Cahier XXII Discours concernant une science nouvelle
Le premier juillet
Pourquoi j'aime l'internet
Pourquoi j'aime l'internet, l'ordinateur personnel
et le numérique ? Parce que j'aime les livres. Je n'aime
pas seulement les écrire, j'aime les composer, les éditer,
les fabriquer. Je me rends compte que, dans les dix dernières
années du siècle passé, j'ai fait le chemin sans
me retourner, de la lithographie — bien trop coûteuse,
et par là fétichiste — au web.
Non seulement un livre édité sur le
net est un livre à part entière, il est plus livre
encore qu'aucun avant ne l'avait jamais été.
Écrire, c'est d'abord placer des signes
dans l'espace d'une page, que celle-ci soit brochée, volante,
qu'elle se déroule sur l'écran ou comme l'antique
papyrus. La police, le corps, les espacements, les marges, le nombre
de caractères par ligne, la couleur et la texture sur
lesquelles ressortent les lettres, tout cela n'est pas indifférent
au texte. L'auteur doit y veiller.
Nul autre que lui ne saurait mieux servir son
texte. Voilà qui fait déjà une bonne raison. Il
en est une meilleure encore : ces attributs du texte, qu'on
appelle aussi « enrichissements », sont comme
les mesures sur lesquelles s'inscrit la musique. Ils l'étayent
et sont tout à la fois produits, portés par l'écriture.
Un bon typographe veille à faire coller le
rythme du phrasé à la longueur des lignes. Il y a là
une harmonie qui, si elle est brisée, rend la lecture
difficile et corrompt le texte.
On n'a rien trouvé de mieux pour cela que
des feuilles de style (CSS) associées à du code
hypertexte (HTML). L'ordinateur est ici supérieur à la
linotype parce qu'il permet de tracer les limites dans lesquelles
toute variation est négligeable.
Un texte n'est jamais que l'arrangement spatial
d'un jeu fini de signes infiniment combinables ; et la mise en
page, les mesures numériques qui l'affectent. Le dessin des
caractères et toutes les indications qui déterminent
leurs places et leurs enrichissements dans la page, peuvent changer
notablement dans une certaine limite, différente pour chaque
texte, sans affecter son intégrité.
Il est important qu'un auteur puisse fixer ces
limites au-delà desquelles seulement des variations sont
négligeables. Il ne l'est pas moins que cela soit possible au
cours du procès même de l'écriture.
L'art numérique
Plutôt que tenir mon journal, j'ai écrit
ce courriel ce matin pour une liste de diffusion. À vrai dire,
je ne sais pas bien pour qui ni pour quoi je l'ai écrit. Il
fera de toute façon double office, puisqu'il prend place dans
ce journal. Je l'ai surtout écrit pour obtenir des réponses.
Les quelles ? J'aimerais surtout savoir ce
qu'il en est pour un musicien ou un plasticien. Je suppose que des
gens doivent aimer l'internet parce qu'ils aiment la peinture, la
photo, la musique. J'aimerais les entendre me dire des choses
équivalentes pour leur pratique.
La musique paraît la plus concernée
par les techniques numériques — de fait, elle est
un art numérique depuis toujours. On parle beaucoup
aujourd'hui des rapports de la musique et de l'internet, mais c'est
pour n'en rien dire. C'est à croire qu'on ne s'en sert qu'à
copier les mêmes morceaux de musique, et qu'un tel excès
de moyens stérilise toute pensée et toute innovation.
Je suppose que cette impression est due à
ma seule ignorance, et je demande à en apprendre plus. Ce que
je dis de l'écriture ne court pas les cénacles ni les
revues de littérature, après tout.
Misère de l'Occident
De toute façon, notre pauvre Occident ne
parvient toujours pas à dépasser le cap du dix-neuvième
siècle. Il est malade d'une révolution faite à
moitié.
