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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier XXIV
Am mâdda rûhânîya




 

Le 18 juillet

Les manteaux traditionnels du Marmat

J'ai acheté un manteau de laine traditionnel, voyant que la saison sèche est déjà passée. Le tissu n'en est pas très épais, mais compact. Il ressemble à celui des vieilles couvertures militaires, et absorbe peu l'humidité.

Ces manteaux sont particulièrement bien conçus pour les fortes variations climatiques de la région. Larges et souples, ils ont une grande capuche et de vastes manches qui laissent y glisser et en retirer aisément les bras, permettant de les porter comme des capes. Ils étaient traditionnellement des manteaux de guerriers, destinés à masquer dans les pans de tissu les mouvements des combattants et les rendre imprévisibles.

Mon chapeau rend sa capuche quelque peu inutile. Ils se portaient plutôt avec un turban.

 

Cette chasse, ou cette mise à mort, je ne sais trop comment l'appeler, m'a rapproché des gens de la vallée et notamment de Razzi. Je crois qu'ils ont été sensibles à ce que je n'aie pas cherché à trop en faire et me sois tenu sagement à ma place. Razzi m'en a félicité comme si j'avais accompli un exploit.

Je crois d'ailleurs que chacun n'a fait que se tenir à sa place, même celui qui a exécuté l'acte final. Ce rituel n'a rien d'un prétexte pour se mettre en valeur. C'est plutôt comme on joue dans un orchestre : on ne s'y distingue que mieux en s'oubliant dans la musique.

Cet orchestre n'avait même pas de chef, et personne n'a pu m'expliquer comment est désigné celui qui met pied à terre. Il sait ce qu'il a à faire, et les autres le savent aussi. Il me semble que je le savais moi-même.

 

La fraternisation avec son père était justement ce que je craignais en rencontrant la famille de Ziddhâ. Force m'est d'admettre qu'il n'en est encore résulté rien de regrettable, et que nos relations respectives ne semblent pas en avoir été notablement modifiées.

Aussi, j'ai profité d'une occasion qui attirait Razzi à Bolgobol pour y descendre avec lui. Il m'a lâché ce matin près de la rue Al Kobra, où j'ai pris quelques affaires, puis je suis allé écrire au café Shamsella, avant de me rendre au parc Ibn Roshed où il m'a proposé de déjeuner avec lui.

 

Rencontre avec l'imam Fardousy

Je ne me suis toujours pas assez familiarisé avec Bolgobol pour estimer efficacement le temps d'un trajet, et j'arrive au parc bien à l'avance. Razzi n'y est naturellement pas encore. Je souhaitais de toute façon arriver avant l'heure pour choisir la meilleure table, abritée du vent, près du lac et avec la plus belle vue sur l'ouverture de la vallée.

Elle était déjà prise : par Hammad Fardousy. Il était là aussi pour déjeuner. Autant saisir l'occasion de lui présenter Razzi.

 

« Douha n'a jamais achevé son explication sur le Prophète Illettré (An Nabi Am Mummi). » Lui demandé-je. « Le Prophète, glorifié soit Son nom, était un illettré parmi les illettrés, répond-il. Ses serviteurs sont devenus des lettrés et Sa parole un livre. »

« Oui... » dis-je en regrettant déjà ma question.

 

Hammad sait que je ne cherche pas à me livrer avec lui à ce qu'on a appelé en un temps une disputatio. Il a lu mon journal et sait ce que je pense.

« Sur le fond, tu as raison, reconnaît-il. Le discours religieux s'est bien tari depuis quatre siècles. Les grands mystiques de la modernité sont Descartes, Leibniz, Newton, Berkeley ou Hegel. Ce sont eux qui ont porté, hors de toute communauté religieuse et surtout sans leur autorité, la parole de Dieu. Puis Dieu lui-même s'est effacé chez leurs successeurs : Pierce, Marx, Poincaré, Wittgenstein... »

« Nacam (oui) », dis-je, en appuyant sur la deuxième syllabe et l'interrompant brusquement. « Tu le dis toi-même. Ils n'ont pas trouvé Dieu. »

« C'est bien ce qui t'échappe, me renvoie-t-il. Ils ont eu l'intelligence de trouver mieux à faire que lire à des illettrés les paroles d'un autre illettré. Ils ont préféré leur apprendre à lire, pas seulement les écritures, le monde. Et à l'écrire aussi. Tu dis que Dieu disparaît quand les hommes n'en ont jamais été aussi proches. »

