. Quelle que soit la nature des êtres, elle
ne saurait être différente. »
Le 28 juin
Près du lac
Yary et Sonia habitent une petite maison en bois
au bord du lac. Ils nous ont offert de dîner avec eux, et,
comme il était tard, de rester pour la nuit.
Levé le premier, je suis descendu au hameau
le plus proche pour chercher du papier à rouler. Il y a une
petite échoppe à l'entrée, attenante à la
dernière station-service avant le col, quelques mètres
après la bifurcation qui conduit au lac.
On y vend de tout mais peu : un cageot de
fruits, trois salades, une demi-douzaine de boîtes de conserve,
quatre paquets de tabac du Sir Daria, un disque compact pirate de
Laura Fabian, quelques tricots de laine, deux bonnets de fourrure, un
portrait de l'Imam Hussein, du riz, du blé dur, une cagette de
haricots verts, une riche variété de couteaux, des
calames taillés dans des roseaux de la région de
Tangaar, des ramettes de papier, des barrettes de mémoires de
Taïwan, un lot de casseroles, des bassines en plastique de
couleurs vives, de la corde, du fil électrique, des épices,
des parfums, des disquettes... Il n'y a pas de papier à
rouler.
La jeune femme, qui paraissait avoir traversé
le hameau, si j'en juge par le temps que je l'ai attendue, m'a
proposé à la place des pipes artisanales taillées
dans du merisier. Elles sont plutôt rustiques : un simple
parallélépipède de bois où est creusé
le fourneau et fiché un chalumeau droit assez long terminé
d'un bec de corne. Le filtre est rudimentaire lui aussi, une simple
plaquette de métal roulée. La texture du bois et la
sobriété de la forme me plaisent pourtant. La pipe a
aussi l'avantage de rester droite quand on la pose sur sa base
taillée en biseau. J'en achète une.
Je remarque aussi une édition bilingue
abrégée du Mémorial des Saints de Farid
ud Din Attar. L'anglais est traduit de l'ouïgour, ce qui ne
manque pas de m'étonner. Attar était iranien et
écrivait en farsi. Il n'est pas très difficile de
trouver ses ouvrages dans leur langue originale. Pour ce que je
connais de l'ouïgour, je suppose que la transcription de ses
vers ne doit pas y être facile. J'observe d'ailleurs que la
versification a disparu dans les deux versions.
La très courte préface en anglais ne
dit rien de cette première traduction en ouïgour, ni le
lieu, ni la date, ni le nom du traducteur. On lit seulement à
la fin de l'ouvrage, comme il était coutume chez les
copistes : Ici finit le récit des actes et des paroles
des docteurs et des saints dont les noms sont inscrits dans le
Tezkereh (mémorial en farsi). Moi, Herou Mâlik Bakhchi,
j'ai terminé cette copie à Hérat le 10 de
djemâdi el-âkhir, dans l'année du Cheval de
l'Hégire 840. (Soit au quinzième siècle.)
Recopié de l'ouïgour à Hérat ?
Ce serait plutôt le colophon d'une première copie en
farsi. Ni la traduction en anglais, ni la courte préface ne
sont signées.
Kouka m'interroge encore sur ma façon
d'écrire
Quand je suis rentré du hameau, seule Kouka
était déjà levée. Nous avons pris la
barque amarrée à l'embarcadère devant la maison
de rondins pour nous avancer sur le lac.
La lumière oblique du jour dore encore les
roches et la glace. L'eau est immobile, et une légère
brume estompe les massifs de sapins.
À mon réveil, on distinguait encore
les étoiles dans un ciel complètement pur. L'air glacé
était un délice. Il fait encore très froid, et
ramer à tour de rôle nous réchauffe agréablement.
Kouka écrit de beaux poèmes. Ils ont
une efficacité fulgurante. Ils manquent seulement
d'originalité. Ils sont un peu académiques. Quant aux
autres textes de son site, ils ont une clarté et une
lisibilité peu communes.
Depuis qu'elle m'a invité chez elle, elle
essaie d'apprendre de moi tout en m'initiant au sabre. Comme elle,
qui tente de corriger mes postures en attirant mon attention sur
leurs similitudes avec celles de l'écriture, j'essaie
d'améliorer son style en prenant pour exemple son maniement du
sabre.
« Un énoncé, dis-je, est
le cheminement d'une pensée ; pas son expression. »
« Je le sais bien, répond-elle.
Il est aisé de laisser cheminer sa pensée avec sa
plume. On peut le faire à tout instant. C'est une chose de
faire une promenade agréable, c'en est une autre de savoir
pister et capturer un gibier. »
« Je le vois en te lisant, Kouka. Tu ne
réussis que lorsque ton gibier ne se dérobe pas à
ton regard, où lorsqu'il croise ta route sans que tu l'aies
cherché. »
Depuis que je suis chez elle, j'ai eu l'occasion
de lui montrer comment la pensée trébuche généralement
sur des constructions qu'il est étonnamment facile
d'identifier, si l'on y est attentif. Ce peut être l'usage d'un
pronom indéfini là où aurait dû être
un sujet précis, l'emploi malheureux de la voie passive, un
verbe mal choisi...
« Évidemment, dit Kouka, c'est
une tautologie : si un texte est mal écrit, c'est qu'il
n'est pas bien écrit. En quoi cela nous avance-t-il ? »
« Ça nous avance beaucoup, au
contraire, bien plus que dire qu'il est mal pensé. N'est-ce
pas plus simple de corriger un mot ou une construction grammaticale ?
Comment saurais-tu corriger ta pensée ? »
« Ces aspects grammaticaux,
continué-je, réorientent le cheminement de ta pensée.
Ils la conduisent dans des voies inattendues, et tu dois encore être
prête à les suivre. C'est ce que tu ne parviens pas à
faire : tailler ton chemin dans une direction que tu ne
t'attendais pas à emprunter. Toi, tu suis ton idée au
contraire, sans te soucier des obstacles qui la font trébucher,
et quand tu n'as fait que parcourir un chemin connu, tu reviens les
nettoyer. Ton cheminement paraît alors moins chaotique, moins
maladroit, mais il est peu fructueux. Ces obstacles, tu dois en faire
des supports. Ces imperfections, ces irrégularités,
sont des bourgeonnements. Ta pensée chemine avec elles, pas
malgré elles. Ce n'est pas après coup que tu dois y
revenir. »
« Oui, Jean-Pierre, je comprends. Tu
m'apprends à penser sans pensée, à me déplacer
sans mouvement. Je n'ai pas besoin de penser à ce que je veux
dire, puisque le dire, c'est le penser. Mais comment y parvenir ?
Comment puis-je être sûre de dire ce que j'ai à
dire sans le savoir ? »
« Sans le savoir, justement. »
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