Curieusement, tous les outils techniques issus des
recherches de ces deux derniers siècles sont parvenus malgré
tout à s'implanter. Rien pourtant des paradigmes
philosophiques et scientifiques qui les ont fait naître, n'est
entré dans les mœurs et ce qu'on appelle la culture. La
culture occidentale reste plantée dans le dix-huitième
siècle. Elle ignore le langage ; ni plus ni moins.
L'occidental demeure toujours hagard devant ce qui
est pour lui le Grand Mystère : Pourquoi la Nature
obéit-elle aux lois de la Raison ? Tout le monde devrait
lire les discours tenus à la Convention à l'époque
de la Terreur en France, pour comprendre comment au nom de ce Dieu,
la Révolution fut, à la lettre, décapitée.
Il n'y a pas plus de lois de la nature que de lois
de la raison. Il n'est que des règles de composition de
langages. C'est par eux que nous commandons à des dispositifs
matériels aussi bien que nous construisons des modèles
formels — en un mot, que nous programmons. Tous ces outils
qui ont recomposé le monde contemporain malgré son
attachement farouche au passé, ont été produits
par des bricoleurs, des francs-tireurs.
Sonia a raison : « Ce n'est pas le
communisme qui s'est effondré en URSS, m'a-t-elle dit, c'est
l'Occident. »
« Pourquoi rester ici pendant que je
redescends à Bolgobol avec votre voiture ? Lui ai-je
demandé. Viens avec moi, nous pourrons continuer notre
conversation. Tu remonteras ce soir ou demain avec Yary. Ce sera plus
agréable pour lui. »
La chaleur nous attendait à Bolgobol, avec
ce soleil qu'on trouve seulement dans les hautes régions
d'Asie.
Un projet de correcteur grammatical
Il n'existe pas de correcteur grammatical en
palanzi. Il n'en existe aucun pour toutes les langues d'Asie
Centrale. En fait, il n'a jamais existé de correcteur
grammatical en source libre pour quelque système
d'exploitation que ce soit.
Seuls quelques traitements de texte commerciaux en
possèdent un intégré. Sinon, on peut en trouver
trois ou quatre pour les principales langues européennes qui
tournent sur Window et Mac OS. Pas grand-chose pour des Unix.
Quand on tient compte de cela, on se dit que la
civilisation de l'informatique et du web en est encore à ses
balbutiements, et peut être même dans ses limbes. Loin
d'avancer, la situation se dégrade depuis quelques années.
Les bons outils linguistiques se font rares, au profit de suites
bureautiques, qui sont peut-être utiles à l'employé
de bureau, mais pas à l'écrivain.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire,
un correcteur grammatical est moins utile à celui qui maîtrise
mal la grammaire qu'à celui qui la connaît très
bien. Il est en effet impossible de programmer un correcteur fiable,
et celui qui connaît mal une langue n'a aucun moyen de vérifier
la pertinence des corrections. Il renoncera vite à l'utiliser,
voyant qu'il fait des fautes plus graves encore que celles qui
auraient pu passer pour de simples coquilles.
Un correcteur grammatical sert d'abord à
celui qui connaît bien sa langue, pour identifier les fautes
que ses yeux seuls auraient automatiquement corrigées en
lisant, mais sur lesquelles aurait butté celui qui découvre
le texte. Le correcteur verra aussi les majuscules absentes, et les
espaces doubles ou mal placés, peu perceptibles à
l'écran.
Souvent, quand la correction n'est pas pertinente,
elle révèle d'autres fautes mieux cachées,
mauvaise ponctuation ou encore erreur sémantique. Aucun outil
numérique n'est capable d'identifier comme telle une faute
sémantique. Il ne les fait découvrir qu'indirectement.
C'est pourquoi il est bon d'associer à l'usage d'un correcteur
grammatical, celui d'une synthèse vocale.
Un correcteur grammatical en palanzi, voilà
un projet très lourd pour une population à peine
supérieure à deux millions. Celui auquel Manzi s'est
associé se veut un outil indépendant de la langue. Le
logiciel devra d'abord apprendre celle qu'il est destiné à
corriger.
