Cahier XXI Dans la cabane près du lac
Le 29 juin
Je reste au lac de la Pierre Noire
Je reste au lac de la Pierre Noire. Yary doit
descendre à Bolgobol. Il fera le voyage avec mes compagnons
dans la voiture de Ziddhâ. Je lui ramènerai la sienne en
rentrant.
Alors même que je reprenais mes dernières
notes, j'ai reçu un courriel de mon ami Pierre Petiot,
m'informant d'une émission de France Culture sur Râbi'ah
al-'Adawiyyah :
Râbi'ah al-'Adawiyyah et la doctrine de
l'amour spirituel
<http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/vie_œuvre/>
Une vie, une œuvre
Avec : Abdallah Penot, Salah Stétié,
Pierre Lory.
À travers les poèmes et les
propos de cette sainte du premier siècle de l'Islam, une
présentation des principaux thèmes du soufisme qu'elle
a contribué à établir, mais aussi, loin des
clichés habituels, une approche de la place de la femme en
Islam et des possibilités d'ouverture spirituelle qui
s'offrent à elle.
Quasi-méconnue du public occidental
moderne, elle est vénérée en Islam aussi bien
par le peuple que par les grands spirituels. On parle d'elle comme
d'"une seconde Marie". Dépassant nombre de Maîtres
spirituels non seulement de son époque mais des siècles
à venir, elle fut qualifiée de "Couronne des
hommes" [...] Sans jamais avoir écrit une ligne, elle a
laissé, par ses chants et les récits qui la concernent,
une somme spirituelle d'une importance essentielle méditée
par tous au fil des siècles. Sa science n'était pas
livresque et provenait tout entière de sa réalisation
intérieure.
Râbi'ah appartenait au courant des
ascètes qui allait donner naissance à l'ésotérisme
islamique connu sous le nom de soufisme. Tout ce que l'on sait
d'elle, propos et poèmes, relève de la légende
dorée et nous est parvenu à travers des auteurs soufis
des siècles postérieurs dont le plus fameux est Attâr
dans son "Mémorial des Saints".
Elle n'eut pas de disciples à proprement
parler mais plutôt des visiteurs qui venaient chercher auprès
d'elle un enseignement ou un conseil. Ayant renoncé au monde
et vivant dans le plus complet dénuement, se remettant pour sa
subsistance à Dieu, elle ne se maria jamais mais on lui doit
quelques-uns des plus fameux poèmes sur l'amour spirituel,
dont certains furent chantés par Oum Kalsoum.
Réalisation : Jean-Claude Loiseau
J'avais déjà noté dans le
Mémorial des Saints deux fragments particulièrement
synthétiques de son enseignement :
On raconte qu'un jour Mâmik Dinâr,
Haçan Basri et Chaqiq Balkhi allèrent rendre visite à
Râbi'a. Comme on parlait de sincérité, Haçan
Basri dit : « Il n'est pas sincère celui qui
ne supporte pas avec constance les coups qui lui viennent du Seigneur
très haut. — Voilà qui sent l'infatuation de
soi-même », observa Râbi'a. Chaqiq Balkhi
dit : « Il n'est pas sincère celui que ne rend
pas des actions de grâce pour les malheurs qui lui viennent du
Seigneur très haut. — Il faut encore mieux que
cela », insista Râbi'a. Mâlik Dinâr prit
la parole : « Il n'est pas sincère celui qui
ne trouve pas de charme dans les souffrance que lui envoie le
Seigneur très haut. — Encore mieux »,
s'écria Râbi'a. Mais eux, s'adressant à elle :
« Parle toi-même. » Alors Râbi'a :
« Il n'est pas sincère celui qui n'oublie pas la
souffrance qui lui vient du Seigneur très haut, exactement
comme les dames de l'Égypte, en voyant la figure de Youçouf,
oublièrent leur mal de main. »
Ce fragment doit être éclairé
de la lecture du Coran. On y apprend que Youçouf (Joseph)
était d'une exceptionnelle beauté qui captait
l'attention des femmes au point qu'elles ne pouvaient plus en
détacher leur regard. Quand il fut vendu par ses frères
et amené en captivité chez le Pharaon, dans la cuisine,
les femmes étaient tellement fascinées par sa beauté
qu'elles se coupaient les doigts en épluchant les légumes
sans même s'en apercevoir.
Le second est d'un autre registre, et de nature à
accréditer la thèse de Manzi que le Tasawwuf
(soufisme) est la version musulmane du Sophisme :
Dans un élan de son cœur elle
dit : « Ô mon Dieu ! tu as promis deux
belles récompenses pour deux choses : l'accomplissement
du pèlerinage et la patience à supporter les épreuves.
Si mon pèlerinage n'est pas valable pour toi, c'est un grand
malheur pour moi ; mais où sera la récompense pour
un tel malheur ? »
Sonia connaissait très bien Râbi'a,
et j'ai découvert que cette sainte est toujours un modèle
pour de nombreuses féministes musulmanes d'aujourd'hui. En
parcourant le net, j'ai trouvé des forums de femmes, en toutes
langues, qui commentent son enseignement.
