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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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FIN DU SÉJOUR À BOLGOBOL

Cahier XXII
Discours concernant une science nouvelle

 

 

 

 

Le premier juillet

Pourquoi j'aime l'internet

Pourquoi j'aime l'internet, l'ordinateur personnel et le numérique ? Parce que j'aime les livres. Je n'aime pas seulement les écrire, j'aime les composer, les éditer, les fabriquer. Je me rends compte que, dans les dix dernières années du siècle passé, j'ai fait le chemin sans me retourner, de la lithographie — bien trop coûteuse, et par là fétichiste — au web.

Non seulement un livre édité sur le net est un livre à part entière, il est plus livre encore qu'aucun avant ne l'avait jamais été.


Écrire, c'est d'abord placer des signes dans l'espace d'une page, que celle-ci soit brochée, volante, qu'elle se déroule sur l'écran ou comme l'antique papyrus. La police, le corps, les espacements, les marges, le nombre de caractères par ligne, la couleur et la texture sur lesquelles ressortent les lettres, tout cela n'est pas indifférent au texte. L'auteur doit y veiller.

Nul autre que lui ne saurait mieux servir son texte. Voilà qui fait déjà une bonne raison. Il en est une meilleure encore : ces attributs du texte, qu'on appelle aussi « enrichissements », sont comme les mesures sur lesquelles s'inscrit la musique. Ils l'étayent et sont tout à la fois produits, portés par l'écriture.


Un bon typographe veille à faire coller le rythme du phrasé à la longueur des lignes. Il y a là une harmonie qui, si elle est brisée, rend la lecture difficile et corrompt le texte.

On n'a rien trouvé de mieux pour cela que des feuilles de style (CSS) associées à du code hypertexte (HTML). L'ordinateur est ici supérieur à la linotype parce qu'il permet de tracer les limites dans lesquelles toute variation est négligeable.

Un texte n'est jamais que l'arrangement spatial d'un jeu fini de signes infiniment combinables ; et la mise en page, les mesures numériques qui l'affectent. Le dessin des caractères et toutes les indications qui déterminent leurs places et leurs enrichissements dans la page, peuvent changer notablement dans une certaine limite, différente pour chaque texte, sans affecter son intégrité.

Il est important qu'un auteur puisse fixer ces limites au-delà desquelles seulement des variations sont négligeables. Il ne l'est pas moins que cela soit possible au cours du procès même de l'écriture.


L'art numérique

Plutôt que tenir mon journal, j'ai écrit ce courriel ce matin pour une liste de diffusion. À vrai dire, je ne sais pas bien pour qui ni pour quoi je l'ai écrit. Il fera de toute façon double office, puisqu'il prend place dans ce journal. Je l'ai surtout écrit pour obtenir des réponses.

Les quelles ? J'aimerais surtout savoir ce qu'il en est pour un musicien ou un plasticien. Je suppose que des gens doivent aimer l'internet parce qu'ils aiment la peinture, la photo, la musique. J'aimerais les entendre me dire des choses équivalentes pour leur pratique.


La musique paraît la plus concernée par les techniques numériques — de fait, elle est un art numérique depuis toujours. On parle beaucoup aujourd'hui des rapports de la musique et de l'internet, mais c'est pour n'en rien dire. C'est à croire qu'on ne s'en sert qu'à copier les mêmes morceaux de musique, et qu'un tel excès de moyens stérilise toute pensée et toute innovation.

Je suppose que cette impression est due à ma seule ignorance, et je demande à en apprendre plus. Ce que je dis de l'écriture ne court pas les cénacles ni les revues de littérature, après tout.


Misère de l'Occident

De toute façon, notre pauvre Occident ne parvient toujours pas à dépasser le cap du dix-neuvième siècle. Il est malade d'une révolution faite à moitié.

Curieusement, tous les outils techniques issus des recherches de ces deux derniers siècles sont parvenus malgré tout à s'implanter. Rien pourtant des paradigmes philosophiques et scientifiques qui les ont fait naître, n'est entré dans les mœurs et ce qu'on appelle la culture. La culture occidentale reste plantée dans le dix-huitième siècle. Elle ignore le langage ; ni plus ni moins.

L'occidental demeure toujours hagard devant ce qui est pour lui le Grand Mystère : Pourquoi la Nature obéit-elle aux lois de la Raison ? Tout le monde devrait lire les discours tenus à la Convention à l'époque de la Terreur en France, pour comprendre comment au nom de ce Dieu, la Révolution fut, à la lettre, décapitée.


Il n'y a pas plus de lois de la nature que de lois de la raison. Il n'est que des règles de composition de langages. C'est par eux que nous commandons à des dispositifs matériels aussi bien que nous construisons des modèles formels — en un mot, que nous programmons. Tous ces outils qui ont recomposé le monde contemporain malgré son attachement farouche au passé, ont été produits par des bricoleurs, des francs-tireurs.

