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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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Cahier XXI
Dans la cabane près du lac

 

 

 

 

Le 29 juin

Je reste au lac de la Pierre Noire

Je reste au lac de la Pierre Noire. Yary doit descendre à Bolgobol. Il fera le voyage avec mes compagnons dans la voiture de Ziddhâ. Je lui ramènerai la sienne en rentrant.

Alors même que je reprenais mes dernières notes, j'ai reçu un courriel de mon ami Pierre Petiot, m'informant d'une émission de France Culture sur Râbi'ah al-'Adawiyyah :


Râbi'ah al-'Adawiyyah et la doctrine de l'amour spirituel

<http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/vie_œuvre/>

Une vie, une œuvre

Avec : Abdallah Penot, Salah Stétié, Pierre Lory.

À travers les poèmes et les propos de cette sainte du premier siècle de l'Islam, une présentation des principaux thèmes du soufisme qu'elle a contribué à établir, mais aussi, loin des clichés habituels, une approche de la place de la femme en Islam et des possibilités d'ouverture spirituelle qui s'offrent à elle.

Quasi-méconnue du public occidental moderne, elle est vénérée en Islam aussi bien par le peuple que par les grands spirituels. On parle d'elle comme d'"une seconde Marie". Dépassant nombre de Maîtres spirituels non seulement de son époque mais des siècles à venir, elle fut qualifiée de "Couronne des hommes" [...] Sans jamais avoir écrit une ligne, elle a laissé, par ses chants et les récits qui la concernent, une somme spirituelle d'une importance essentielle méditée par tous au fil des siècles. Sa science n'était pas livresque et provenait tout entière de sa réalisation intérieure.

Râbi'ah appartenait au courant des ascètes qui allait donner naissance à l'ésotérisme islamique connu sous le nom de soufisme. Tout ce que l'on sait d'elle, propos et poèmes, relève de la légende dorée et nous est parvenu à travers des auteurs soufis des siècles postérieurs dont le plus fameux est Attâr dans son "Mémorial des Saints".

Elle n'eut pas de disciples à proprement parler mais plutôt des visiteurs qui venaient chercher auprès d'elle un enseignement ou un conseil. Ayant renoncé au monde et vivant dans le plus complet dénuement, se remettant pour sa subsistance à Dieu, elle ne se maria jamais mais on lui doit quelques-uns des plus fameux poèmes sur l'amour spirituel, dont certains furent chantés par Oum Kalsoum.

Réalisation : Jean-Claude Loiseau


J'avais déjà noté dans le Mémorial des Saints deux fragments particulièrement synthétiques de son enseignement :

On raconte qu'un jour Mâmik Dinâr, Haçan Basri et Chaqiq Balkhi allèrent rendre visite à Râbi'a. Comme on parlait de sincérité, Haçan Basri dit : « Il n'est pas sincère celui qui ne supporte pas avec constance les coups qui lui viennent du Seigneur très haut. — Voilà qui sent l'infatuation de soi-même », observa Râbi'a. Chaqiq Balkhi dit : « Il n'est pas sincère celui que ne rend pas des actions de grâce pour les malheurs qui lui viennent du Seigneur très haut. — Il faut encore mieux que cela », insista Râbi'a. Mâlik Dinâr prit la parole : « Il n'est pas sincère celui qui ne trouve pas de charme dans les souffrance que lui envoie le Seigneur très haut. — Encore mieux », s'écria Râbi'a. Mais eux, s'adressant à elle : « Parle toi-même. » Alors Râbi'a : « Il n'est pas sincère celui qui n'oublie pas la souffrance qui lui vient du Seigneur très haut, exactement comme les dames de l'Égypte, en voyant la figure de Youçouf, oublièrent leur mal de main. »


Ce fragment doit être éclairé de la lecture du Coran. On y apprend que Youçouf (Joseph) était d'une exceptionnelle beauté qui captait l'attention des femmes au point qu'elles ne pouvaient plus en détacher leur regard. Quand il fut vendu par ses frères et amené en captivité chez le Pharaon, dans la cuisine, les femmes étaient tellement fascinées par sa beauté qu'elles se coupaient les doigts en épluchant les légumes sans même s'en apercevoir.

Le second est d'un autre registre, et de nature à accréditer la thèse de Manzi que le Tasawwuf (soufisme) est la version musulmane du Sophisme :

Dans un élan de son cœur elle dit : « Ô mon Dieu ! tu as promis deux belles récompenses pour deux choses : l'accomplissement du pèlerinage et la patience à supporter les épreuves. Si mon pèlerinage n'est pas valable pour toi, c'est un grand malheur pour moi ; mais où sera la récompense pour un tel malheur ? »


Sonia connaissait très bien Râbi'a, et j'ai découvert que cette sainte est toujours un modèle pour de nombreuses féministes musulmanes d'aujourd'hui. En parcourant le net, j'ai trouvé des forums de femmes, en toutes langues, qui commentent son enseignement.