Elle est certainement moins inconnue des
Occidentaux que France Culture le laisse croire, à moins
qu'être musulman n'interdise définitivement d'être
occidental. Bien des sites et des forums qui la citent sont en Europe
ou aux États-Unis.
L'Encyclopédie des sciences islamiques en
français précise : « Après avoir
recouvré la liberté, Râbi'ah s'établit
dans le désert, après quoi elle se rendit à
Bassora où elle rassembla autour d'elle un grand nombre
d'aspirants à la voie spirituelle et de compagnons qui
s'acheminaient jusque chez elle pour assister à ses
enseignements et à ses invocations et pour écouter ses
paroles. Parmi les plus illustres de ses disciples, on peut citer
Mâlik Ibn Dînâr, l'ascète Rabâh
Al-Qaysî, le spécialiste du Hadith Sufyân
Ath-Thawrî et le soufi Shafîq Al-Balkhî. »
Le 30 juin
Sonia est très religieuse
Sonia est très religieuse. Elle est même
la première personne réellement religieuse que je
rencontre dans le Marmat, en exceptant Hammad qui est imam.
Elle est profondément surprise quand je lui
apprends que je ne le suis pas. Elle était certaine que je
m'étais absenté la veille pour faire mes prières.
« Sans doute ton Seigneur t'a-t-Il inspiré la
prudence dans ce monde d'infidèles, » dit-elle peu
convaincue.
Quelle drôle d'idée.
« Tu ne dois pas plus que d'autres être
épargné par les ans, la souffrance et la peur ?
m'interroge-t-elle. — Sans doute. — On dirait
pourtant qu'ils ne t'atteignent qu'en surface, sans parvenir à
obscurcir ta capacité d'émerveillement. Comment cela
serait-il possible si tu ne marchais dans la voie de Dieu ? »
Elle me fait penser aux dernières paroles
connues de Wittgenstein, avant que son cancer ne l'emporte :
« C'était merveilleux. »
« Je suis né comme ça,
dis-je. — Dieu est grand et miséricordieux »,
conclut-elle en arabe.
La rhétorique de Râbi'ah
On dit encore de Râbi'ah que, lorsqu'elle
partit faire son pèlerinage à la Mecque, la Kabbah vint
à sa rencontre. Je trouve savoureuses ces images exagérées
dignes des histoires marseillaises. Voilà ce qu'en dit le
Mémorial des Saints :
Ibrahim Edhem mit quatorze années à
se rendre à la Kabbah, car à chaque pas, il faisait une
prière de deux rih't. Il disait : « Les autres
marchent sur cette route avec leurs pieds ; moi, j'y marche avec
ma tête. » Au bout de quatorze années,
lorsqu'il fut près de la Kabbah, il ne la vit pas à sa
place. Lui de dire en gémissant : « Hélas !
suis-je donc devenu aveugle que je ne puis voir la Kabbah ? »
Alors il entendit une voix qui lui criait : « Ô
Ibrahim ! tu n'es pas aveugle, mais la Kabbah est allée
au-devant de Râbi'ah. »
Ibrahim, très ému, vit que la
Kabbah était revenue et avait repris sa place. Puis il aperçut
Râbi'ah qui s'avançait appuyée sur un bâton.
« Ô Râbi'ah, lui dit-il, quelle œuvre
est la tienne et quel bruit tu fais dans le monde ! car tous
disent : la Kabbah est allée au-devant de Râbi'ah. »
Et Râbi'ah de répondre : Ô Ibrahim !
quel bruit fais-tu toi-même dans le monde, toi qui a mis
quatorze années pour arriver ici !
Et tous dirent : Ibrahim à chaque
pas, s'arrête pour faire une prière de deux rik'at. — Il
est vrai, dit Ibrahim, j'ai mis quatorze années à
traverser ce désert en priant. — Ô Ibrahim !
reprit Râbi'ah, tu es venu avec la prière et moi avec
l'indigence. »
De Fouquelin à Fontanier, les ouvrages
français de rhétorique sont peu sensibles à
cette trope qu'est l'exagération, et ne paraissent pas en
saisir le mécanisme. Il s'agit en fait de caricaturer
exagérément le sens littéral d'une image pour
précisément le ruiner.
Voici une autre anecdote qui met en œuvre
cette figure en même temps qu'elle en dévoile le
fonctionnement :
On raconte qu'un jour Haçan Basri,
voyant Râbi'ah assise sur le bord de l'Euphrate, jeta sur la
surface de l'eau son tapis de prière, monta dessus et dit :
« Allons, Râbi'ah, il faut réciter sur l'eau
une prière de deux rik'at. — Maître, dit-elle,
sont-ce les choses de cette terre que tu vas montrer aux gens de
l'autre monde ? Fais-nous voir une chose que le commun des
mortels soit impuissant à exécuter. » Ce
disant, elle lança en l'air son tapis de prière, monta
dessus et cria : « Viens ici, Haçan, on y est
plus retiré et l'œil du curieux ne saurait y
atteindre. » Puis voulant consoler Haçan, elle
ajouta : « Maître, ce que tu as fait, les
poissons savent le faire, et ce que j'ai fait, les mouches sont
capables de le faire. Il s'agirait d'arriver à un degré
supérieur aux deux que nous avons atteints. »
Dans la cabane
Les environs du Lac de la Pierre Noire sont très
humides, bien plus que les autres régions du sud du Marmat.