Sonia a raison : « Ce n'est pas le communisme qui s'est effondré en URSS, m'a-t-elle dit, c'est l'Occident. »


« Pourquoi rester ici pendant que je redescends à Bolgobol avec votre voiture ? Lui ai-je demandé. Viens avec moi, nous pourrons continuer notre conversation. Tu remonteras ce soir ou demain avec Yary. Ce sera plus agréable pour lui. »


La chaleur nous attendait à Bolgobol, avec ce soleil qu'on trouve seulement dans les hautes régions d'Asie.


Un projet de correcteur grammatical

Il n'existe pas de correcteur grammatical en palanzi. Il n'en existe aucun pour toutes les langues d'Asie Centrale. En fait, il n'a jamais existé de correcteur grammatical en source libre pour quelque système d'exploitation que ce soit.

Seuls quelques traitements de texte commerciaux en possèdent un intégré. Sinon, on peut en trouver trois ou quatre pour les principales langues européennes qui tournent sur Window et Mac OS. Pas grand-chose pour des Unix.

Quand on tient compte de cela, on se dit que la civilisation de l'informatique et du web en est encore à ses balbutiements, et peut être même dans ses limbes. Loin d'avancer, la situation se dégrade depuis quelques années. Les bons outils linguistiques se font rares, au profit de suites bureautiques, qui sont peut-être utiles à l'employé de bureau, mais pas à l'écrivain.


Contrairement à ce qu'on pourrait croire, un correcteur grammatical est moins utile à celui qui maîtrise mal la grammaire qu'à celui qui la connaît très bien. Il est en effet impossible de programmer un correcteur fiable, et celui qui connaît mal une langue n'a aucun moyen de vérifier la pertinence des corrections. Il renoncera vite à l'utiliser, voyant qu'il fait des fautes plus graves encore que celles qui auraient pu passer pour de simples coquilles.

Un correcteur grammatical sert d'abord à celui qui connaît bien sa langue, pour identifier les fautes que ses yeux seuls auraient automatiquement corrigées en lisant, mais sur lesquelles aurait butté celui qui découvre le texte. Le correcteur verra aussi les majuscules absentes, et les espaces doubles ou mal placés, peu perceptibles à l'écran.

Souvent, quand la correction n'est pas pertinente, elle révèle d'autres fautes mieux cachées, mauvaise ponctuation ou encore erreur sémantique. Aucun outil numérique n'est capable d'identifier comme telle une faute sémantique. Il ne les fait découvrir qu'indirectement. C'est pourquoi il est bon d'associer à l'usage d'un correcteur grammatical, celui d'une synthèse vocale.


Un correcteur grammatical en palanzi, voilà un projet très lourd pour une population à peine supérieure à deux millions. Celui auquel Manzi s'est associé se veut un outil indépendant de la langue. Le logiciel devra d'abord apprendre celle qu'il est destiné à corriger.

Le principe de son fonctionnement est relativement simple. On prend un texte en entrée et on le passe dans un analyseur lexical pour le découper en phrases et en mots. On utilise un Part Of Speech Tagger pour affecter à chaque mot une étiquette (tag) correspondant à sa nature : sujet, verbe à la première personne, etc. On vérifie ensuite que les étiquettes qui se suivent obéissent aux règles de la grammaire qu'on a définies.


Qu'est-ce qu'un mot ?

Le POST (Part Of Speech Tagger) ne fonctionne pas exactement de la même façon pour toutes les langues. Dans la plupart, les mots sont déjà séparés par des espaces, mais pas dans toutes. Les lettres entre deux mots peuvent être liées, ou bien encore certaines lettres sont toujours liées entre elles, et d'autres sont toujours séparées. Comment alors distinguer les mots pour les étiqueter ? C'est la même difficulté qu'avec la reconnaissance vocale : la parole ne laisse pas un silence entre chaque mot.

Dans de nombreuses langues, la distinction entre un mot et un morphème n'est pas non plus très évidente. La déclinaison d'un verbe, par exemple, est bien souvent constituée par la suffixation d'un article à peine abrégé. L'arabe et quelques langues voisines vont jusqu'à suffixer les pronoms compléments.


Des langues comme l'anglais permettent d'identifier aisément la nature d'un mot par sa terminaison : -dom, -ment, -tion, -sion, -ance, -ence, -er, -or, -ist, -ness, correspondent presque à coup sûr à des substantifs singuliers ; ly, à des adverbes ; -ive, -ic, -al, -able, -y, -ous, -ful, -less, à des adjectifs ; -ize, -ise, -ate, à des formes verbales à l'infinitif. Tout n'est pas aussi simple en français.

Ces problèmes peuvent être décomposés dans des algorithmes génériques, auxquels on joindra des données et des règles. Je ne suis pourtant pas sûr que la démarche la plus économique consiste à déterminer d'abord des algorithmes communs à toute langue, et à les associer ensuite à des modules spécifiques à chacune. J'imagine mal que deux niveaux seulement y suffiraient. Le projet ignore d'ailleurs toujours les principales langues d'Extrême-Orient.