Le principe de son fonctionnement est relativement
simple. On prend un texte en entrée et on le passe dans un
analyseur lexical pour le découper en phrases et en mots. On
utilise un Part Of Speech Tagger pour affecter à chaque
mot une étiquette (tag) correspondant à sa
nature : sujet, verbe à la première personne, etc.
On vérifie ensuite que les étiquettes qui se suivent
obéissent aux règles de la grammaire qu'on a définies.
Qu'est-ce qu'un mot ?
Le POST (Part Of Speech Tagger) ne
fonctionne pas exactement de la même façon pour toutes
les langues. Dans la plupart, les mots sont déjà
séparés par des espaces, mais pas dans toutes. Les
lettres entre deux mots peuvent être liées, ou bien
encore certaines lettres sont toujours liées entre elles, et
d'autres sont toujours séparées. Comment alors
distinguer les mots pour les étiqueter ? C'est la même
difficulté qu'avec la reconnaissance vocale : la parole
ne laisse pas un silence entre chaque mot.
Dans de nombreuses langues, la distinction entre
un mot et un morphème n'est pas non plus très évidente.
La déclinaison d'un verbe, par exemple, est bien souvent
constituée par la suffixation d'un article à peine
abrégé. L'arabe et quelques langues voisines vont
jusqu'à suffixer les pronoms compléments.
Des langues comme l'anglais permettent
d'identifier aisément la nature d'un mot par sa terminaison :
-dom, -ment, -tion, -sion, -ance, -ence, -er, -or, -ist, -ness,
correspondent presque à coup sûr à des
substantifs singuliers ; ly, à des adverbes ; -ive,
-ic, -al, -able, -y, -ous, -ful, -less, à des adjectifs ;
-ize, -ise, -ate, à des formes verbales à l'infinitif.
Tout n'est pas aussi simple en français.
Ces problèmes peuvent être décomposés
dans des algorithmes génériques, auxquels on joindra
des données et des règles. Je ne suis pourtant pas sûr
que la démarche la plus économique consiste à
déterminer d'abord des algorithmes communs à toute
langue, et à les associer ensuite à des modules
spécifiques à chacune. J'imagine mal que deux niveaux
seulement y suffiraient. Le projet ignore d'ailleurs toujours les
principales langues d'Extrême-Orient.
« Oui, me dit Manzi, nous bricolons
comme nous pouvons (You're right, we hack as we can). »
Ils n'ont pas tort, l'homme a toujours avancé
ainsi, en s'abrutissant à chercher des réponses
bancales à des problèmes mal posés, jusqu'au
moment où une vision plus synthétique surgit comme une
révélation.
« Tu sais bien ce que je pense,
ajoute-t-il. On fabriquera de bons correcteurs grammaticaux, et même
des traducteurs automatiques, quand on saura y appliquer les acquis
de la synthèse vocales. Pour cela, il faudrait une véritable
révolution galiléenne de notre logique, de notre
sémantique et de notre phonologie. »
« Tu veux dire qu'une révision
des prémisses de Boole serait nécessaire ? »
« Certainement, elles ont débouché
sur des constructions aussi contradictoires que l'étaient la
conception corpusculaire et ondulatoire avant les équations de
la relativité. »
Une révolution galiléenne des
sciences cognitives
Manzi a-t-il déjà sérieusement
réfléchi à cette question ? « Bien
sûr », me répond-il. « Et je ne
suis pas le seul. Toi-même y as réfléchi. Je
crois que nous n'avons pas encore les moyens de faire plus que
travailler empiriquement sur des domaines dont nous ne percevons pas
l'architecture d'ensemble. Après tout, les empiristes
occidentaux ont tiré un parti remarquable des prémisses
venues de Perses. Peut-être est-ce celles-ci que nous devrions
interroger, comme le fait l'Aria Technology Group à
Téhéran. »
(http://www.ariatg.com/history.htm,
Voir À
Bolgobol Cahier XXIV.)