« Oui, » dis-je en laissant traîner cette fois la dernière syllabe, tout en cherchant à interpréter à sa juste mesure ce que je viens d'entendre. « Ne serais-tu pas quelque peu hérétique ? »

 

La liberté et la lutte

« Voilà que tu inverses les rôles maintenant, reprend-il. Veux-tu m'apprendre à lire ? Soit : Où lis-tu que croire en Lui est L'adorer bêtement ? Ou se convaincre les uns les autres de Son existence et se L'expliquer de long en large ? Il nous propose son Dépôt (Amân). Et que crois-tu qu'il y ait, comme un joyau, au cœur de ce dépôt ? »

« Al furqân », réponds-je (la discrimination).

« Je vois que tu sais quand même lire, » répond-il, « mais al furqân n'est que l'infinité des facettes d'un même cristal : al jihad. »

« Oui, » fais-je en accentuant la première syllabe. « En Occident, poursuit-il, vous parlez de "libre arbitre", je crois. Sais-tu seulement quels mots dans les langues sémitiques sont traduits par cette notion ? »

 

« Pourquoi donc, questionne Hammad, un Dieu d'amour appelle-t-il les hommes au combat ? Dieu aurait besoin de ses fidèles pour combattre ses ennemis ? Il peut détruire qui il veut quand il veut, et il n'a nul ennemi. »

« Alors, qu'est-ce que le Jihad ? poursuit-il. La lutte des pieux contre les impies, des bons contre les méchants ? Pourquoi Dieu autoriserait cette lutte quand Il peut supprimer le mal ? Pour les Chiites, Oumar n'est pas un infidèle. Hussein est un Saint pour les Sunnites aussi, et les mêmes prénoms sont donnés aux enfants des deux communautés. »

« Ils se sont battus parce que le destin des hommes appartient à leurs décisions (ijtihad). Des saints et des amis de Dieu se sont combattus, non parce que les uns ou les autres auraient été dans l'erreur, ou que leur Seigneur aurait négligé de les éclairer, mais parce que leurs choix étaient réellement indécidables. Tous marchaient dans la voie de Dieu, et la décision ne pouvait s'emporter que par le courage des combattants (mujahid). Le sang du martyr (shahîd) n'a pas à diviser les croyants. »

 

« Dieu nous a donné la liberté de nos actes. Les infidèles croient que nous sommes seulement libres de choisir entre le bien et le mal. Qui choisirait le mal s'il était libre ? Dieu nous a donné le pouvoir de décider entre plusieurs biens. Dieu nous a donné la liberté de nous combattre pour des choix qui sont tous respectables. C'est pourquoi le dépôt est effrayant et si dur à accepter, conclut-il, mais il est largement récompensé, comme tu le sais très bien. » 

« Ah oui ? » Demandé-je. « J'ai cru comprendre, continue-t-il, que tu n'as pas attendu ta dernière heure pour profiter de l'amour et du vin. »

« Oui », dis-je cette fois sur un ton qui aurait pu entraîner pour suite : « si tu l'entends ainsi », mais dont je n'aurais pas su formuler autrement la nuance en arabe.

— De la chaire où je prêche à ma tombe, il y a un jardin parmi les jardins de l'Eden, ajoute Hammad en citant le Prophète.

— Es-tu bien sûr que ce soit un hadith qoudoussi (une parole du Prophète avérée) ?

— Rien n'est avéré, si ce n'est par ton âme.

 

« En attendant, il n'y a plus de Dieu, plus de Prophètes, plus de Khalife, plus d'Imams... Commencé-je. — Et plus d'oulémas non plus. » Complète-t-il sans m'enlever les mots de la bouche, car je laissais ma phrase en suspens, n'ayant plus la moindre idée de la suite que les premiers induisaient.

« Ce sont des réflexions que tu as lues dans mon journal qui te font dire ça ? » Lui demandé-je. « Pas nécessairement, mais elles vont dans ce sens. Ce sont des questions qui ont aussi une importance particulière pour moi. » Dit-il lorsque je vois surgir Razzi, qui va nous faire parler en anglais et me rendre peut-être plus loquace.