« Oui, me dit Manzi, nous bricolons comme nous pouvons (You're right, we hack as we can). » 

Ils n'ont pas tort, l'homme a toujours avancé ainsi, en s'abrutissant à chercher des réponses bancales à des problèmes mal posés, jusqu'au moment où une vision plus synthétique surgit comme une révélation.

« Tu sais bien ce que je pense, ajoute-t-il. On fabriquera de bons correcteurs grammaticaux, et même des traducteurs automatiques, quand on saura y appliquer les acquis de la synthèse vocales. Pour cela, il faudrait une véritable révolution galiléenne de notre logique, de notre sémantique et de notre phonologie. »

« Tu veux dire qu'une révision des prémisses de Boole serait nécessaire ? »

« Certainement, elles ont débouché sur des constructions aussi contradictoires que l'étaient la conception corpusculaire et ondulatoire avant les équations de la relativité. »


Une révolution galiléenne des sciences cognitives

Manzi a-t-il déjà sérieusement réfléchi à cette question ? « Bien sûr », me répond-il. « Et je ne suis pas le seul. Toi-même y as réfléchi. Je crois que nous n'avons pas encore les moyens de faire plus que travailler empiriquement sur des domaines dont nous ne percevons pas l'architecture d'ensemble. Après tout, les empiristes occidentaux ont tiré un parti remarquable des prémisses venues de Perses. Peut-être est-ce celles-ci que nous devrions interroger, comme le fait l'Aria Technology Group à Téhéran. » (http://www.ariatg.com/history.htm, Voir À Bolgobol Cahier XXIV.)

« Tu sais, je crois que l'algèbre demeure comme génétiquement liée à la civilisation islamique », ajoute-t-il après un silence. Voyant que je ne comprends pas, il précise : « La civilisation islamique à porté la pensée à un point d'incandescence où toute représentation se consume. Plus d'image, d'apparence, ni d'essence ; seulement l'émergence, du réel et de la signification. »


L'imaginaire ou l'imagination

Je pense ici au net détourage opéré par Lacan dans la topique freudienne, des trois paradigmes sibyllins qui l'articulent : le symbolique, l'imaginaire et le réel. « C'est moi qui ne comprends rien maintenant », me répond Manzi. « C'est sans doute dû à la barrière des civilisations », ajoute-t-il amusé.

« Mais non. Pense à l'attitude critique des Surréalistes ou de Wittengenstein envers la psychanalyse », expliqué-je. « Quand l'imaginaire devient imagination, alors le symbolique est langage, c'est à dire boîte à outils de signes. La signification devient tout autre chose qu'une étiquette qu'on épinglerait sur des objets. Elle est la pointe avec laquelle on épingle les objets pour en faire des signes. »

« Voilà une bonne image, convient Manzi. C'est bien ce que fait le tagger de notre programme. Il épingle (tag) entre une balise ouvrante et une autre fermante, un objet-mot, tandis que le contenu de l'étiquette s'applique à elle-même. »

« Tu vois alors, approuvé-je, ce que peut apporter le croisement de cette topique avec celle de la théorie freudienne du rêve et de son interprétation. »

« Non. »


« La topique freudienne est calquée sur la mécanique newtonienne, expliqué-je. C'est la mécanique appliquée au mouvement de la pensée. Tous les paradigmes en sont issus : travail, résistance, déplacement, condensation. Elle renvoie explicitement ces derniers à la figure newtonienne de l'addition des forces. Révisons alors tous ces concepts fondamentaux de la psychanalyse en les déplaçant de la théorie de l'attraction newtonienne aux lois de la pensée booléennes. Les couches de conscience deviennent alors des couches de langages, du plus bas au plus haut niveau. »

« Je vois », dit Manzi songeur. « Tu aboutis à un renversement complet du modèle. »

J'avoue que je n'avais pas imaginé cette conclusion. Je perçois pourtant qu'elle est juste. « Tu veux dire que les couches vont d'un noyau de bas niveau, formel et très proche d'un langage machine illisible, jusqu'à la parole poétique, toujours plus intuitivement accessible ? »

« C'est bien ce qu'impliquait ta remarque, approuve-t-il. À l'opposé, le modèle freudien verrait la profondeur d'un inconscient dans l'imagerie onirique, proche de l'image poétique, et une montée vers la conscience à travers des langages mieux formalisés. »


— Oui, et ce retournement freudien, continue-t-il, enferme la vie mentale dans des chaînes causales aussi bien que les explications neurologiques, même si elles ne sont pas de la même nature. Ce retournement n'est jamais que celui des actes intentionnels en enchaînement de causes à effets. Il revient à expliquer comment les choses se feraient seules, mais pas comment on doit faire. Si l'on remet le modèle à l'endroit, il n'y a plus de nécessité qui ne soit d'abord programmée, et nous commençons à comprendre comment le faire.

— En somme le freudisme est bien une mystique à l'envers, comme l'avait deviné, et même dessiné Salvador Dali.

— Je me demande si toutes les mystiques ne sont pas un peu à l'envers, conclut-il. Si tu dis comme Hallaj, ânâ al haqq (je suis le réel), où reste-t-il encore une mystique ?

 

 

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