« Tu sais, je crois que l'algèbre
demeure comme génétiquement liée à la
civilisation islamique », ajoute-t-il après un
silence. Voyant que je ne comprends pas, il précise :
« La civilisation islamique à porté la
pensée à un point d'incandescence où toute
représentation se consume. Plus d'image, d'apparence, ni
d'essence ; seulement l'émergence, du réel et de
la signification. »
L'imaginaire ou l'imagination
Je pense ici au net détourage opéré
par Lacan dans la topique freudienne, des trois paradigmes sibyllins
qui l'articulent : le symbolique, l'imaginaire et le réel.
« C'est moi qui ne comprends rien maintenant »,
me répond Manzi. « C'est sans doute dû à
la barrière des civilisations », ajoute-t-il amusé.
« Mais non. Pense à l'attitude
critique des Surréalistes ou de Wittengenstein envers la
psychanalyse », expliqué-je. « Quand
l'imaginaire devient imagination, alors le symbolique est langage,
c'est à dire boîte à outils de signes. La
signification devient tout autre chose qu'une étiquette qu'on
épinglerait sur des objets. Elle est la pointe avec laquelle
on épingle les objets pour en faire des signes. »
« Voilà une bonne image,
convient Manzi. C'est bien ce que fait le tagger de notre
programme. Il épingle (tag) entre une balise ouvrante
et une autre fermante, un objet-mot, tandis que le contenu de
l'étiquette s'applique à elle-même. »
« Tu vois alors, approuvé-je, ce
que peut apporter le croisement de cette topique avec celle de la
théorie freudienne du rêve et de son interprétation. »
« Non. »
« La topique freudienne est calquée
sur la mécanique newtonienne, expliqué-je. C'est la
mécanique appliquée au mouvement de la pensée.
Tous les paradigmes en sont issus : travail, résistance,
déplacement, condensation. Elle renvoie explicitement ces
derniers à la figure newtonienne de l'addition des forces.
Révisons alors tous ces concepts fondamentaux de la
psychanalyse en les déplaçant de la théorie de
l'attraction newtonienne aux lois de la pensée
booléennes. Les couches de conscience deviennent alors des
couches de langages, du plus bas au plus haut niveau. »
« Je vois », dit Manzi
songeur. « Tu aboutis à un renversement complet du
modèle. »
J'avoue que je n'avais pas imaginé cette
conclusion. Je perçois pourtant qu'elle est juste. « Tu
veux dire que les couches vont d'un noyau de bas niveau, formel et
très proche d'un langage machine illisible, jusqu'à la
parole poétique, toujours plus intuitivement accessible ? »
« C'est bien ce qu'impliquait ta
remarque, approuve-t-il. À l'opposé, le modèle
freudien verrait la profondeur d'un inconscient dans l'imagerie
onirique, proche de l'image poétique, et une montée
vers la conscience à travers des langages mieux formalisés. »
— Oui, et ce retournement freudien,
continue-t-il, enferme la vie mentale dans des chaînes causales
aussi bien que les explications neurologiques, même si elles ne
sont pas de la même nature. Ce retournement n'est jamais que
celui des actes intentionnels en enchaînement de causes à
effets. Il revient à expliquer comment les choses se feraient
seules, mais pas comment on doit faire. Si l'on remet le modèle
à l'endroit, il n'y a plus de nécessité qui ne
soit d'abord programmée, et nous commençons à
comprendre comment le faire.
— En somme le freudisme est bien une
mystique à l'envers, comme l'avait deviné, et même
dessiné Salvador Dali.
— Je me demande si toutes les mystiques
ne sont pas un peu à l'envers, conclut-il. Si tu dis comme
Hallaj, ânâ al haqq (je suis le réel), où
reste-t-il encore une mystique ?
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