Elle est certainement moins inconnue des Occidentaux que France Culture le laisse croire, à moins qu'être musulman n'interdise définitivement d'être occidental. Bien des sites et des forums qui la citent sont en Europe ou aux États-Unis.

L'Encyclopédie des sciences islamiques en français précise : « Après avoir recouvré la liberté, Râbi'ah s'établit dans le désert, après quoi elle se rendit à Bassora où elle rassembla autour d'elle un grand nombre d'aspirants à la voie spirituelle et de compagnons qui s'acheminaient jusque chez elle pour assister à ses enseignements et à ses invocations et pour écouter ses paroles. Parmi les plus illustres de ses disciples, on peut citer Mâlik Ibn Dînâr, l'ascète Rabâh Al-Qaysî, le spécialiste du Hadith Sufyân Ath-Thawrî et le soufi Shafîq Al-Balkhî. »

Le 30 juin

Sonia est très religieuse

Sonia est très religieuse. Elle est même la première personne réellement religieuse que je rencontre dans le Marmat, en exceptant Hammad qui est imam.

Elle est profondément surprise quand je lui apprends que je ne le suis pas. Elle était certaine que je m'étais absenté la veille pour faire mes prières. « Sans doute ton Seigneur t'a-t-Il inspiré la prudence dans ce monde d'infidèles, » dit-elle peu convaincue.

Quelle drôle d'idée.

« Tu ne dois pas plus que d'autres être épargné par les ans, la souffrance et la peur ? m'interroge-t-elle. — Sans doute. — On dirait pourtant qu'ils ne t'atteignent qu'en surface, sans parvenir à obscurcir ta capacité d'émerveillement. Comment cela serait-il possible si tu ne marchais dans la voie de Dieu ? »

Elle me fait penser aux dernières paroles connues de Wittgenstein, avant que son cancer ne l'emporte : « C'était merveilleux. »

« Je suis né comme ça, dis-je. — Dieu est grand et miséricordieux », conclut-elle en arabe.


La rhétorique de Râbi'ah

On dit encore de Râbi'ah que, lorsqu'elle partit faire son pèlerinage à la Mecque, la Kabbah vint à sa rencontre. Je trouve savoureuses ces images exagérées dignes des histoires marseillaises. Voilà ce qu'en dit le Mémorial des Saints :


Ibrahim Edhem mit quatorze années à se rendre à la Kabbah, car à chaque pas, il faisait une prière de deux rih't. Il disait : « Les autres marchent sur cette route avec leurs pieds ; moi, j'y marche avec ma tête. » Au bout de quatorze années, lorsqu'il fut près de la Kabbah, il ne la vit pas à sa place. Lui de dire en gémissant : « Hélas ! suis-je donc devenu aveugle que je ne puis voir la Kabbah ? » Alors il entendit une voix qui lui criait : « Ô Ibrahim ! tu n'es pas aveugle, mais la Kabbah est allée au-devant de Râbi'ah. »

Ibrahim, très ému, vit que la Kabbah était revenue et avait repris sa place. Puis il aperçut Râbi'ah qui s'avançait appuyée sur un bâton. « Ô Râbi'ah, lui dit-il, quelle œuvre est la tienne et quel bruit tu fais dans le monde ! car tous disent : la Kabbah est allée au-devant de Râbi'ah. » Et Râbi'ah de répondre : Ô Ibrahim ! quel bruit fais-tu toi-même dans le monde, toi qui a mis quatorze années pour arriver ici !

Et tous dirent : Ibrahim à chaque pas, s'arrête pour faire une prière de deux rik'at. — Il est vrai, dit Ibrahim, j'ai mis quatorze années à traverser ce désert en priant. — Ô Ibrahim ! reprit Râbi'ah, tu es venu avec la prière et moi avec l'indigence. »


De Fouquelin à Fontanier, les ouvrages français de rhétorique sont peu sensibles à cette trope qu'est l'exagération, et ne paraissent pas en saisir le mécanisme. Il s'agit en fait de caricaturer exagérément le sens littéral d'une image pour précisément le ruiner.

Voici une autre anecdote qui met en œuvre cette figure en même temps qu'elle en dévoile le fonctionnement :

On raconte qu'un jour Haçan Basri, voyant Râbi'ah assise sur le bord de l'Euphrate, jeta sur la surface de l'eau son tapis de prière, monta dessus et dit : « Allons, Râbi'ah, il faut réciter sur l'eau une prière de deux rik'at. — Maître, dit-elle, sont-ce les choses de cette terre que tu vas montrer aux gens de l'autre monde ? Fais-nous voir une chose que le commun des mortels soit impuissant à exécuter. » Ce disant, elle lança en l'air son tapis de prière, monta dessus et cria : « Viens ici, Haçan, on y est plus retiré et l'œil du curieux ne saurait y atteindre. » Puis voulant consoler Haçan, elle ajouta : « Maître, ce que tu as fait, les poissons savent le faire, et ce que j'ai fait, les mouches sont capables de le faire. Il s'agirait d'arriver à un degré supérieur aux deux que nous avons atteints. »


Dans la cabane

Les environs du Lac de la Pierre Noire sont très humides, bien plus que les autres régions du sud du Marmat. Partout naissent des torrents qui tombent en cascades des parois, et dont les embruns moirent la roche sombre et la tapissent de mousses.