 

Avec Razzi

Après que je les aie présentés, Hammad et moi résumons à Razzi notre conversation. « Ce qui me plaît chez chacun de vous, synthétise-t-il, c'est qu'aucun ne doute de ses expériences. Rien n'est plus agaçant et stérile que de converser avec des gens sans certitude, et qui ne parlent que pour convaincre faute d'être convaincus. Nous pouvons alors nous consacrer aux seules choses qui valent : la réalité commune et le sens des énoncés. »

« Ce que vous observez tous les deux, reprend-il, et je me demande jusqu'à quel point vous le percevez clairement, est une révolution dans la conception et l'usage du langage, et tout particulièrement de l'écriture. On a crû que le langage établissait une relation entre des signes et des référents ; on n'avait pas songé que le référent n'était peut-être lui-même que l'intermédiaire d'une relation entre du signe et une opération. »

 

« Tu penses aux commentateurs d'Aristote ? » a demandé Hammad, et moi qui croyais déjà devenir plus loquace avec l'arrivée de Razzi, j'ai dû me contenter d'un rôle d'interprète. « Comment dit-on en anglais... ? Comment dit-on en arabe... ? » M'interrogeaient-ils tour à tour, dans une controverse trop savante pour que je tente d'en retracer les grandes lignes à chaud.

 

Dans la soirée

Hammad et Razzi m'ont mis l'esprit à l'envers. Je découvre que, depuis vingt-cinq ans, je n'avais rien compris, rien compris à l'Histoire de l'Islam, à celle de la civilisation, rien compris à la prise de Bagdad par les Mongols, aux croisades, à l'Avéroïsme, aux sources de la philosophie occidentale. Je n'avais rien compris au Kalâm ni au Ta'wîl, ni même à la table de Pythagore au dos de mes cahiers d'écolier.

Ce qui me trouble le plus, c'est que je n'ai rien appris de proprement nouveau. Je ne sais rien de plus ce soir que je ne savais déjà ce matin, mais on dirait que le bon Docteur Norton est venu défragmenter mon cerveau.

Je n'ai rien pu faire de bon de tout l'après-midi, si ce n'est tenir mon journal. Mon logeur, Ad'by, m'a offert de souper avec sa famille, et j'ai décidé de dormir à Bolgobol. J'ai des recherches à faire sur l'internet, mais je n'ai pas voulu m'y mettre ce soir.

J'ai un peu veillé avec Ad'by. Nous avons parlé des philosophes de Shiraz, puis j'ai fumé en regardant les étoiles par la fenêtre.

 

 

Le 19 juillet

La conversation d'hier

Razzi et Hammad m'ont d'abord paru hier tenir des propos à contre emploi. Razzi, qui est de toute évidence un syndicaliste marxisant, a commencé par une vive critique de l'Avéroïsme, que Hammad a trouvé excessive. Je crois d'ailleurs qu'il est, comme sa fille, fortement porté à l'excès, du moins dans les énoncés. Il est vrai que l'esprit de géométrie consiste justement à être absolument excessif, au point d'aller, au-delà de l'excès, jusqu'au théorème.

Pour Razzi, l'aristotélisme musulman, sous sa forme de l'avéroïsme, et l'aristotélisme chrétien, sous celle du thomisme, ne sont que les deux faces d'une même idéologie de l'inquisition. Il s'agissait d'empêcher que le droit et la religion puissent être soumis à la critique de la philosophie naturelle.

« Je ne peux pas te laisser dire ça », disait Hammad. Et plutôt que citer les docteurs du Chiisme, il se référait à Pierce, à sa réhabilitation de Hockham, Scott et Thomas d'Aquin, et à sa régénération de l'analytique par sa théorie de l'abduction, alors que Razzi lui opposait Sohravardy, Nasîr od din Tûsî et Môllâ Sâdrâ.

 

Leurs intelligences et leurs éruditions me paraissaient égales, mais leurs rhéoriques étaient très différentes. La souple virtuosité de Hammad n'avait pas beaucoup de prise sur l'argumentation à coups de hache dans laquelle Razzi avait dû passer maître par son habitude des luttes syndicales, à moins que ce ne soit de la chasse au buffle, mais elle-même ne tranchait pas grand chose dans les infinies nuances et les tourbillons de sens de son interlocuteur.

Pour autant, les propos de mes amis n'étaient pas aussi contradictoires que mes premiers commentaires peuvent le laisser croire.

 

Jusqu'à Avéroès, la philosophie islamique était un ensemble cohérent, qui avait une base : la grammaire et la philologie, et un sommet : la métaphysique. De l'un à l'autre, on passait d'abord de l'analytique aux mathématiques, puis, à l'aide des nombres, aux sciences de la nature, et enfin, des connaissances de la création, à celle du Créateur.