Partout naissent des torrents qui tombent en cascades des parois, et
dont les embruns moirent la roche sombre et la tapissent de mousses.
Le ciel s'est couvert depuis que mes compagnons
sont partis. Dans la nuit il a plu et le ciel demeure menaçant.
Sonia n'a pas à m'apprendre que les orages peuvent être
dangereux ici. Aussi, nous ne nous éloignons pas beaucoup de
la cabane. J'ai fendu des bûches. Nous en utilisons beaucoup.
La cabane est petite. Les murs et les meubles sont
de bois. La petite taille des fenêtres est compensée par
l'ampleur des montagnes.
On se sent loin de tout. Il y a bien un village, à
l'autre bout du lac, et la route est bonne jusqu'à
l'embranchement avec celle du col. On ne les voit pas d'ici, et on
les oublie.
La pièce qui tient lieu de cuisine et de
salon est agréablement décorée, le regard passe
avec plaisir d'un objet à l'autre. L'ensemble est curieusement
disparate : bassines de plastique rouge sous l'évier de
zinc, cartes postales chromo épinglées au mur, chameau
dans une petite cloche transparente, sur lequel tombe la neige quand
on l'a retournée, bas relief de la Kabbah, en plastique,
rehaussé de dorures et de vert fluo par un designer fou
de Taïwan.
Sur une table basse, dans le coin sud-est, est
posé un ordinateur peint couleurs camouflage. Par terre, sur
les tapis, des dossiers sont épars. Une carte d'état-major
est épinglée sur le mur nord, avec des sabres de part
et d'autre ; d'un côté ceux de Sonia, de l'autre,
ceux de Yary. On peut lire sur leurs fourreaux, les occasions où
ils les ont acquis. J'ai déjà dit l'an dernier que les
sabres avaient ici une fonction comparable à celle des coupes
chez nous.
Un bouquet de chardons bleus est posé dans
un vase sur un meuble bas. On dirait une faïence Ming, si les
motifs n'étaient pas des lettres arabes. Bien que déformés,
les caractères koufis demeurent très lisibles. Je ne
parviens pourtant pas à les déchiffrer ; ce doit
être du palanzi, du farsi, de l'ouzbek, du tadjik, de l'ourdou,
ou Dieu sait quelle langue d'Asie.
Près d'un miroir sans cadre, fixé au
mur par des clous à tête plate, est pendu un calendrier
perpétuel dont les fiches des mois et des jours sont usées.
De petites taches de rouille attaquent le métal peint. Il est
décoré d'un plant de coquelicot en pied.
Il y a des pierres aussi sur le meuble où
l'on range la vaisselle, posées sur les étagères
devant les assiettes. Ce sont des roches plutôt ordinaires :
calcédoine, quartz, onyx, calcaire, bélémites,
voire simples cailloux.
J'ai vu que parfois Sonia en prend une dans sa
main, l'amène avec elle, devant l'ordinateur, devant la
fenêtre, ou bien s'assoit sur les tapis. Elle la regarde.
Neuro-entomologie pratique
On ne se rend pas compte à quel point un
insecte peut être souple. Leur chitine ne forme pas une
carapace si épaisse ; ils sont souples et vifs.
Le coléoptère qui court entre mes
doigts à une tête très mobile, bien distincte du
thorax. Je le regarde à la loupe. Les insectes n'émettent
aucun son, par leur bouche du moins, et leurs yeux à facettes,
immobiles, ne disent pas grand chose. Ils peuvent pourtant être
très expressifs si on les regarde de près. Le mien
penche la tête, incline ou remonte ses antennes, tend son
abdomen, tape des pattes. « On dirait qu'il t'a aperçu,
dit Sonia. »
« Tu crois ? — Oui, il
a senti ton haleine. » Il ne faut pas manger de viande, et
surtout pas d'insecte, si l'on veut communiquer avec eux, sinon, ils
sont effrayés. Et l'on doit bien choisir les herbes pour
assaisonner ses repas.
Mon coléoptère gesticule sur mes
doigts. « Parle encore, dit Sonia, on dirait qu'il cherche
à communiquer. »
« Tu sens l'odeur qu'il s'est mis à
exhaler par ses glandes ? me demande-t-elle — Tu
parviens à la sentir ? m'étonné-je. — Oui,
oui, avance ton nez, parle-lui, il t'entend. — Il
m'entend ? — Il n'entend pas des sons, il perçoit
avec ses antennes les variations des effluves que tu exhales. — Tu
crois qu'il comprend que je m'adresse à lui ? — Bien
sûr, à qui d'autre ? — Tu crois que je
le fais rire ? Il a l'air joyeux. »
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