Le ciel s'est couvert depuis que mes compagnons sont partis. Dans la nuit il a plu et le ciel demeure menaçant. Sonia n'a pas à m'apprendre que les orages peuvent être dangereux ici. Aussi, nous ne nous éloignons pas beaucoup de la cabane. J'ai fendu des bûches. Nous en utilisons beaucoup.

La cabane est petite. Les murs et les meubles sont de bois. La petite taille des fenêtres est compensée par l'ampleur des montagnes.

On se sent loin de tout. Il y a bien un village, à l'autre bout du lac, et la route est bonne jusqu'à l'embranchement avec celle du col. On ne les voit pas d'ici, et on les oublie.

La pièce qui tient lieu de cuisine et de salon est agréablement décorée, le regard passe avec plaisir d'un objet à l'autre. L'ensemble est curieusement disparate : bassines de plastique rouge sous l'évier de zinc, cartes postales chromo épinglées au mur, chameau dans une petite cloche transparente, sur lequel tombe la neige quand on l'a retournée, bas relief de la Kabbah, en plastique, rehaussé de dorures et de vert fluo par un designer fou de Taïwan.


Sur une table basse, dans le coin sud-est, est posé un ordinateur peint couleurs camouflage. Par terre, sur les tapis, des dossiers sont épars. Une carte d'état-major est épinglée sur le mur nord, avec des sabres de part et d'autre ; d'un côté ceux de Sonia, de l'autre, ceux de Yary. On peut lire sur leurs fourreaux, les occasions où ils les ont acquis. J'ai déjà dit l'an dernier que les sabres avaient ici une fonction comparable à celle des coupes chez nous.

Un bouquet de chardons bleus est posé dans un vase sur un meuble bas. On dirait une faïence Ming, si les motifs n'étaient pas des lettres arabes. Bien que déformés, les caractères koufis demeurent très lisibles. Je ne parviens pourtant pas à les déchiffrer ; ce doit être du palanzi, du farsi, de l'ouzbek, du tadjik, de l'ourdou, ou Dieu sait quelle langue d'Asie.

Près d'un miroir sans cadre, fixé au mur par des clous à tête plate, est pendu un calendrier perpétuel dont les fiches des mois et des jours sont usées. De petites taches de rouille attaquent le métal peint. Il est décoré d'un plant de coquelicot en pied.


Il y a des pierres aussi sur le meuble où l'on range la vaisselle, posées sur les étagères devant les assiettes. Ce sont des roches plutôt ordinaires : calcédoine, quartz, onyx, calcaire, bélémites, voire simples cailloux.

J'ai vu que parfois Sonia en prend une dans sa main, l'amène avec elle, devant l'ordinateur, devant la fenêtre, ou bien s'assoit sur les tapis. Elle la regarde.


Neuro-entomologie pratique

On ne se rend pas compte à quel point un insecte peut être souple. Leur chitine ne forme pas une carapace si épaisse ; ils sont souples et vifs.

Le coléoptère qui court entre mes doigts à une tête très mobile, bien distincte du thorax. Je le regarde à la loupe. Les insectes n'émettent aucun son, par leur bouche du moins, et leurs yeux à facettes, immobiles, ne disent pas grand chose. Ils peuvent pourtant être très expressifs si on les regarde de près. Le mien penche la tête, incline ou remonte ses antennes, tend son abdomen, tape des pattes. « On dirait qu'il t'a aperçu, dit Sonia. »


« Tu crois ? — Oui, il a senti ton haleine. » Il ne faut pas manger de viande, et surtout pas d'insecte, si l'on veut communiquer avec eux, sinon, ils sont effrayés. Et l'on doit bien choisir les herbes pour assaisonner ses repas.

Mon coléoptère gesticule sur mes doigts. « Parle encore, dit Sonia, on dirait qu'il cherche à communiquer. »

« Tu sens l'odeur qu'il s'est mis à exhaler par ses glandes ? me demande-t-elle — Tu parviens à la sentir ? m'étonné-je. — Oui, oui, avance ton nez, parle-lui, il t'entend. — Il m'entend ? — Il n'entend pas des sons, il perçoit avec ses antennes les variations des effluves que tu exhales. — Tu crois qu'il comprend que je m'adresse à lui ? — Bien sûr, à qui d'autre ? — Tu crois que je le fais rire ? Il a l'air joyeux. »

 

 

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