Ce schéma pouvait être soumis à quelques variantes selon les écoles et les auteurs, mais impliquait toujours une cohérence d'ensemble, permettant donc à la critique, à quelque niveau qu'elle s'attaque, de reporter ses conséquences sur tous les autres. L'intelligence humaine était alors appelée à une critique permanente de la religion et du droit ; non pas, certes, de la parole prophétique, mais de son interprétation.

 

La séparation avéroïste entre des sciences falsifiables, pour employer un néologisme, et une science religieuse devenue immuable, en sauvant la libre interprétation et l'évolution des premières, en mettait cette dernière à l'abri et, avec elle, le droit et les institutions. Elle entérinait ainsi l'arrêt de l'ijtihadad. C'est une évidence qui ne m'avait encore jamais suffisamment frappé. De fait, la société de l'Occident arabe a cessé de progresser à partir de là, et même les sciences de la nature se sont mises à y marquer le pas. Quant à l'Occident romain, il ne s'éveilla qu'après la révolution néoplatonicienne.

Il n'en est pas allé de même dans l'Islam Oriental (au sens géographique comme philosophique du terme). Je découvre alors que ma connaissance en avait été bien trop orientée (si j'ose dire) par mes lectures de Corbin et de Jambet, ou encore par mes conversations avec Christian Guez. De cette philosophie que je connais mal, je me suis trop vite fait à l'idée qu'elle était celle de mystiques extatiques, alors que je savais pourtant qu'ils étaient des mathématiciens, des astronomes, des médecins, des chimistes, et surtout des poètes, avec ce que cela implique de liberté d'esprit et de distanciation envers les énoncés, et parfois même des hommes d'action.

Ils étaient en somme des êtres très différents des théologiens autant que des mystiques chrétiens de l'Occident. J'ai oublié aussi qu'ils étaient des amants, des pères, des hommes de chair indépendants, nourris des jouissances du monde et ne voulant pas les séparer de celles de l'esprit.

 

Je me rends compte que cette philosophie qui s'est développée de Tabriz à Lahore et jusqu'à Mârâgheh, de la prise d'Alamût par les Mongols en 1256 à la prise d'Ispahan par les Afghans en 1722, marquant la fin de l'Empire Safavide, peut être interprétée d'une façon bien différente. Ce qui me trouble le plus, c'est que je savais tout cela par le détail. Je n'ai rien appris de vraiment neuf depuis hier, mais ce que je savais a trouvé un ordre plus opératoire.

 

Le Aria Technology Group

Ad'by m'a donné hier l'URL du site de Aria Technology Group à Téhéran <www.ariatg.com/history.htm>. En voici quelques traductions pour en juger :

 

Aria Technology Group (ATG) a été fondé en 1995 par Farnad Laleh avec l'assistance de Morteza Kamali, alors qu'ils étaient sophomores au Computer Engineering Department de l'Iran University of Science and Technology (IUST). Pendant cette période 1995-1997, le groupe n'avait pas de nom ! C'était juste une équipe de trois chercheurs partageant un même intérêt à l'IUST SEComp Research Lab. pour appliquer les principes de la philosophie de Molla Sadra à l'Intelligence Artificielle. Pendant cette période, le groupe a été dirigé par Ahmad R. Mirzai, le premier directeur de recherche de l'université (il fut aussi le fondateur et le directeur du SEComp Research Lab).

En 1997, Farnad (maintenant diplômé) a transformé le groupe en un forum de Science de l'Informatique et l'a appelé Aria Technology Group (Aria est le nom d'une province de l'Ancienne Perse) et il l'a dirigé lui-même depuis. Pendant la période 1997-2000, ATG s'impliqua activement dans les recherches académiques et, dans une moindre mesure, dans des projets de recherche industrielle. Depuis 1997, le groupe a participé à de nombreuses conférences internationales. Les résultats des projets de recherche pendant cette période furent si intéressant, qu'une rénovation de la structure d'ATG était inévitable.

[...] Actuellement, le quartier général du groupe se trouve à Téhéran, et conduit des recherches dans tout le champ de la science de l'Informatique et son impact sur les autres champs des sciences et de la société. Il est constitué de trois bureaux indépendants : Science & Technology, Global Affairs, and Coordination.

 

Je suis bien trop nul en mathématiques appliquées et en philosophie duodécimaine pour juger de la valeur exacte de leurs travaux, mais il y a de quoi donner une consistance inédite au concept de mâdda rûhânîya (matière intellectuelle) de Mollâ Sadrâ.

Il n'en demeure pas moins que la question que nous avions commencé à aborder avec Hammad reste entière.

 

 

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